La navette est un petit biscuit provençal que les Marseillais mangent traditionnellement à la Chandeleur en lieu et place des crêpes. Traditionnellement, le dessert divise Marseille en deux camps : celui de ceux qui le croquent et celui de ceux qui le trempent. Et comme à Marseille, on applique toujours une forme d’arithmétique un peu spéciale, il y a aussi un troisième camp : celui de ses détracteurs, ceux qui ne trempent ni ne croquent ce biscuit « de farine et de poussière » ! Aucun juste milieu, donc, pour ce gâteau ultra-sec – pas étonnant quand on sait que la navette incarne Marseille autant que l’OM.
La recette originale, inventée en 1781, tient sur un bout de papier. Elle est planquée sous le sommier du légataire d’une historique boulangerie de la rue Sainte dont même l’épouse ignore le contenu. En vrai dans ses navettes il met de l’eau, de la farine et une pointe d’eau de fleur d’oranger – de celle qui s’ancre en bouche comme l’ail à l’estomac. On ajoute aussi « un secret », lance joyeusement Nicolas Imbert, héritier du Four des Navettes. Pour connaître la nature de ce secret, il suffit de retourner les boîtes de navettes qui sortent de cette entreprise familiale (labellisée du Patrimoine vivant en 2007, primée en 2004 de l’Image de Marseille et médaillée d’or à l’exposition Internationale de Paris en 1900) : E 471, E322, E 330, E 202.
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José Orsoni, qui a ouvert un four à navette dissident sur la rive opposée il y a 15 ans, ajoute quant à lui « des œufs frais, du beurre frais parce que j‘aime bien manger ». À quelques nuances de sécheresse, de couleur et de synthèse aromatique près, les deux versions se retrouvent sur la fleur d’oranger qui essaime à des kilomètres.
La vérité, c’est que la navette, seuls mémés et bébés la kiffent : les premières, parce que bien trempée, elle préserve les dents ; les deuxièmes car, au contraire, bien mâchouillée, elle les fait. « La première bouchée est un peu perturbante, concède Emmanuel Perrodin, chef local. Tu te dis que tu vas y laisser toutes tes dents. Et puis en fait non, il y a un côté crispy ».
Mais balancer une photo de navette sur son compte Facebook, c’est s’exposer à la vindicte populaire et aux commentaires qui fusent : « étouffantes », « immangeables », « pire des infamies », « ils essaient de trouver la dose létale de fleur d’oranger », « [c’est] un mélange de savon, de farine et de fleur d’oranger », etc. Alors parfois, les subterfuges pour faire avaler le gâteau sec sont de sortie : le boulanger Pierre Ragot vient de sortir la version pour alcooliques (avec de l’ail et de l’huile d’olive) à tremper dans son pastaga, le chocolatier Sylvain Depuichaffray a créé un double praliné, d’autres encore trompent l’ennemi avec une version molle. Mais ils ne trompent personne : à partir du moment ou « la navette est briochée, c’est une brioche ! », rectifie Orsoni. Avant de trancher pour de bon : « c’est comme un Petit Beurre brioché : ça n’existe pas. »
Malgré la controverse qu’elle peut susciter, la navette se vend par tonnes. De sorte que Nicolas Imbert est devenu un pilier du CAC 40 phocéen et le corse Orsoni, un intouchable du quartier du Panier. Les deux maisons, qui tiennent 90 % du marché et sont répertoriées dans toutes les brochures touristiques, sont au programme des croisiéristes.
Et puis, il y a les vrais aficionados de la navette. On les retrouve notamment en short et chasuble, tous les 2 février à 5 heures du mat sur le Vieux Port. Ils viennent pour assister à l’événement le plus important dans la vie d’un fan de navette : la procession de la Vierge Noire. Car le vrai intérêt de cette pâtisserie n’est autre que l’histoire qui va avec. En Provence, la fête de la Chandeleur célèbre traditionnellement l’arrivée des Évangiles dans le Port de Massilia. Dans cet objet de foi et non de cuisine, d’aucuns voient dans la forme des navettes une représentation de la petite barque qui transportait Marie-Madeleine – et surtout pas la forme vulvaire qu’évoquent plutôt les contours cette hostie provençale…
Chaque 2 février, en souvenir, l’évêque de Marseille procède donc à la bénédiction du Four détenteur de l’immaculée recette de la sainte biscotte. Ce qui donne lieu à un rapide « béni ces navettes, ceux qui les mangent et aussi ceux qui les mangeront » en présence du maire qui, lui, n’en mange pas : « hé, vous croyez pas que je suis assez gros comme ça », nous a balancés ce jour-là Jean-Claude Gaudin.
Les plus fervents adorateurs de la navette se bousculent alors à la boulangerie sacrée pour recevoir un échantillon oint qu’ils vont entreposer 360 jours en haut d’un placard – en vue de se porter chance. La date limite de consommation est d’un an, tout pile.
« La navette, c’est un truc fabuleux », ricanent au lever du jour, Patrice et Paul, deux Marseillais qui ont troqué la messe contre un café au bistrot du Vieux Port. Sur la table, un paquet de ce qu’ils appellent « l’ estouffe belle-mère », ils se laissent aller à un peu de vague à l’âme : « Marseille est une ville à l’abandon, il n’y a pas que le Vélodrome pour ressentir quelque chose. »
Malheureusement, « la bénédiction ne change rien à la qualité des aliments sinon, on ferait florès à Marseille. Si c’est rassis, ça reste rassis », alimente le père Alain Ottonello qui procède à une consécration mutine, en décembre, aux Navettes des Accoules.
Longue vie à la navette de Marseille.