Londres, terre exotique

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Londres, terre exotique

« LSD, please ! » : dans l'Angleterre des ramasses, à l'époque où elle n'était accessible qu'en ferry.

Avant la construction du Tunnel sous la Manche, qui fut inauguré le 6 mai 1994, l'Angleterre était perçue par certains Français comme une terre lointaine où cohabitaient des punks à crête, des jeunes festivaliers bourrés et des grands-mères endimanchées. C'était en tout cas la vision qu'en avait le photographe français Gil Rigoulet, qui s'est rendu à Londres dans les années 1970 et 1980 pour documenter les nombreux mouvements musicaux et sociaux qui y émergeaient. Ses photos, souvent en noir et blanc, parfois en couleur, rendent effectivement compte des contrastes qui marquaient la société anglaise de l'époque. Sa série dépeint des événements aussi divers que le carnaval de Notting Hill, les fêtes d'enterrement de vie de jeune fille de la station balnéaire de Blackpool et le festival de Reading – toujours avec le regard empli d'humour et de compassion qui caractérise l'ensemble de son œuvre.

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Après avoir laissé ses clichés croupir dans ses classeurs pendant près de trente ans, Rigoulet exposera bientôt sa série sur l'Angleterre à la galerie 247. J'en ai profité pour le rencontrer et discuter avec lui de son travail sur l'Angleterre, mais aussi de sa carrière en tant que photoreporter au Monde et de son dégoût prononcé pour la notion même de commande.

VICE : Dans ton texte d'introduction à l'exposition, tu expliques que la Grande-Bretagne des années 1970 t'attirait comme une planète lointaine. Pour quelles raisons ?
Gil Rigoulet : À mes yeux, l'Angleterre était avant tout le lieu de naissance de nombreux grands mouvements musicaux – toute cette montée autour du blues, du rock et du hard rock me fascinait vraiment. J'y suis allé notamment pour couvrir des gros festivals comme celui de Reading, où on pouvait voir des rockeurs et des bikers se battre dans une ambiance joviale. C'était une chose que l'on ne voyait pas vraiment en France, et tous ces mouvements extrêmes côtoyaient une Angleterre très traditionaliste. Je n'étais pas habitué à observer de tels contrastes dans un même lieu.

Il y avait aussi cet d'exotisme très fort qui commençait dès le voyage en ferry, à l'époque où le Tunnel sous la manche n'existait pas. Quand l'Angleterre était plus difficilement accessible, les ferries étaient bondés de Français qui faisaient la fête le temps du voyage. Les gens buvaient sur place, ça tanguait et ça gerbait dans tous les sens – le trajet était presque une épopée en soi ! Et lorsqu'on foulait le sol anglais, on ressentait un grand dépaysement, une impression de débarquer dans un nouveau monde, avec des voitures de marque anglaise et des personnes complètement différentes. Je trouvais cette atmosphère incroyable, et très révélatrice de l'ambiguïté qui caractérisait cette époque.

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Qu'est-ce qui t'a poussé à faire de la photographie de rue ?
J'avais déjà commencé à en faire en France, aux alentours de 1975. Beaucoup des photos d'Angleterre présentes dans l'exposition ont été prises en 1978. Il se passait quelque chose de très fort à cette époque, et j'avais très envie de voir ça de mes propres yeux. La photographie de rue était un bon moyen de relater cette époque. Dans la photographie de reportage, on couvre souvent des situations assez lourdes – mais j'aime aussi montrer le côté plus léger et plus humain. J'adore la sociologie et je trouve qu'il est aussi important de témoigner de ces réalités. Comme cela faisait déjà plusieurs années que je prenais des photos, je n'avais aucun souci à m'approcher des gens, j'y allais toujours très franchement. C'est presque impensable aujourd'hui, au vu de tous les interdits qui existent et notre rapport au droit à l'image. Je pense d'ailleurs que la France est le pays le plus chiant sur le sujet. C'est devenu un vrai problème – comment faire pour relater fidèlement une époque, désormais ? J'ai toujours eu envie d'être au plus près des gens, je voulais qu'ils me voient, je ne me planquais jamais. J'entrais en communion avec eux, sans agressivité aucune. Et ils m'acceptaient systématiquement, sans qu'il n'y ait le moindre dialogue. Il y avait une sorte de consentement mutuel implicite, qui existait aussi dans les autres pays que j'ai eu l'occasion de découvrir. Je trouve qu'en demandant à une personne si on peut la photographier, on s'expose au risque de casser le naturel de la situation.

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Pourquoi ces photos sont restées secrètes aussi longtemps ?
Ce sont des photos que j'ai faites à titre personnel, quand j'avais une vingtaine d'années – je préférais les garder pour moi. À vrai dire, j'étais très pris par les commandes de presse. Mais j'ai toujours continué à mener mes projets personnels, lesquels finissent parfois par aboutir à quelque chose. Je travaille par exemple depuis longtemps sur le corps et l'eau, ce qui m'a amené à faire une ou deux expositions ainsi qu'un livre sur la piscine Molitor.

Mais pour en revenir aux photos d'Angleterre, je suis très heureux de les retrouver. Je les ai toujours adorées, et si elles sont restées cachées, j'aimais quand même les montrer à mes proches. Elles ont une certaine valeur qui leur permet d'être exposées aujourd'hui, même si je me suis depuis un peu détourné de ce type de photographie pour travailler sur des natures mortes et poursuivre ma recherche sur le corps et l'eau. Je n'aime pas trop être catégorisé dans ma photographie, disons plutôt que je suis comme un peintre qui a ses différentes périodes.

En parlant de commandes presse, qu'est-ce qui t'a poussé à arrêter d'en faire ?
J'ai commencé à bosser pour la presse assez tôt, en 1975. Mon premier employeur était La Dépêche de l'Eure, pour qui j'ai fait une série sur les rockabilly, avant d'être pigiste régulier au Monde au début des années 1980. Puis j'ai enchaîné les piges avec Libération, Géo, Elle

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J'ai été très souvent en commande, jusqu'en 2007. C'est pendant cette période que j'ai commencé à avoir des problèmes avec la presse. Avant, les rédacteurs en chef me faisaient des suggestions, ils semblaient vraiment partir d'une envie de découvrir une société. Mais petit à petit, les journaux ont été rachetés par des entreprises et autres gros groupes de presse, les ventes et l'envie de plaire aux lecteurs sont devenues leurs priorités. Il y a un truc qui ne passait plus, j'en allais parfois jusqu'à hurler sur le terrain en me demandant ce que je pouvais bien foutre là. Sur des sujets sensibles, on me fournissait une maquette toute faite du sujet, et je n'étais là que pour remplir les cases.

Je trouvais ça dommage qu'on ne puisse plus approfondir nos sujets. Sur place, les rencontres permettent d'aller plus loin sur ce qui était prévu. Je me souviens d'un reportage que je faisais sur les concours de Miss au Venezuela, avant de comprendre qu'il y avait aussi des élections dans des prisons, ce que nous ne savions pas avant de partir… Nous avions demandé une autorisation au ministère de la justice, qui nous l'avait donné pour la prison pour hommes de Marcaïbo. Arrivés sur place, nous avons dû discuter avec la directrice de la prison pour femmes qui nous a ouvert ses portes – c'était la belle époque. Maintenant, je ne veux plus entendre parler de commandes, et je ne supporte plus l'interprétation que la presse fait des événements. Mes archives sont assez vastes et il me reste beaucoup de choses à montrer.

Les photos de Gil Rigoulet seront présentées à la galerie 247 du 18 mai au 2 juillet dans le cadre de l'exposition England 70-80. Rendez-vous ici pour plus d'informations.