Si la crise des opiacés nous a appris quelque chose, c’est que la dépendance touche tout le monde. Une flambée sans précédent de décès causés par le fentanyl, toutes catégories sociales confondues, a déclenché des urgences de santé publique aux États-Unis et au Canada. Chaque fois qu’une overdose de fentanyl est signalée, les gens y vont de leur petite théorie quant à qui consomme de la drogue et pourquoi.
Mais il fut un temps où le fentanyl était presque exclusivement utilisé par un très petit groupe, et cela n’avait rien à voir avec l‘idée que Margaret Wente se faisait d’un « drogué typique », de la pauvreté ou du crime organisé. Ce que le grand public oublie, mais que la communauté médicale sait, c’est que la dépendance au fentanyl a puisé ses racines dans l’anesthésie, avant de devenir mainstream.
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Selon le Dr Ethan Bryson, professeur d’anesthésie et de psychiatrie à la Mount Sinai School of Medicine, dans l’État de New York, ce sont les anesthésistes qui, connaissant la pharmacologie du fentanyl et son potentiel d’abus, ont commencé à en faire mauvais usage. « Si vous regardez la morphine, la cocaïne et l’héroïne, toutes ces substances ont été initialement développées à des fins médicales légitimes, avant de devenir des produits pharmaceutiques à usage récréatif, dit-il. C’est bien documenté dans l’histoire. »
Bien qu’il soit relativement nouveau, le fentanyl remonte à 1959, année où il a été synthétisé par le chimiste belge Paul Janssen. Le fentanyl a été mis au point pour les soins palliatifs, mais a rapidement été adopté comme agent anesthésique. Dans les années 1990, l’administration transdermique de fentanyl a été introduite, et les patients se sont vus prescrire des patchs libérant du fentanyl par la peau dans la circulation sanguine pendant deux jours.
« Ils détournaient des médicaments destinés à leurs patients, s’injectaient eux-mêmes ces médicaments, fouillaient dans des contenants pour objets tranchants à la recherche d’une goutte du médicament liquide et se fichaient d’être contaminés par l’hépatite ou le VIH. »
Au cours des années 1990 et au début des années 2000, les médecins et le personnel de santé ont été les seuls à avoir facilement accès au fentanyl. Les experts en toxicomanie expliquent qu’au cours de cette période, ils ont constaté une dépendance au fentanyl chez les anesthésistes et nulle part ailleurs dans la communauté, pas même chez les autres médecins. Environ 10 à 14 % de tous les médecins développeront une dépendance à une substance au cours de leur vie, et l’incidence chez les anesthésistes est 2,5 fois plus élevée que chez les autres spécialités, selon une étude de cinq ans réalisée aux États-Unis.
Les substances dont disposent les anesthésistes sur leur lieu de travail peuvent devenir un danger professionnel mortel. Aucune autre spécialité médicale n’a plus facilement accès à des opioïdes et à de l’équipement puissants (aiguilles, seringues), ainsi qu’à une plus grande expertise de l’intraveineuse.
Bryson a beaucoup écrit sur le sujet, dont un livre, Addicted Healers, publié en 2012. Il a commencé à s’intéresser à la dépendance aux opioïdes parce qu’un de ses proches a été touché, et a depuis rencontré et interviewé des centaines de professionnels de la santé dépendants aux opioïdes. En 2002, il a assisté à une réunion obligatoire au cours de laquelle des anesthésistes guéris de leur dépendance au fentanyl ont apporté leur témoignage et évoqué les mesures désespérées que leur toxicomanie les avait poussés à prendre.
« Ils détournaient des médicaments destinés à leurs patients, s’injectaient eux-mêmes ces médicaments, fouillaient dans des contenants pour objets tranchants à la recherche d’une goutte du médicament liquide et se fichaient d’être contaminés par l’hépatite ou le VIH », dit Bryson.
Ces actions peuvent avoir des conséquences potentiellement mortelles pour les patients également. Si un anesthésiste siphonne des analgésiques destinés à un patient, on peut croire que ce dernier a développé une tolérance aux médicaments.
« Si les doses du patient sont ensuite augmentées en raison d’une tolérance soupçonnée au fentanyl, cela peut entraîner une overdose involontaire », dit Bryson. Les patients sous anesthésie peuvent également se réveiller dans une douleur extrême après l’intervention chirurgicale, si une partie de leurs médicaments a été détournée.
L’adoption du fentanyl par le grand public a commencé il y a vingt ans, lorsque les médecins ont commencé à prescrire des opioïdes pour soulager toutes sortes de douleurs, une idée promue par les sociétés pharmaceutiques. « Cela a entraîné beaucoup de dépendance et beaucoup de diversion », dit le Dr Andrew Clarke, directeur exécutif du Physician Health Program of BC.
« Le fentanyl, en particulier, produit un effet intense mais de courte durée d’action chez un patient. Il procure analgésie et euphorie pendant environ une heure, puis est rapidement éliminé du corps. »
Lorsque le risque de dépendance a été découvert et que les pratiques de prescriptions excessives ont été limitées, le détournement a diminué, mais il a ouvert la porte à la production illicite de drogues pour combler le vide. Bien que la dépendance au fentanyl augmente dans la population générale, l’incidence chez les anesthésistes demeure inchangée, selon le Dr Clarke. « Oui, c’est un problème, mais ça en a toujours été un, dit-il. Nous pensons l’avoir sous un contrôle raisonnable pour qu’il ne constitue pas un danger pour le public. »
Un rapport de 2015 sur l’abus de substances dans les programmes d’internat canadiens, publié dans le Canadian Journal of Anesthesia, indique que malgré les tentatives de surveiller les pratiques de disposition des substances contrôlées dans la salle d’opération, les opioïdes demeurent les drogues le plus souvent consommées par les anesthésistes.
Le fentanyl, en particulier, produit un effet intense mais de courte durée d’action chez un patient. Il procure analgésie et euphorie pendant environ une heure, puis est rapidement éliminé du corps. Cela permet au consommateur une courte période d’euphorie sans heures d’affaiblissement, contrairement à la morphine, l’héroïne, la méthadone, et d’autres opiacés à action prolongée. Cependant, la courte demi-vie du médicament entraîne également une expérience rapide de sevrage et une tendance à en consommer continuellement plus.
Les anesthésistes sont particulièrement stigmatisés pour leur dépendance aux opiacés, parce que le vol ou le détournement de médicaments destinés aux patients est considéré comme contraire à l’éthique et illégal. Ils subissent un bouleversement psychologique et spirituel, ce qui entraîne une consommation accrue de substances, poursuivant ainsi la spirale descendante.
Selon Clarke, la stigmatisation entourant la santé mentale et la consommation d’alcool et d’autres drogues est ce qui empêche les médecins de demander de l’aide. Il est également difficile pour les chercheurs de mesurer le nombre de médecins toxicomanes. Les autorités sanitaires canadiennes s’appuient principalement sur des données provenant des États-Unis, bien que des études montrent que l’incidence de l’abus de substances chez les anesthésistes canadiens semble correspondre à celle des anesthésistes de l’autre côté de la frontière.
Des études montrent également que le dépistage et le traitement précoces des troubles liés à la consommation d’alcool et d’autres drogues chez les anesthésistes demeurent largement imparfaits. Lorsque les anesthésistes demandent de l’aide pour une dépendance aux opiacés, il est souvent trop tard. « Il ne faut pas demander de l’aide au moment où vous représentez déjà un danger pour vos patients ou pour vous-même, dit Clarke. Il faut demander de l’aide bien avant ça. »
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