Au Mexique, un champ est devenu une vallée de la mort

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Les cris de Galilea brisent le silence de l’aube. « Misa ! Misa ! », appelle-t-elle désespérément en enjambant les corps carbonisés. À trois mètres d’elle gît celui de son époux, Misael, noirci par les flammes. Ses proches essaient de la calmer, en vain. Elle a perdu la raison. « Lève-toi, allons voir les enfants ! » Elle s’adresse à des morceaux de peau calcinée et des membres contractés, symboles d’une bataille perdue contre le feu.

Des dizaines de personnes, à l’instar de Galilea, cherchent leurs morts dans ce champ de luzerne reconverti en une vaste morgue en plein air. Ils avancent en essayant de ne pas piétiner les os de ceux qui pourraient être leurs proches. L’horreur pénètre leurs yeux et une odeur nauséabonde d’herbe brûlée, mêlée à de l’essence, monte à leurs narines. Ils illuminent, à l’aide de leur portable, les restes d’un cadavre incomplet et, avec un fil de fer, remuent ce qu’il reste de sa cage thoracique, de ses clés, de ses papiers, de ses tatouages. Puis ils répètent l’opération avec un autre cadavre. Dans certains cas, ils ne savent pas où commencent les vêtements et où s’arrête la chair, car tout a fusionné pour ne former qu’une pâte dorée et uniforme. Les visages défigurés reflètent tous le désespoir de leurs dernières minutes de vie. D’autres corps ont été réduits en cendres. Leur forme humaine est à peine perceptible : ils ne sont plus que des ombres grises qui adhèrent à la terre et que tout souffle de vent pourrait emporter. Ce champ de Tlahuelilpan, dans l’État de Hidalgo, au Mexique, est une véritable vallée de la mort.

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Photo : Carlo Echegoyen

Il est 3 h 30 du matin et les autorités autorisent l’accès aux proches des victimes pendant une demi-heure. Hommes et femmes, jeunes et vieux, reconnaissent rapidement les leurs. La grande majorité des restes laissés sur place nécessiteront des tests ADN pour être identifiés. À première vue, il est impossible de reconnaître qui ils étaient. D’une personne, il ne reste plus que la colonne vertébrale en morceaux. Sa tête, ses jambes, ses bras et son torse se sont évaporés pendant les cinq heures que son corps a brûlé. Le champ est divisé par un fossé rempli d’essence. Ce liquide tant convoité qui a attiré des centaines d’habitants et les a ensuite carbonisés. On soupçonne que beaucoup d’entre eux sont enfouis dans le canal sous des milliers de litres d’hydrocarbures, mais la faible luminosité empêche de les rechercher pour le moment. Il y a des corps des deux côtés du fossé, et plus ils en sont proches, moins ils ont de peau. Sur plus de cinq cadavres, seuls deux sont identifiés.

À quatre heures du matin, les experts commencent à délimiter le périmètre précédemment surveillé par les militaires. Il y a Mario, un homme de plus de 50 ans.

« Et si mon gosse est parmi eux ? » se demande-t-il, fixant ses yeux larmoyants sur les restes de la luzerne carbonisée, des sanglots dans la voix.

« Nous vivons en face. Mon garçon a vu qu’il y avait du carburant à récupérer et est venu aussitôt. Je suis venu à mon tour quand j’ai appris pour l’incendie », dit-il à Luis, un homme du même âge, pour lui montrer qu’il n’est pas seul dans sa tragédie. Ils ne se connaissent pas, mais tous deux sont désespérés.

« Vous avez déjà regardé la liste des blessés ? » demande l’un d’eux. « Oui, j’ai déjà vérifié tous ceux qui ont été emmenés dans les hôpitaux de Hidalgo et de Queretaro, mais son nom n’apparaît nulle part. Mon seul espoir, c’est qu’une ambulance l’ait transféré à Mexico. »

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Photo : Carlo Echegoyen

Près d’eux, Octavio, un homme originaire d’une ville voisine, raconte sa version des faits :

« D’abord, un petit filet d’essence a commencé à s’échapper, tout petit, et les gens ont commencé à faire circuler l’information. Des centaines de personnes sont arrivées avec leurs bidons. Puis le geyser a commencé à jaillir et, soudain, il faisait déjà 30 mètres. À ce moment-là, j’ai senti la tragédie arriver et j’ai conseillé aux gens de partir, parce que c’était dangereux. Mais personne ne faisait attention. Tous remplissaient leurs bidons, l’air béat. Une dame était au bord du fossé et parlait au téléphone, comme si de rien n’était. Les militaires leur ont dit que la situation était devenue incontrôlable, mais les gens continuaient d’affluer. Les soldats se sont retirés. J’ai préféré partir avec des gamins pour les aider à déplacer le carburant qu’ils transportaient. Nous avons chargé un bidon de 50 litres. J’ai fait démarrer ma voiture et, en arrivant vers chez moi, nous avons vu l’explosion », se souvient-il.

« Nous y sommes retournés et quand nous sommes arrivés, il y avait beaucoup de personnes blessées, brûlées, à côté du pipeline en flammes. L’armée a pris le contrôle et n’a laissé personne s’approcher pour secourir les victimes. J’ai dit aux employés de Pemex [Petróleos Mexicanos, une entreprise publique mexicaine chargée de l’exploitation du pétrole, ndlr] qui étaient présents sur les lieux que la tragédie était de leur faute. Le problème leur a été signalé dans l’après-midi et ils n’y ont pas remédié. Pour moi, ils sont coupables de n’avoir rien fait. C’est aussi la faute des habitants, qui se sont jetés sur l’oléoduc sans se soucier du fait qu’il pourrait exploser à tout moment. »

« Savez-vous ce qui a déclenché l’explosion ? » je demande.

« Je ne peux pas l’affirmer avec certitude, car je n’étais plus là. Il y a beaucoup de rumeurs. Certains disent qu’un couple fumait à proximité, d’autres disent avoir entendu des balles. Qui sait. »

« Qui a percé le pipeline ? »

« Difficile à dire. En tout cas, il y avait des employés de Pemex depuis le début. »

L’essence est une drogue. C’est du moins ce que pense El Güero, le directeur d’un hôtel deux étoiles qui borde le champ de luzerne. Il s’était rendu à la source pour remplir son bidon d’essence. « L’odeur de l’essence est tellement omniprésente… Lorsque vous êtes aussi proche d’une fuite aussi importante, vous perdez la raison et la notion du temps, vous ne mesurez plus les risques », raconte-t-il à un groupe de journalistes qui écoutent attentivement.

Pendant le vol d’hydrocarbures, il s’est coupé la main et ne l’a même pas remarqué. Il était tellement intoxiqué qu’il n’a pas réalisé que son sang avait taché la cruche qu’il portait. Il était bien déterminé à la remplir au maximum. Il ne sait même pas comment il est rentré à la réception de l’hôtel. Il est revenu à la réalité quand il a entendu l’explosion. Sa vie s’est jouée à quelques minutes.

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Photo : Carlo Echegoyen

Neuf heures ont passé depuis l’explosion. En ville, on peut ressentir la douleur des habitants, mais aussi leur culpabilité. Ils ont mal, ils pleurent, mais ils savent qu’il était irresponsable de rester aussi près d’un geyser de carburant qui les a inondés pendant des heures.

Avant 19 heures, tout n’était que réjouissances. C’est compréhensible. Depuis le début de l’année, ils souffraient de la rareté du liquide qui déplace leurs véhicules de travail. Très vite, c’est devenu un festival de pétrole auquel tout le monde était invité. Personne ne voulait être laissé de côté. Les habitants des villes voisines ont fait le déplacement. Ils ont organisé une distribution équitable pour tous. L’hydrocarbure était si abondant qu’il n’y avait pas assez de bidons dans toute la ville pour pouvoir le stocker. Autant essayer de contenir une cascade dans une bouteille d’eau. Non seulement ils ont profité d’une oasis au milieu du désert, mais ils l’ont trouvée en période de sécheresse. Avant qu’une flamme ne mette fin à la fête et à la vie de dizaines d’êtres humains, ils ont célébré sur les réseaux sociaux leur ivresse gratuite de carburant. La gueule de bois durera toute une vie.

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Photo : Rogelio Velázquez.

Tous se blâment mutuellement. Les habitants accusent les militaires d’avoir laissé des centaines de personnes récolter de l’essence devant leur nez pendant deux heures. Ils reprochent au personnel de Pemex d’avoir laissé la pression du pipeline augmenter et cracher des milliers de litres d’hydrocarbures comme un volcan en éruption. Ils accusent le gouvernement de les avoir abandonnés et contraints de chercher un revenu jusque sous terre. Ils se reprochent de ne pas s’être rendus compte qu’ils jouaient littéralement avec le feu. Une chose est sûre : le 18 janvier 2019 marquera désormais un tournant dans l’histoire de Tlahuelilpan.

Ironie du sort, en nahuatl, une macrolangue parlée au Mexique, le nom de cette municipalité signifie « là où les terres sont irriguées ». Une sinistre ode à la pluie d’essence qui les a arrosés de joie pendant plus de 120 minutes, avant le coucher du soleil. Les autorités auraient trouvé pas moins de dix bidons d’essence clandestins dans cette région au cours des trois derniers mois. Sous ce sol se trouve un vaste pipeline qui transporte quotidiennement l’équivalent de 30 000 barils de pétrole. Les habitants le savent, c’est pourquoi ils exploitent sa géographie comme dans les autres municipalités de Hidalgo, le deuxième État qui compte le plus grand nombre de points de vente clandestins au pays : 1 726 sur les 12 581 qui ont été signalés à travers le Mexique en 2018.

Cette ville agricole, située à une heure et demie au nord de Mexico, vit de la vente de luzerne. Aujourd’hui, elle tente de trouver des revenus supplémentaires par la voie illégale, afin d’affronter le quotidien. Ce n’est pas un endroit submergé par la misère, mais la pauvreté n’en reste pas moins visible. Bien que ses rues principales soient pavées, beaucoup d’habitants doivent emprunter de larges chemins de terre pour rejoindre leur foyer. C’est une zone semi-urbaine d’un peu plus de 31 kilomètres carrés, qui compte à peine quatre antennes médicales et 13 médecins disponibles.

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Photo : Reinier Chávez.

Selon les chiffres du gouvernement, la marginalité est modérée, mais les deux tiers de la population vivent dans la pauvreté et seulement trois personnes sur dix ont accès aux soins de santé et à l’alimentation. Par conséquent, les habitants cherchent des alternatives pour contrer le destin auquel ils sont condamnés. C’est peut-être pour cette raison que la population jeune, âgée de 19 à 34 ans, avait diminué lors du dernier recensement effectué il y a neuf ans : beaucoup ont fui aux États-Unis ou dans d’autres villes du pays à la recherche d’un emploi.

La plupart des habitants se déplacent à vélo. Les autres, ceux qui ont les moyens de s’offrir un véhicule, choisissent une camionnette : elle est idéale pour transporter de la luzerne ou du bétail qui se vendent sur les marchés proches ou dans d’autres villes. La vente de ces produits représente une bonne partie de l’économie locale. C’est pourquoi l’essence est aussi précieuse. Contrairement aux habitants des grandes villes, qui disposent de pistes cyclables et de vastes réseaux de transports en commun, leur dépendance au carburant n’est pas une question de commodité, mais une nécessité.

Aux stations-service, ils paient 20 pesos [0,91 euro] le litre. Lorsqu’ils ont vu l’éruption de carburant, ils se sont retrouvés devant une occasion en or. Certains pensaient remplir leurs réservoirs avec le carburant extrait illégalement, d’autres à le revendre, et beaucoup ont simplement approché la bombe à retardement par curiosité. Les plus gros bidons peuvent contenir jusqu’à 50 litres d’essence ; s’ils en avaient deux, ils auraient pu remplir deux fois et demie le réservoir de leur voiture ou les échanger contre mille pesos, c’est-à-dire 45 euros, qu’ils ont payés au prix de leur vie.

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Photo : Reinier Chávez.

Le jour se lève et les terres dégagent encore de la fumée. Les cris d’une mère réveillent les journalistes qui dorment dans les voitures garées sur la route, en bordure du site de l’explosion. D’autres mères tentent de repérer leurs enfants à l’aide des premiers rayons de soleil.

À deux kilomètres de là, dans un centre culturel transformé en point information, les gens se bousculent pour savoir où se trouvent leurs proches. Les plus âgés portent des vêtements typiques de la campagne : un chapeau, une chemise en coton sous une veste en jean, un pantalon uni et des bottes pleines de boue. Les jeunes portent des t-shirts de sport, des casquettes et des sneakers, imitant le style des villes américaines où vivent leurs proches. Les femmes portent des châles ou de fausses vestes en fourrure qu’elles achètent sur les tianguis, des marchés traditionnels en plein air. Tous attendent un miracle.

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Photo : Reinier Chávez.

Un écran affiche une liste des noms des blessés qui ont été transférés dans différents hôpitaux. Cette liste n’est pas définitive car plusieurs des personnes admises n’ont pas pu être identifiées : certaines présentent des brûlures externes et internes sur 90 % de leur corps. Des sanglots, des larmes, des gémissements. De l’incertitude et de la douleur. Le dernier bilan, au 30 janvier, s’élevait à 119 morts. La tragédie est incontestable. Le drame, indiscutable. Qui est coupable ? Peut-être tout le monde.

@Roger_Velav

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