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Culture

Dans le monde des toxicomanes et des milices armées de la Louisiane rurale

Strip-teaseuses enceintes et miliciens anti-gouvernementaux : le réalisateur Roberto Minervini pose un regard intime sur les laissés-pour-compte de l'Amérique.
Toutes les images sont issues de 'The Other Side'/Roberto Minervini

Une strip-teaseuse enceinte jusqu'aux dents se pique ; une femme avec un masque de Barack Obama fait une fellation sous les acclamations d'une milice ; un couple de toxicomanes fait l'amour et prend de la méthamphétamine face caméra. Voilà un aperçu des scènes marquantes et dérangeantes du dernier film de Roberto Minervini, The Other Side. Cet Italien basé à Houston offre un portrait particulier de l'hédonisme du bayou et a un respect évident pour ses collaborateurs. Minervini évite d'idéaliser la souffrance de ses sujets – notamment les principaux protagonistes, Mark et Lisa, un dealer local et sa copine – tout en capturant la beauté, l'obscurité et la colère qui envahissent leur petite ville de Louisiane.

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The Other Side est divisé en deux parties. La première met en scène Mark et sa famille, sa copine Lisa, ainsi que sa mère, sa grand-mère, sa sœur et sa nièce. La seconde partie bascule brusquement sur une milice blanche de la région, ses sessions d'entraînements et ses rallyes. Un sentiment de déchéance et d'hostilité envers Obama envahit les deux parties. Le film fait le lien entre les frustrations personnelles et le climat sociopolitique – ce qui, en ce moment, semble particulièrement pertinent.

Minervini a rencontré Mark et Lisa à l'occasion de son dernier film, Le Cœur battant, qui relate l'histoire d'une romance adolescente entre la fille d'un éleveur de chèvres et un jeune rodéo amateur. Todd, le père du rodéo, est le frère de Lisa. Minervini explique qu'il a pu filmer ces gens parce que sa relation avec eux ne se termine pas quand la production s'arrête. Quand j'ai récemment appelé Minervini sur Skype, certains acteurs des deux films étaient justement chez lui.

VICE : Comment as-tu eu l'idée de diviser The Other Side en deux parties ? Roberto Minervini

: L'idée a fait son chemin petit à petit. Dans l'histoire de Mark, il y avait une colère sous-jacente contre l'institution. Je voulais travailler avec la milice armée pour ensuite développer cette idée. Je les connais depuis un moment et j'ai été invité à filmer leurs actions au cours de ces deux dernières années. C'est comme ça que j'ai eu l'idée de créer un lien conceptuel et politique.

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Penses-tu que ce soit très éthique de montrer des gens qui se piquent dans tes films ? Comment sais-tu que ce que tu montres ne dépasse pas les limites ?
C'est l'une des grandes questions morales : comment représenter des personnes qui ne peuvent se représenter elles-mêmes ? La réponse est que ce doit être le fruit d'une décision collective. Nous devons poser les limites ensemble.

[Mark et Lisa] savent pertinemment que se piquer ou faire l'amour devant la caméra a des conséquences. Ils partagent également la vision du film, qui est de montrer les aspects dysfonctionnels de la société américaine.

Pourtant, il ne semble pas qu'il y ait eu beaucoup de limites ? Il y a beaucoup de sexe et de drogues à l'écran.
Tout ce qui est montré dans le film respecte leurs limites. Certaines limites émotionnelles étaient plus difficiles à surmonter – des hommes qui éclatent en sanglots et qui montrent leur vulnérabilité. Par exemple, après avoir tourné la scène où Mark fond en larmes, faisant son ultime confession à Lisa et admettant qu'il cherche le salut en prison, il m'a dit : « Je ne peux pas continuer. Je me sens trop vulnérable ».

Il faut dire aussi que j'ai eu une formation de photojournaliste. À l'époque, je voulais devenir photoreporter de guerre – j'ai essayé en freelance pendant le coup d'état en Thaïlande, mais j'ai échoué à cette carrière. La leçon la plus importante que j'ai reçue a été de choisir une image qui peut raconter une histoire beaucoup plus profonde que ce que je montre, puis d'en assumer la responsabilité.

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La scène où la femme enceinte se pique est très importante pour moi, car elle montre que les gens héritent d'une condition sociale, en particulier en Amérique où il n'y a pas beaucoup de mobilité des classes. Pour moi, il est essentiel de montrer l'héritage qui passe de génération en génération. Peut-être que cette image va effrayer certaines personnes, mais j'espère qu'elle va faire bouger les choses d'un point de vue politique. Mon intention est vraiment de créer un discours autre que la victimisation, la souffrance et l'addiction.

Selon toi, qu'est-ce qui a poussé Mark et Lisa à participer à ton projet ?
Leur principale motivation – qui selon moi est propre à la nature humaine – est de vouloir être vus et entendus. C'est aussi l'unique occasion d'être sous le feu des projecteurs et d'être pris au sérieux. Effrayer et choquer les gens fait partie de leur performance. Ils savent que se piquer ou faire l'amour devant la caméra a des conséquences. Ils partagent également la vision du film, qui est de montrer les aspects dysfonctionnels de la société américaine. Le film remet en question l'institution familiale et instaure un débat politique plus large.

L'histoire de Mark n'était pas qu'un portrait de la dépravation et de la souffrance. À plusieurs reprises, j'ai été jaloux de tout l'amour qu'il avait reçu dans sa vie.
J'ai abordé ce film avec mes propres jugements, contre lesquels je devais lutter. Je me souviens que quand j'ai commencé à travailler avec les toxicomanes, j'ai pensé que le film allait être un désastre. Comment filmer la douleur alors qu'il y a tant d'amour ? J'étais vraiment parti dans cette idée de souffrance et je me voyais un peu comme un sauveur. Puis, j'ai vu qu'ils pouvaient se donner de l'amour à eux-mêmes. Ils n'avaient pas besoin de moi ou de l'élite, à laquelle j'appartiens inévitablement. J'ai réalisé que je ne connaissais rien à l'amour ou à la souffrance et que je ne savais pas comme l'un et l'autre pouvaient aller ensemble.

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Penses-tu que ton statut d'étranger te permet plus facilement de tourner des films en Amérique ?
Peut-être. Je vis en Amérique depuis 15 ans, et je suis un citoyen américain. J'apporte un point de vue européen, et je pense les gens apprécient car ça ne fait pas partie du système, d'une certaine manière. D'un autre côté, je vis ici et j'entends bien y rester. Mon but n'est pas de collecter une flopée d'images et de les ramener à mes producteurs français.

Pendant que nous parlons, les gens de The Other Side, du Coeur battant et la famille de Lisa et Mark boivent un café en bas. Ils me connaissent, ils savent où me trouver. On traîne souvent ensemble. C'est un facteur majeur pour établir la confiance. Je suis un étranger, mais moins étranger que certains Américains. C'est une condition préalable au film.

J'ai lu que là où tu avais grandi en Italie, la pauvreté était intimement liée à l'addiction. À quoi ressemblait cet endroit ?
J'ai grandi dans un environnement difficile, où la norme veut qu'à 14 ans tu arrêtes l'école pour trouver un travail, tout cela pour gagner 1 000 misérables dollars par mois pour le restant de ta vie. À cet âge-là et dans ces conditions, il est facile de tomber dans la drogue. J'ai grandi avec ces images difficiles. J'avais six ans et tout le monde était si fatigué, tout le monde s'endormait debout, je ne comprenais pas encore que c'était parce que tout le monde était sous héroïne. Beaucoup de mes amis sont décédés en essayant de traiter par la drogue ce sentiment de vide, de néant. Nous avons hérité de cette condition. La drogue était le seul moyen d'apaiser la douleur.

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Ce qui m'a sauvé, c'est que quelqu'un m'a dit qu'en étudiant la programmation informatique, je pourrais aller dans des grandes villes, et c'est ce que j'ai fait. Je ne suis pas allé au travail à 14 ans. Je suis allé au lycée, avant de devenir assureur et de reprendre des études un peu plus tard.

Qu'est-ce qui t'a poussé à t'installer et tourner aux États-Unis ?
Comme je parle espagnol, j'ai quitté l'Italie pour l'Espagne dans l'espoir d'y trouver du boulot. Je chantais aussi dans un groupe punk. Je n'ai jamais regardé en arrière, et j'ai commencé à voyager un peu partout, avant de tomber amoureux d'une femme. En quelques jours seulement, je vivais à New York, alors même que je ne parlais pas un mot d'anglais. J'agis d'abord, je réfléchis après.

Je pensais que les États-Unis étaient le cancer du monde ; j'avais l'impression de me rendre dans le ventre du monstre. Mais j'avais négligé le facteur humain des habitants. Les Américains sont la seule raison pour laquelle je ne rentre pas en Italie – je ne peux pas les abandonner. L'Amérique m'a appris une leçon de vie importante, qui est que l'on peut parler pour soi-même. Je suis sûr que l'Amérique m'a sauvé et il me serait impossible de la quitter aujourd'hui. Il y a une certaine douceur dans ce pays qui fait peur au monde entier.

L'Amérique est immense et les Américains ont des identités culturelles très définies dans les différents États. Si nous n'avions pas de propagande, les gens ne se sentiraient pas unis en tant que pays, tant le pays est fragmenté.
Il y a une grande déconnexion entre les gens et les institutions. Les Américains doivent trouver leurs propres messages d'unité.

Je trouve que beaucoup de gens sont souvent contradictoires, ils se disent anti-gouvernement mais pro-Amérique.
C'est le principal message de la milice. « Renversons le gouvernement pour l'Amérique ». C'est leur vision, mais je la comprends.

Dans ton film, les Blancs très pauvres tiennent les Noirs pour responsable de leurs problèmes, alors qu'ils ont beaucoup d'intérêts en commun.
Nous avons travaillé dans un ghetto blanc qui était en face d'un ghetto noir. Ils rappelaient toujours que l'autre ghetto était bien pire, parce qu'être noir, c'est pire par défaut. Ils se sont sentis rabaissés d'être comparés aux noirs. C'est la plus grande blessure de l'Amérique. Elle n'a jamais cicatrisé.

En regardant ce film, j'ai réalisé à quel point il y avait eu des réactions négatives depuis l'élection d'Obama. Ce racisme est vraiment malsain.
Oui, Obama est noir, et une partie de l'Amérique ne s'était pas préparée à cela. Il est important pour moi de créer un discours qui n'est pas dans le film. Je ne veux pas ajouter de notes de bas de pages pour étiqueter les actions comme étant racistes ou politiques. Il est important pour moi que le film crée une peur car la peur est la porte vers la vulnérabilité. C'est là qu'il peut y avoir de l'intimité et du discours.

Je veux que ce filme aille au-delà des étiquettes car, certes, le racisme peut expliquer en partie les réactions contre Obama, mais il y a peut-être d'autres raisons. Les Américains se sentent utilisés par le gouvernement, d'où leur colère contre l'institution. Je pense que c'est une réflexion importante sur l'Amérique d'aujourd'hui. Trump risque de devenir le prochain président, mais définir Trump uniquement comme un raciste lunatique est définitivement contre-productif. Voir ces gens comme une bande de marginaux est une position élitiste et dangereuse.