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LE NUMÉRO ART PARMI D'AUTRES

Délits d'initiés

Le marché de l'art contemporain nous est longtemps apparu comme un sport américain ésotérique dont on ne connaissait ni les règles, ni les athlètes, ni les matchs référence.

Le marché de l’art contemporain nous est longtemps apparu comme un sport américain ésotérique dont on ne connaissait ni les règles, ni les athlètes, ni les matchs référence. On entendait parfois parler en fin de JT de nouveaux records ­établis par certains artistes stars à l’occasion de ces ventes aux enchères qui, selon la formule consacrée, atteignaient des sommets. Les prix faramineux attribués à certaines œuvres étaient pour nous aussi abstraits que ces graphiques édifiants qui expriment le salaire des joueurs de foot en années de SMIC ou les bénéfices de certaines multinationales en PIB de pays émergents.

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Ces prix sont l’aboutissement d’une période d’euphorie du marché qui a semblé culminer le 15 septembre 2008. Ce jour-là, Damien Hirst organise à la maison Sotheby’s, à Londres, une vente directe et massive de ses œuvres en court-circuitant les galeries qui le représentent. Son coup d’éclat à l’insolence calculée est un succès et la vente bat des records. Les galeries, qui ont été écartées, ne peuvent se permettre de ne pas le soutenir et participent à la vente. Le même jour, la banque Lehman Brothers se déclare en faillite, marquant symboliquement le premier acte de la crise des subprimes.

Dans un documentaire de 2009,

The Great Contemporary Art Bubble

, le journaliste et ­critique d’art anglais Ben Lewis formule l’hypothèse d’une bulle spéculative pour expliquer cet aveuglement collectif et cette fuite en avant du marché. Armé d’une fausse naïveté destinée à déstabiliser ses interlocuteurs et d’un chapeau Urban Outfitters qui devait produire le même effet, il fait l’inventaire de toutes ces pratiques malhonnêtes, petits arrangements et combines qui manipulent les prix et font flamber artificiellement les cotes des artistes.

Un an plus tard, on s’est demandé si cette description était fidèle à la réalité et si l’hypothèse d’une bulle spéculative tenait la route. On a rencontré Luc Saucier, avocat d’affaires spécialiste du marché de l’art, et on lui a demandé ce qu’il en était. En un sens, Luc Saucier restitue sa dignité capitaliste au marché de l’art, en démontrant qu’il n’est pas moins crapuleux, opaque et corrompu que les autres marchés économiques. Il nous explique surtout que les acteurs de ce marché, galeries, collectionneurs, institutions – et même les artistes – savent se montrer très créatifs dès qu’il s’agit de défendre leurs intérêts.

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Vice : Comment êtes-vous entré en contact avec le monde de l’art ?

Luc Saucier :

J’ai eu la chance de rencontrer des artistes très jeune. J’étais à l’école avec Dominique Gonzalez-Foerster, la première fille que son frère a embrassée était ma sœur. J’ai rencontré Philippe Parreno au lycée. Mes amis qui sont devenus artistes sont restés mes amis.

Et vous êtes devenu avocat.

Oui, j’ai monté mon cabinet. Et j’ai toujours fait les deux : j’étais avocat d’affaires spécialisé en droit boursier et financier et je défendais des artistes. Dernièrement, et ça m’a beaucoup plu, j’ai été invité à participer à des projets artistiques. Vous savez qu’il est possible d’acheter des personnages de manga au Japon ? C’est plus ou moins cher selon qu’on choisit une simple forme ou qu’on y ajoute un profil psychologique. Pierre Huyghe et Philippe Parreno ont acheté le copyright du personnage d’Ann Lee. Ils ont invité des d’artistes à utiliser son image pour lui donner vie à travers des œuvres d’art. L’ensemble des interventions a pris la forme d’un livre. L’un des derniers artistes invités a réinterprété une étagère pour en faire un cercueil, grâce à un manuel de montage IKEA. Pierre Huyghe et Philippe Parreno sont venus me voir à ce moment-là parce qu’ils voulaient rendre sa liberté à Ann Lee. L’idée était de se séparer des droits qu’ils avaient sur lui et donc, de lui transférer le copyright. Le seul moyen que j’ai trouvé – puisqu’on ne peut pas transférer de droits à ce qui n’est pas une personne humaine –, ce fut de mettre fin à sa vie artistique. Les deux artistes ont donc cédé leur copyright à une association dont l’un des objectifs était que plus personne n’utilise l’image d’Ann Lee.

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C’est à la fois une création artistique et une création juridique.

Voilà. Mais un peu plus tard, dans une exposition à Beaubourg, quelqu’un a tagué sur un mur : « Ann Lee is not dead. » J’aime bien cette possibilité de se montrer créatif pour combler les lacunes du droit. Je lisais justement une interview de Michel Serres dans

Le Monde Magazine

, la semaine dernière, où il dit : «

Je préférerais parler de la marée noire du golfe du Mexique car cette catastrophe pose un problème mondial. Pourrait-on imaginer un procès où le golfe du Mexique se porterait partie civile pour attaquer la compagnie BP ? Autrement dit, peut-on donner le statut de sujet de droit à un milieu naturel ?

»

En quelques mots, à quoi ressemble le marché de l’art aujourd’hui ?

Le marché de l’art est mondial parce que l’économie est devenue mondiale. Beaucoup d’argent provient du monde de la finance. Être collectionneur aujourd’hui est devenu un

lifestyle

, avec des gens qu’on balade de foire en foire. Acheter et évoluer dans ce monde-là est une manière d’exposer sa propre réussite sociale et sa richesse. Ce ­marché est directement lié à l’économie.

Donc il a été touché par la crise ?

En partie. Il est remonté depuis, mais il a quand même pris du plomb dans l’aile au plus fort de la crise. Damien Hirst était numéro un l’année de sa grande vente. Sa ­fortune était estimée à 237 millions de livres sterling, ce qui le faisait entrer dans le top 50 des plus grandes fortunes d’Angleterre. Même avant sa vente, ses revenus étaient supérieurs, selon les estimations, à la somme de ceux de Picasso, Dali et Warhol au même âge, c’est-à-dire 43 ans. L’année suivante il a considérablement baissé. Il est remonté depuis, il doit être à la quatrième place. Aujourd’hui le marché s’est repris. Mais il y a eu une baisse de prix assez importante. Croire qu’une classe d’actifs est protégée en cas de crise est une erreur.

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Vous pensez que l’euphorie qui a entouré le marché de l’art ces dernières années était une bulle spéculative qui a fini par exploser, comme la bulle financière qui a abouti à la crise des subprimes ?

Dès qu’on observe une période d’euphorie dans l’art, comme dans les années 1980, ça correspond toujours à une économie qui se porte bien. Quand l’élite gagne beaucoup d’argent, le marché de l’art se porte bien. Il y a un moment où l’économie est devenue globale, où le capitalisme financier s’est approprié une grande partie des richesses, beaucoup d’argent a été créé, donc le marché de l’art, les ­institutions, les musées, les collectionneurs, beaucoup de monde s’est mis à la fois à recevoir de l’argent et à acheter. Les Guggenheim se sont multipliés et ont fait des petits partout. Les sources de financement de l’art contemporain se sont multipliées. Beaucoup de supports venant du privé sont apparus, les fondations de milliardaires par exemple. Dans le même temps, l’art contemporain a diversifié ses formes. Tous les supports dématérialisés ont trouvé des sources de financement, notamment la vidéo. Il n’y avait pas d’argent pour ça avant. Aujourd’hui une belle pièce de Kosuth vaut 300 000 dollars, mais dans les années 1970 ça ne valait que 500 euros.

Comment sommes-nous arrivés à une telle euphorie du marché ? Par des moyens légaux mais pas toujours honnêtes ?

Il n’y a aucune régulation pour vérifier que le prix se forme correctement. Et le marché de l’art reflète une forme de libéralisme absolu. Le juste prix serait ainsi naturellement déterminé par le marché ; moins on intervient, moins on régule, mieux c’est. Or les prix sont manipulés. Il y a beaucoup d’argent en jeu, ce n’est donc pas étonnant. Par exemple, en 2008, quand Damien Hirst achète lui-même son crâne en diamant. C’était l’œuvre d’art contemporaine la plus chère jamais mise sur le marché, il voulait orchestrer une vente record. Il a fini par prétendre l’avoir vendue à une ­fondation mystérieuse qui souhaitait rester anonyme. Puis on a découvert qu’il avait ­acheté l’œuvre lui-même, par le biais d’une holding (qu’il contrôle) pour s’éviter une humiliation publique et maintenir sa cote. C’est un exemple – assez grossier, d’ailleurs – de manipulation de cours. Je pense que sur un autre marché que celui de l’art il aurait eu des problèmes. Il y a beaucoup de spéculation aujourd’hui. Il y a par exemple des personnes qui misent dans les ventes aux enchères pour soutenir une cote, des artistes et des galeries qui manipulent les acheteurs possibles, des intermédiaires ou consultants qui vendent leurs œuvres aux enchères après avoir excité la convoitise de deux clients – qui se battront ensuite pour l’acquérir. Le marché de l’art connaît l’équivalent de délits d’initiés. Certains vont acheter des œuvres parce qu’ils savent que la cote de tel artiste va décoller puisqu’il va être exposé dans telle institution. Les différents acteurs du marché ne se battent pas avec les mêmes informations. Ni les mêmes moyens. Dans le haut du marché, on ne ­trouve plus que quelques galeries très puissantes qui avec Sotheby’s ou Christie’s influencent les prix. Certaines de ces galeries ont des stocks considérables des artistes les plus cotés.

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On a mis en cause les grandes maisons de ventes, Sotheby’s et Christie’s, en particulier le système des prix garantis qui contribue à gonfler les cotes alors même qu’elles sont censées n’être que des intermédiaires.

Oui, au plus fort de la spéculation, elles garantissaient un prix de vente minimum à ses vendeurs. Il s’agissait de ne pas voir un chef-d’œuvre être vendu par une maison concurrente. Tout le monde est un peu responsable de ce qui se passe, les maisons de ventes, les galeristes, les collectionneurs, mais ce qui est nouveau c’est le poids des artistes. La nouveauté c’est ça, ces artistes stars avec des relais dans les médias, qui pèsent désormais plus lourd que certains gros collectionneurs.

Et avec les prix qui montent on a aussi un nouvel impératif pour les artistes qui marchent : produire plus.

On sait que pour faire fonctionner un marché aujourd’hui, il faut au moins en partie alimenter la demande – tout en maintenant une certaine rareté. Il faut donc produire beaucoup.

Est-ce que la qualité des œuvres s’en ressent ?

Bonne question… Il y a des artistes qui produisent peu d’œuvres matérielles, Philippe Parreno par exemple, il fait beaucoup de vidéos, d’installations. Il y a peu de choses à acheter. On ne le voit jamais aux enchères. Certains artistes peuvent être tentés de multiplier les objets, de créer des objets dérivés. Gagosian, marchand d’art et galeriste très puissant, met énormément de pression sur les artistes pour qu’ils produisent beaucoup, qu’ils soient au rendez-vous, je pense que ça les assèche, ça tue parfois leur créativité. En finance on parle de

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burnout

pour ceux qui s’abrutissent en travaillant trop et qui finissent par craquer. Si on regarde la courbe présentant le rapport entre intelligence et ­quantité de travail on se rend compte que quand on travaille trop on devient plus bête. Je pense que pour certains artistes, ça peut aussi arriver. Quand on leur met trop de pression pour produire, on les tue. Il y en a avec qui ça marche, ils produisent des objets d’art qui sont en parfaite adéquation avec un marché et ça peut fonctionner, et même donner de très bonnes œuvres d’art. Il y en a d’autres qu’on tue parce qu’ils ne sont pas adaptés au marché d’aujourd’hui, qui demande une production permanente d’œuvres d’art.

Je pense aux œuvres en série, aux artistes qui se mettent à faire la même chose, à produire des œuvres similaires, le tout avec une armée d’assistants.

Là on se pose la question de la valeur artistique. Un multiple a-t-il moins de valeur qu’une pièce unique ? Par exemple, une photo qui est multipliée par cent a-t-elle moins de valeur qu’une série de cinq ? Dans ce cas l’effet de rareté fait monter le prix sans relation avec la qualité artistique. Je ne comprends pas la logique qui consiste à limiter le nombre d’éditions d’une œuvre photo ou vidéo uniquement pour maintenir une ­certaine cote. À ce sujet, j’aime beaucoup ce que David Hockney expose à la Fondation Bergé en ce moment. Il s’est acheté un iPad, il a trouvé une application pour dessiner et il a commencé à faire des fleurs très jolies, qu’il envoyait à ses amis. On ne peut pas faire entrer ces œuvres sur le marché. Elles pourraient être copiées, distribuées, circuler sur Internet. Là, c’est l’iPad qui est exposé. On a un exemple d’œuvre qu’on ne peut ni acheter ni vendre mais qui pour moi a une véritable valeur artistique. C’est la même chose pour Tino Sehgal qui fait des œuvres complètement immatérielles. L’acquisition de l’œuvre se fait en présence du collectionneur chez un notaire qui constate que le collectionneur donne bien du cash à Tino. Une œuvre d’art immatérielle vient d’être vendue.

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Faut-il réguler le marché de l’art et surtout, est-ce possible ?

On a constaté que les marchés financiers sans régulation ne fonctionnaient pas, donc le libéralisme absolu, l’absence totale de règles ne fonctionne pas. À partir du moment où il y a un marché de l’art, il ne peut pas ne pas y avoir de régulation. Maintenant, faut-il interdire à Hirst de racheter son crâne en cachette ? On va devoir y réfléchir de plus en plus.

La corruption du marché de l’art n’est-elle qu’un problème de happy few ou concerne-t-elle tout le monde ? Je pense par exemple à l’évasion fiscale.

Les douanes sont devenues plus tatillonnes. Il est plus difficile aujourd’hui d’acheter ou de stocker des œuvres en Suisse. Le contrôle est beaucoup plus strict, les États commencent à être plus regardants sur la circulation des flux financiers. Il y a un début de régulation et l’on veille à ce que ces règles soient appliquées. Cela dit, les œuvres d’art sont toujours exclues de la base de calcul de l’ISF et il ­existe un marché de l’art qui ne s’en plaint pas. Au moment des crises financières, certains acquéreurs se sont dit que quitte à perdre de l’argent, autant se faire plaisir, acheter une œuvre d’art et payer moins d’ISF.

Est-ce que les institutions publiques sont sorties de leur rôle en intervenant sur le marché ?

Oui. En fait, par le passé, les musées nationaux français n’avaient pas le droit d’exposer des artistes vivants. C’était déjà une manière de lutter contre la spéculation. Aujourd’hui ils se livrent à une course-poursuite pour essayer d’acheter un artiste avant qu’il ne devienne inaccessible. C’est une fuite en avant pour concurrencer le pouvoir d’achat des gros ­collectionneurs privés. Par conséquent, la présence d’un artiste dans les collections d’un musée n’est plus un gage de qualité. Une des pistes possibles de régulation serait de permettre au musée d’avoir accès à un certain nombre d’œuvres même si la cote de l’artiste explose. Pour que tout le monde en profite.

On pourrait emprunter des principes de régulation au marché économique et les appliquer au marché de l’art…

Et réciproquement, peut-être… J’avais écrit un article dans une revue d’art où je disais qu’au moment de la crise des

subprimes

il s’est passé quelque chose de vraiment scandaleux. Au cours de l’année 2007, John Paulson, président d’un fonds d’investissement, a joué contre la crise des

subprimes

et s’est enrichi de 3 milliards de dollars sans créer aucune valeur autre que le fait de faire de l’argent avec de l’argent. Ce n’est pas de 100 millions ou 200 millions, c’est de 3 milliards qu’il s’agit ! On est peut-être en droit de penser qu’un de ces milliards aurait dû être redistribué. Mais c’est toucher à un principe sacro-saint aux États-Unis, le droit de propriété. Il y a un autre droit fondamental aux États-Unis qui est le droit à la liberté ­d’expression, mais il y a aussi des lois qui ­interdisent à un artiste d’être obscène. La Cour Suprême a été amenée à se prononcer dans un certain nombre de cas et a rendu plusieurs arrêts détaillés en la matière qui expliquent ce qui relève de l’art et ce qui est obscène. On pourrait de la même manière avoir une loi qui interdirait au monde de la finance d’être ­obscène. Ce troisième milliard de Paulson, qui s’est enrichi avec la crise, il est obscène.