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Frustration : « On est les Rammstein de Born Bad »

Le groupe le plus nerveux, attachant et emblématique de la scène française est de retour avec « Empires Of Shame », nouvel album aussi incisif que définitif. Interview et écoute intégrale.

Durant les années 90, j'ai du voir les Burning Heads et les Portobello Bones environ 30 ou 40 fois, parfois même sans vraiment le vouloir. Ces mecs jouaient tellement, tout le temps, partout, qu'il était impossible de passer plus de trois mois sans se retrouver à un de leurs concerts. Jusque dans le fin fond du Var ou du Jura, ils ont poussé des tonnes de gamins à monter leur groupe ou leur fanzine, à accéder à quelque chose de différent. C'était plus que de la musique. C'était un esprit, une idée. Les règles du jeu ne sont désormais plus les mêmes. La musique n'a plus le même poids, les groupes qui tournent le plus ne sont malheureusement pas les bons et les gamins du fin fond du Var ou du Jura ont autre chose à foutre que de monter des groupes ou des fanzines. Mais l'esprit et l'idée sont toujours là. Et, ces 10 dernières années, aucun groupe ne les a incarnés mieux que Frustration.

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Comme les Burning Heads ou les Portobello Bones, Frustration on les a vus 30 ou 40 fois, parfois sans vraiment le vouloir. Et parce qu'on n'est plus tout à fait les mêmes non plus -plus âgés, plus blasés, moins facilement impressionnables- on s'est à chaque fois dit qu'on en avait fait le tour, que tout leur petit cirque commençait à bien faire. Mais à chaque nouveau concert -comme celui, fabuleux, donné en mai dernier à Villette Sonique avec les Sleaford Mods- à chaque nouveau disque, on replonge. Parce que le feu brûle toujours, parce que la passion est toujours intacte, parce qu'ils n'essayent pas de passer pour ce qu'ils ne sont pas, parce qu'il n'y a aucune chance pour qu'on les confonde un jour avec The Shoes. Parce que quelque part, au fin fond du Var ou du Jura, la vie des gamins continue de changer, grâce à eux. Nous sommes allés passer un moment avec Fabrice Gilbert (chant) et Mark Adolf (batterie) pour parler de l'évolution du groupe, de sa place dans le monde de 2016 et de leur impressionnant nouvel album, Empires Of Shame, qui sort cette semaine sur Born Bad et qu'on vous fait écouter sans plus attendre, en intégralité absolue juste en-dessous, pour la première fois dans l'histoire des groupes qu'on ne confondra jamais avec The Shoes.

Noisey : Avant même de parler de musique, on note une rupture assez évidente d'un point de vue purement graphique sur Empires Of Shame. Avec cet album et le 45-tours précédent, Autour De Toi, vous êtes complètement sortis des mécanismes, de la sidérurgie, du milieu ouvrier…

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Fabrice Gilbert - Ma vision du travail a pas mal changé ces dernières années… J'en parle beaucoup moins, déjà. Parce que tout ce truc de fierté ouvrière, de l'amour du travail, du travail à tout prix, de la participation à la société, je me suis rendu compte que finalement, on se servait de ça pour nous faire bosser encore plus, pour nous user encore plus… J'ai donc eu cette idée de jugement qui m'est venue suite à tout ça. De là, on est parti sur l'idée d'un tribunal. Mark voulait qu'il y ait des boiseries, que ça donne une impression un peu massive. Et Baldo [artiste qui a signé la quasi-totalité des pochettes du groupe jusqu'aujourd'hui] nous a fait cette pochette qui est plus sombre que les précédentes, mais très réussie je trouve. Elle correspond parfaitement au truc. Pour le 45-tours, la rupture est encore plus marquée parce que c'était un autre artiste, Pyke Koch, un peintre néerlandais que j'adore. Il est mort en 1991 et ce sont ses héritiers qui gèrent son oeuvre. On a obtenu l'autorisation assez facilement, mais ça a été long.  Mark Adolf - Tu imagines bien, un truc qui va leur rapporter 200 euros de droits, ils s'en branlent… Fabrice - À un moment, son fils nous a envoyé un mail où il disait :  « Oh excusez moi, j'ai oublié de vous répondre, j'étais parti faire du jet-ski en Argentine ». [Rires] Véridique ! Et musicalement, il y a indéniablement eu un tournant, une rupture avec ce 45, et encore plus avec Empires Of Shame. On est sortis de ce truc centré sur le monde du travail et puis on sent une sorte de détachement qui est peut être dû au fait qu'on vieillit, mais aussi à nos déceptions par rapport à la politique, à la société en général. C'est aussi pour ça que les premiers titres sont très incisifs, avec pas mal de guitares. On n'a pas cherché à faire un truc différent de Uncivilized, qui était plus électronique. Ça s'est fait naturellement. C'est vrai que ces 2 premiers titres sortent du lot. Pour moi Frustration c'est un son nerveux, sec, là je trouve le son plus plein, musclé.
Je suis content parce que Nicus, notre guitariste s'est pas mal lâché en studio pour une fois. Sur un titre comme « Excess », il y a pas mal de larsens, de dissonnances alors que d'habitude il est plutôt sur un registre très chirurgical. Dans son autre groupe, Warum Joe, ça file droit, ça déconne pas.

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Mark - Globalement, on arrive à se lâcher un peu plus aujourd'hui, aussi bien au niveau de l'instrumentation que de la production, d'ailleurs.

Fabrice - On est un poil meilleurs techniquement, plus décontractés sans doute aussi. On a invité des gens également, comme Baptiste Nollet de Pierre et Bastien. Au début, il a cru que c'était une plaisanterie [Rires]. Alors qu'on est fans de ce groupe ! Moi, ce mec il me fait rêver, il a une espèce de liberté totale quand il joue… Quand il balance ses solos, t'as pas l'impression qu'il est en train de refaire la chapelle Sixtine, c'est hyper naturel.

En même temps « Excess » est sans doute le morceau le plus Frustration de l'album, avec ce côté très Warsaw/Crisis. C'est marrant de se dire que vous avez commencé le groupe comme un exercice de style, en calquant votre son sur celui de ces deux groupes, et que ce truc est toujours là avec vous, même si vous avez réussi à vous en affranchir.
On écoute énormément de styles différents, mais c'est vrai qu'on a démarré Frustration avec l'envie de faire quelque chose dans l'esprit de ces deux groupes. Et je dois t'avouer que ça me plait assez que ce soit nous qui ayons repris le flambeau et qu'aucun autre groupe n'ait eu l'idée avant nous.

Mark - Beaucoup de gens ont découvert Crisis grâce à Frustration et ça c'est vraiment cool.

Fabrice - Moi, un de mes buts avec Frustration il y a 15 ans, c'était de faire revenir le post punk et la cold wave dans la grande famille du rock & roll. Et comme on y est d'une certaine manière arrivés, je suis très content de ça, c'est une vengeance personnelle vis à vis des gens qui se foutaient de nous à nos débuts. On fait du post-punk mais on a pris une voie très particulière, assez dure et viscérale, on est très loin des trucs intellichiants à la Talking Heads / Gang Of Four.

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Mark - …ou chichiteux à la Interpol.

Et c'est ce qui a fait que des tas de gens se sont reconnus dans votre musique et que le groupe a connu un certain succès.
Fabrice - Ce que j'aime, c'est qu'on ne donne pas, dans nos textes, plus de solutions qu'un groupe Oi! lambda. Les solutions elles sont, je crois, dans la musique elle-même, dans son côté nerveux, rageur, méthodique. Un groupe comme Exploited, est-ce qu'ils croyaient vraiment en ce qu'ils racontaient ? On ne sait pas, après tout, l'anarchie, Margaret Thatcher, ça faisait partie du folklore. On est fans de ça, mais ça manque un peu de subtilité. Chez Warsaw ou Crisis c'est beaucoup plus fin, y'a un côté « on est de gauche » mais en même temps pas hyper tolérants sans pour autant tomber dans le communisme dictatorial. Et ce truc m'a toujours plu.

Mark - Et depuis quelques années on voit arriver énormément de groupes au son très similaire. Au magasin [Mark est disquaire, il tient la boutique Born Bad à Paris], j'ai un bac post-punk qui ne cesse de grandir.

Fabrice - Et ce qui est bien c'est que ces nouveaux groupes sont bien plus à l'aise et décomplexés qu'on ne l'était aux débuts. Nous, on a eu la chance de démarrer à un moment où il y avait une attente envers ce type de musique. Mais ça n'a pas été simple pour autant. Je me souviens d'ayathollas du ghetto punk qui nous crachaient dessus et refusaient de venir nous voir en concert. Et puis un jour ils se laissent tenter et ils changent d'avis. Idem avec le public plus mainstream.

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Mark - Et on a aujourd'hui des gens qui ne viennent plus parce qu'il y a trop de monde aux concerts et qu'on leur a échappé, qu'on est plus « leur » groupe. Les gens de la scène goth/coldwave qu'on voyait beaucoup au début par exemple ont complètement lâché l'affaire.

Un truc intéressant c'est que vous êtes un des rares groupes du circuit actuel qui marche aussi bien à Paris que dans le reste de la France. C'est un truc dont on parle rarement, mais ce n'est clairement pas donné à tout le monde. Des groupes sur lesquels tout le monde se pignole à Paris et qui jouent dans des salles vides dès qu'ils sortent du périph', il y en a des tonnes.
Fabrice - C'est vrai, mais c'est pas systématique non plus. À La Rochelle, en mai dernier, la veille de Villette Sonique avec les Sleaford Mods, on a fait 130 entrées et la plupart des gens n'étaient pas venus pour nous. Alors qu'à Nantes le lendemain, c'était sur-blindé. Après ce que j'aime avec ce groupe c'est qu'il n'y a pas tromperie sur la came : Frustration c'est exactement ce qu'on est, c'est exactement nous. J'ai pas l'impression qu'on est en décalage ou qu'on ment sur ce qu'on fait. On ne fait pas de la musique de gamins de 25 ans. Il n'y a rien de nostalgique dans notre démarche.

C'est clair que c'est pas Peter Hook. En parlant de Peter Hook, il y a un truc très réussi sur l'album qui aurait pourtant pu facilement tourner à la parodie, c'est « Arrows Of Arrogance » un morceau dark folk à la Death In June.
Mark - Pour moi c'est un exercice de style. On ne le jouera sans doute jamais sur scène mais on trouvait ça intéressant d'en faire un sur disque. Par contre je ne nous vois pas en enregistrer 5 comme ça. Ou alors ce ne serait plus Frustration, ce serait un autre projet.

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Fabrice - Junior [claviers] et moi, en deux mois on pourrait te faire un album entier comme ça. Mais on ne trouverait pas ça très intéressant. Là, c'est un exercice de style, c'est assumé, on se fait plaisir. Pour moi, ce titre, c'est un peu comme ces soirs où tu sors pas et où tu te fous au pieu à 22h avec un bon bouquin. « Arrows Of Arrogance », c'est ça. Et c'est un truc qui n'est pas nul ou ridicule, parce que ces soirées-là elles ne doivent jamais être nulles ou ridicules.

« Even With The Pills » est un de mes morceaux préférés du disque. On retrouve le côté très oppressant de Relax, mais avec nettement plus de maîtrise.
Sur ce titre-là, typiquement, il y a des parties qu'on aurait été incapables de faire il y a 5-6 ans, des choses plus techniques, il y a un petit motif à la Shellac, notamment. Il y a un chorus de synthé très cool également. Dans le synth-punk, les groupes ont tendance à tourner en rond et les morceaux sont souvent chiants mais il y a parfois des chorus de synthé à tomber par terre. En gros c'est du Shellac avec un solo de synthé. [Rires]

Mark - Tu chantes différemment sur ce morceau.

Fabrice - Oui. C'est aussi celui qui a les paroles les plus personnelles. Ça parle principalement d'un pote mai aussi un peu de moi. Quand tu ne vas pas bien, tu prends des médocs pour aller mieux, mais parfois le mal-être est tel qu'il arrive à prendre le dessus sur les médicaments, même à hautes doses. J'ai connu ça par le passé, mais là en l'occurrence ça parle de quelqu'un d'autre, d'un proche, qui arrive à se calmer pendant une heure ou deux grâce aux médocs, mais qui a un moment sent que la machine se remet à travailler. Je suis très content de ce titre parce que la musique colle parfaitement avec les paroles, il y'a un truc hypnotique, flippant, oppressant.

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Par contre je ne vois pas du tout ce quoi vous parlez sur « Minimal Wife » qui sonne comme du Devo pas drôle. 
C'est exactement ça, en fait. À la base on voulait faire un titre dance, très froid. Et je n'ai jamais de textes d'avance, j'écris toujours à partir de l'a musique. Mais là, c'était l'inverse, ce sont les paroles qui sont venues en premier et qui ont dicté la tonalité du morceau. Ça parle des soirées goth en Allemagne ou tu vois toujours un genre de fille très particulier, des nanas qui viennent seules, qui ont souvent le même look, un peu androgyne, avec les dents un peu noires, un peu pourries, mais qui sont souvent assez jolies malgré tout, et qui dansent dans leur coin, de façon imperceptible. Et le défi avec ces meufs, c'est pas de les ramener avec toi, c'est juste de leur arracher 10 mots. Elles viennent, elles dansent, tu les remarques à peine, et tout à coup elles ont disparu sans même que tu t'en aperçoives. Et je voulais exprimer ça avec ce morceau. Musicalement, c'est un mélange de MiniPops et de Section 25 période Always Now.

L'album se finit sur un titre qui s'appelle « No Place ». 
Fabrice - Les paroles parlent du fait que j'ai eu envie de quitter Paris parce que… Trop de « trop », tu vois ? Trop de discussions de comptoir qui sentent le rance, trop de mauvaises vibes. Mais je sais pas où on peut aller. Le Nord va exploser. L'Est, on en a eu peur pendant des années et là c'est en train de se réveiller à nouveau et c'est ultra violent. L'Ouest, ils nous ont enculé et nous enculent encore. Reste le Sud, et je pense qu'il est là l'avenir, que ça va venir de là, de l'Afrique.

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En tant que groupe, j'ai l'impression que vous l'avez quand même pas mal trouvé, votre place. Vous êtes là depuis un peu plus de 10 ans, je vous suis quasiment depuis le début et ça a été passionnant de vous voir évoluer et de vieillir avec vous, en fait. De la même manière que mon rapport à la musique reste aujourd'hui très fort mais totalement différent de ce qu'il pouvait être à l'époque, vous êtes restés le même groupe, nerveux, incisif, mais avec une approche différente, sur des sujets différents. 
Fabrice - Ça me fait très plaisir d'entendre ça.

Mark - En fait, on avance au jour le jour, on réfléchit assez peu à nos disques.

Fabrice - On fait de la musique comme quand on avait 16 ans, finalement.

Mark - Et on arrive a garder le même plaisir.

Fabrice - Même si Empires Of Shame était notre dernier disque, ce serait cool. On serait contents. Après, on a conscience d'être un groupe un peu à part. Faut quand même rappeler qu'on a fait un titre à nos débuts qui s'appellait « Artists Suck ». Et malgré notre parcours, malgré tous les disques qu'on a enregistré, je n'arrive toujours pas à me considérer comme un artiste. Et je n'en ai pas envie. Tiens, on parlait du concert de La Rochelle tout à l'heure. C'était Stuck In The Sound la tête d'affiche. Les mecs se sont engueulés avant le concert, après le concert, et ils ont vidé la salle. La plupart des gens étaient venus pour les Von Pariahs. Une petite partie était là pour nous. Et quand ça a été le tour de Stuck In The Sound, tout le monde s'est barré. Alors que c'était le seul groupe « star », le seul groupe « pro » de la soirée. Mais les mecs sont rincés. Ils n'en peuvent plus. Ils se sont fait broyer par le truc. Nous, on pense avant tout à s'amuser. On est plus Dr Feelgood que The Cult, si tu veux. On peut être subtils mais on fait du bruit, on se marre. Et puis on a un côté bourrin, rocailleux, avec ma grosse voix, on ne peut pas vraiment se prendre au sérieux. On est un peu les Rammstein de Born Bad, en fait. Et pendant ce temps t'as des groupes qui avaient de très hautes aspirations qui ont totalement disparu. Où sont passés des gens comme Nelson par exemple ?

Vous avez envie de quoi pour la suite ?
Fabrice - Je vais sortir un bouquin avec toutes les paroles de nos morceaux traduites en français, et en anglais pour les parole en français.

Mark - Ça, pour le coup c'est hyper prétentieux. [Rires]

Fabrice - J'ai eu cette réaction aussi au départ mais j'ai eu pas mal de demandes pour ça et lire les paroles sur le papier, ça permet de les aborder différemment. Sinon j'ai envie de rejouer dans des endroits bizarres. C'est un truc qu'on adore tous les 5. Des endroits comme la Miroiterie me manquent. Pour continuer à exciter les gens qui viennent nous voir, qui nous écoutent, faut qu'on reste excités nous-mêmes, sinon ça n'a aucun sens. Empires Of Shame sort le 14 octobre sur Born Bad. Vous pouvez le pré-commander ici. La release party aura lieu les 12 et 13 octobre à Paris, à la Maroquinerie, avec Pierre et Bastien et Lonely Walk (le 12) et Wild Classical Music Ensemble (le 13).