Au cœur du centre commercial chinois d'Ouganda

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LE NUMÉRO TOUT CE QU'IL Y A DE PLUS PERSONNEL

Au cœur du centre commercial chinois d'Ouganda

Suivant la piste des milliards de dollars d'investissement d'État, des milliers d'entrepreneurs chinois se sont déversés en Afrique de l'Ouest.

Illustrations : Matt Rota

Cet article est extrait du numéro « Tout ce qu'il y a de plus personnel »

Le visage de Mariam Namata est constellé de sueur quand elle arrive à son entretien d'embauche chez Sunshine Foods, une entreprise qui affirme être le premier fabricant de chips maison en Ouganda. Nous sommes en octobre 2015, un mois écrasant de chaleur dans la capitale, Kampala, et elle est nerveuse. Le patron chinois est assis à sa place habituelle, à l'extrémité d'une rangée de quatre chaises fixées ensemble, près d'une poubelle pleine de mégots de cigarette.

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Namata, jeune femme de 24 ans au nez délicat et aux boucles peroxydées, s'assied à ses côtés et se présente en mandarin. Elle lui explique qu'elle a étudié la finance à l'université de Shenyang, dans la province chinoise de Liaoning, et lui demande s'il s'est accoutumé au matoke, un plat est-africain de bananes vertes cuites à la vapeur. Le patron se fend d'un sourire, et en moins de dix minutes, l'entretien est terminé. Namata est engagée en tant que nouvelle traductrice, administratrice et comptable, et on lui indique son bureau. Caractéristique la plus remarquable de la pièce : une étagère exposant des chips Happy Crisps à l'oignon, des Pastoral à la tomate et des Whirwind au goût de bœuf.

Le siège de Sunshine Foods se trouve dans le centre commercial Mukwano, une bâtisse agressive qui a vu le jour il y a six ans en plein district financier, un quartier d'où les motos-taxis se détachent sans discontinuer des banques, supermarchés, salons et bureaux. On trouve quelque 700 boutiques dans le centre commercial – marchands de plastique, cuir, contreplaqué, roulements à billes… Le troisième étage est réservé à des appartements-dortoirs majoritairement occupés par les commerçants chinois, qui vivent parfois à quatre dans une chambre. Leurs fenêtres donnent sur une cour à ciel ouvert. On y voit des crabes dans des baquets de plastique et des tables dressées pour le dîner. Les gens communiquent sur WeChat, le baiju y est la boisson la plus prisée, des soap operas de Hunan TV s'échappent des ordinateurs portables et les hommes attaquent des poissons imaginaires sur des consoles tout droit débarquées de Pékin. Des agents de sécurité armés de fusils patrouillent devant les entrées.

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Suivant la piste des milliards de dollars d'investissement d'État, des milliers d'entrepreneurs chinois se sont déversés en Ouganda. Mukwano, qui signifie « ami » dans le principal langage local, le luganda, est devenu un petit univers autonome créé pour eux. C'est une société de petits patrons – propriétaires de salles de jeu, restaurants, supermarchés, agences de voyages – qui se repose sur sa main-d'œuvre, les Ougandais qui travaillent comme traducteurs, cuisiniers, serveurs, agents de nettoyage, gardiens ou assistants.

Namata aime l'idée que la Chine ramène des dollars dans le pays. En Ouganda, selon certaines études, le chômage des jeunes s'élève à 60 %. La présence chinoise est synonyme d'emplois. Pour Namata, il n'y a qu'un seul inconvénient : les Chinois sont connus pour « crier sur leurs employés ». L'associée de l'homme qu'a rencontré Namata, une femme nommée Lin Apo, écoutait la conversation depuis le bureau d'à côté en parcourant des dossiers, mais elle n'est pas intervenue avant qu'on en vienne au salaire. Il existe quantité d'histoires affreuses sur des employeurs chinois en Ouganda, mais pour le moment, Namata est simplement reconnaissante qu'on lui offre un travail en ville. Les candidats au profil similaire finissent régulièrement dans des bureaux de fortune situés à l'intérieur de containers en rase campagne, où le gouvernement chinois construit autoroutes, raffineries et centrales électriques.

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La nouvelle patronne de Namata, qui souhaite qu'on l'appelle Madame Apo, n'est pas sûre de pouvoir lui faire confiance pour gérer l'argent. Une heure plus tard, Lin a déjà revu le salaire de Namata à la baisse, d'un million de shillings à 800 000 par mois, soit 240 dollars environ. Lin a supprimé son indemnité repas et transports en affirmant qu'elle est trop jeune et inexpérimentée. Une femme de son âge gagnerait sans doute le tiers chez un employeur ougandais, estime Namata. « Puisque nous sommes en Ouganda », dit-elle, « j'ai accepté. Je dois gagner en expérience. »


Lin Apo, la visionnaire derrière Sunshine Foods, s'est entraînée à endosser le rôle de la femme d'affaires chinoise typique. Elle semble déterminée à se composer une expression qui ne laisse rien transparaître. Elle est polie, mais avare de paroles. Dans son rôle de Madame Apo, elle est tout-business.

Il y a treize ans cependant, Lin était une jeune femme qui luttait pour dissimuler son anxiété. En 2003, lorsqu'elle a atterri à l'aéroport international d'Addis-Abeba, elle a commencé à se poser des questions sur son déménagement en Afrique. Le nouveau terminal international avait ouvert la même année en fanfare – c'était l'un des plus grands d'Afrique. Mais au lieu du transfert rapide qu'on lui avait promis, elle a dû passer la nuit en banlieue d'Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, sans aucune explication. Elle ne possédait qu'une valise de vêtements, produits de beauté, et quelques boîtes d'antibiotiques et de médecine traditionnelle chinoise en cas de fièvre tropicale. Elle avait 23 ans et n'avait jamais quitté la Chine.

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Où qu'elle se tourne, elle voyait des agents de sécurité portant des mitraillettes en bandoulière. Cette nuit-là, seule dans un lit d'hôtel à 10 000 km de chez elle, a été hantée par les histoires terrifiantes qu'elle avait entendues sur l'Afrique – un endroit apparemment si arriéré que même la Chine n'était rien à côté. Elle s'est demandé si certaines étaient vraies. Dans son pays, les policiers ne portaient pas d'armes à feu, et à part à la télé, elle n'en avait jamais vu auparavant. Elle a essayé de ne pas se demander pourquoi elles pourraient être nécessaires. Deux jours plus tôt, Lin était entourée de sa famille et ses amis et fêtait l'obtention de son diplôme à l'université de Hunan, l'une des institutions chinoises les plus anciennes et reconnues.

Dans la province montagneuse du Hunan où Lin avait grandi, la nourriture constituait une grande part de la culture. On retrouvait des piments rouges dans presque tous les plats, et les femmes du Hunan avaient vocation à incarner l'esprit de la cuisine. Des chansons étaient écrites sur les « femmes épicées » de la région, qui étaient louées, et parfois craintes, pour leur tempérament de feu, leur enthousiasme et leur indépendance. Lin n'a pas correspondu pas tout de suite au stéréotype. Enfant, elle rêvait de partir loin de chez elle. Elle a été en âge de le faire dans les années 1980, qui ont vu la Chine s'ouvrir lentement et difficilement après des décennies d'isolement. Pourtant, se disait-elle, en restant dans sa ville de Changsha, chef-lieu de province d'environ 7 millions d'habitants, elle ne verrait jamais le monde. Beaucoup de ses amis étaient déjà partis ; s'en aller était dans l'air du temps, grâce aux politiques d'expatriation du gouvernement mises en place en 1999 pour encourager les investissements à l'étranger. En Chine, les strates supérieures du marché de l'emploi ont vite été saturées, mais à l'étranger, devenir un lao ban, un « patron », était encore un objectif réaliste. Lin aurait voulu partir en Europe ou aux États-Unis, mais les visas occidentaux étaient difficiles à obtenir. Elle est donc partie en Ouganda, pour devenir l'assistante d'un hôtelier chinois.

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Ses parents ont protesté à grands cris, lui rappelant l'époque pas si lointaine où le président ougandais Idi Amin Dada expulsait de Kampala des contingents entiers de commerçants asiatiques. En août 1972, Amin Dada a accusé les Asiatiques d'exploiter l'économie, les traitant de « suceurs de sang ». À l'époque, la communauté asiatique du pays était essentiellement constituée de personnes d'ascendance indienne qui étaient arrivées pour travailler comme serviteurs sous le protectorat britannique au xixe siècle et étaient devenue une puissante communauté marchande. Le gouvernement d'Amin Dada leur a donné 90 jours pour quitter le pays, ou être expédiés dans des prisons militaires. Comment Lin pouvait-elle être sûre que cela ne se reproduirait pas ? Elle était une femme chinoise et un enfant unique, elle se devait, selon ses parents, de respecter les principes de la piété filiale.

« Si l'on écoute tout le temps les autres, cela nous empêche de faire quoi que ce soit », explique Lin. « Si l'on hésite avant de faire quelque chose de nouveau, alors on ne découvrira jamais rien. Si Christophe Colomb avait hésité, il n'aurait jamais découvert l'Amérique. »

L'Afrique, cependant, n'était pas une découverte récente pour les Chinois. La République populaire a mis un point d'honneur à forger des alliances à travers le continent, arguant qu'elle aussi connaissait l'humiliation d'être victime de « la colonisation par les capitalistes et les impérialistes », a déclaré le Premier ministre Zhou Enlai en 1955. Alors même que l'économie chancelait dans les années 1970, Mao Zedong a déboursé les 500 millions de dollars du chemin de fer TAZARA, alors le plus long de la région subsaharienne, qui reliait la cité portuaire de Dar Es-Salaam en Tanzanie au centre de la Zambie. De nos jours, alors que la Chine entreprend des projets colossaux à une vitesse effrénée dans tout le continent, ces trains décatis résonnent toujours comme un gage de solidarité.

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Les cinquante dernières années, les Chinois ont déversé argent et population en Ouganda sans stratégie globale. Cela a commencé par un projet diplomatique prestigieux, construire un stade de 40 000 personnes, le Mandela National Stadium, puis les 50 kilomètres de la voie express Entebbe-Kampala, et entamer le chantier d'un chemin de fer qui relierait l'Ouganda au Kenya, au Rwanda, au Sud-Soudan et au Burundi. Bientôt, les entreprises chinoises ont commencé à générer des investissements dans la prospection pétrolière, les mines, l'extraction, la sylviculture, l'industrie de la pêche et l'énergie. La Chine a dépensé 33 millions de dollars en Ouganda sur la seule année 2015.

Le gouvernement ougandais, pour sa part, apprécie cet investissement d'un pays en développement à un autre – ce que l'on a appelé le Consensus de Pékin. « Washington vient offrir son aide, mais il y a toujours quelque chose derrière », explique Basil Ajer, directeur de la division des petites et moyennes entreprises de l'Uganda Investment Authority, l'agence chargée par le gouvernement de favoriser les investissements étrangers. « Cela n'a jamais fait évoluer aucun pays. »

Alors que la Chine, passant devant le Royaume-Uni et les États-Unis, devenait le plus grand investisseur étranger en Afrique sub-saharienne, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi s'est engagé l'année dernière à « ne pas suivre le chemin des colonisateurs occidentaux ». La charité n'est pas une voie efficace vers le développement. Au mieux, elle apporte quelques emplois aux élites, et surtout aux expatriés. « Avec la Chine, les liens ne sont pas si étroits », dit Ajer. « Les relations sont purement économiques, ils ne se mêlent pas de politique ou d'affaires internes. »

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En plus des grosses entreprises, des milliers d'investisseurs qui ont entendu parler de l'immense potentiel économique et du pouvoir d'achat croissant de l'Ouganda ont débarqué dans le pays. Lorsque Lin a rejoint ce groupe de néocolonialistes, Madame Min Fang, fondatrice de plusieurs entreprises locales coordonnées sous l'appellation Fang Fang Group, avait déjà prouvé qu'en Ouganda, même les femmes chinoises pouvaient réussir dans l'entreprenariat. Son hôtel, dans le quartier diplomatique de Kampala, est la première pierre de l'empire chinois en Ouganda. La nuit, le rouge profond de ses deux énormes lanternes luit dans une ville souvent plongée dans l'obscurité. À l'intérieur, le bureau de Min est décoré de récompenses : meilleure entreprise est-africaine en 2001, certificat d'excellence délivré par le gouvernement ougandais en 2002, meilleure femme d'affaires d'Ouganda en 2003. Elle est là depuis 26 ans, et a troqué une green card canadienne contre un passeport ougandais. À l'arrivée de Lin en Ouganda, la ruée vers l'or ne faisait que commencer. La vue de sa fenêtre – la majesté du lac Victoria, le ciel ouvert, l'air frais – lui a donné à penser. Là où ses amis en Chine voyaient le vide, elle voyait le potentiel à exploiter.


Mariam Namata a grandi chez sa grand-mère maternelle à Kampala, à 20 minutes en moto-taxi du centre commercial Mukwano. Elle partageait le quatre-pièces avec un régiment de cousins dont les parents avaient émigré à l'étranger en promettant de revenir un jour pour chercher leurs enfants. Les parents de Namata sont partis aux États-Unis quand elle avait 8 ans. Son père faisait des études d'ingénieur et sa mère de médecine. Lorsqu'ils sont revenus lui rendre visite sept ans plus tard, elle était au collège. Elle avait deux frères et une sœur nés aux États-Unis. Elle ne les avait pas encore rencontrés. Ses parents parlaient de l'emmener à Denver, où ils vivaient, mais ont décidé qu'elle était trop jeune pour être déracinée. Ils attendraient qu'elle soit en troisième. Mais quand ce jour est arrivé, ils ont préféré qu'elle reste jusqu'à la fin du lycée. En terminale, Namata a dit à ses parents qu'elle était prête à les rejoindre, mais son père l'a encouragée à choisir une université en dehors des États-Unis. « Il m'a dit, 'Si tu viens ici, tu dépendras tout le temps de nous' », dit-elle. « Donc ils ont dit, 'Choisis un autre pays. »

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Namata est de la génération Museveni. C'est le même homme qui, toute sa vie, a tenu la barre des affaires ougandaises. Il régnait déjà durant l'instabilité politique qui a affecté la génération de ses parents, a débloqué les ressources naturelles du pays et ouvert la porte aux investissements étrangers. On dit de ses mesures qu'elles ont amélioré le bien-être économique de l'Ouganda et fait entrer plus d'Ougandais dans la classe moyenne, même si déterminer ce qu'est la classe moyenne en Ouganda est sujet à question. L'African Development Bank, par exemple, considère quiconque dépense l'équivalent de 2 dollars par jour comme un membre de la classe moyenne africaine. À chaque élection, Museveni promet de maintenir la croissance et le développement.

Alors que la Chine continue de se tourner vers l'Afrique, le centre commercial est aux antipodes des Chungking Mansions de Hong Kong, le centre commercial hyper-mondialisé à travers lequel un cinquième des portables d'Afrique auraient transité.

Mais il n'a pas fait assez pour les gens comme Namata. Beaucoup de ses amis ont réuni des fonds, économies de famille et crédits à taux élevés, pour lancer leurs entreprises – de petites boutiques de fripes, de chaussures importées d'Europe ou de gadgets électroniques chinois – mais elles ont fait faillite à peine ouvertes. En 2014, une étude de l'Organisation internationale du travail et du Bureau des statistiques ougandais a dévoilé des taux élevés de chômage et de travail intermittent et rapporté que 5 % des jeunes Ougandais en recherche active de travail étaient au chômage. Les analyses indépendantes, cependant, ont fait des estimations beaucoup plus hautes – proches de 60 %, selon l'ONG Action Aid.

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Namata faisait partie d'un petit segment privilégié de la société ougandaise. Même si elle ne se percevait pas comme appartenant à la classe moyenne supérieure, elle était consciente de ses privilèges. Ses parents, désormais expatriés, lui envoyaient de l'argent, et contrairement à la plupart de ses amis qui n'avaient pas d'autre choix que rester à Kampala, elle a pu choisir une université à l'étranger. En 2011, elle avait 19 ans. Si elle décidait d'étudier le droit, comme elle le souhaitait, elle pourrait se rendre au Canada ou au Royaume-Uni, mais les visas pour ces pays avaient la réputation d'être très longs à obtenir, jusqu'à neuf mois. L'Inde était également une option, mais l'idée ne la séduisait pas. Finalement, un oncle lui a dit que la Chine allait devenir une grande puissance économique. Ils avaient déjà investi en Afrique, dans les infrastructures et le pétrole. Le pays était riche de possibilités.

« La plupart de mes amis me disaient : 'Ne va pas en Chine. C'est exactement comme en Ouganda. Plein de bidonvilles.' Et je me disais Mon Dieu, qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire ? Ils ne parlent pas anglais. » Mais elle a conclu que c'était le meilleur endroit pour ce qu'elle voulait apprendre. « Je voulais juste être indépendante », dit-elle.

Namata a passé trois ans à l'université de Shenyang à étudier la finance internationale et à apprendre le mandarin. Elle s'est habituée aux largesses de l'hospitalité chinoise et à leur curiosité envers les étrangers. En 2014, à l'obtention de son diplôme, elle a cherché un emploi de professeur d'anglais, le job d'expatrié classique, et a soudain été frappée par le genre de racisme ordinaire qui est la norme à Mukwano. « Si vous leur dites 'Je viens d'Afrique et je veux enseigner l'anglais', ils disent non. Être noir est acceptable à condition de venir des États-Unis, du Canada ou du Royaume-Uni. » Elle avait vu assez de films hollywoodiens pour savoir comment moduler le rythme d'une phrase ou prononcer les r. Elle s'est donc fait passer pour une Américaine et a décroché le poste.

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Même si elle avait trouvé un travail en Chine, Namata a commencé à préparer les documents nécessaires pour émigrer aux États-Unis, qui demeuraient son objectif. Après avoir travaillé un an en Chine, elle a décidé de rentrer à Kampala en août dernier pour y attendre l'avancée de son dossier d'immigration. En quatre ans, la ville avait beaucoup changé sous l'impulsion des Chinois. Des chantiers de construction poussaient un peu partout dans la ville. Au bord des autoroutes en construction, des hommes portant des casques siglés CCCC, une entreprise de construction d'État chinoise, se massaient autour de cartes et de plans d'acquisition. Les supermarchés avaient des rayons spéciaux pour les produits chinois et le quartier des bars de Kampala était maintenant pourvu de karaokés.

« Quand je suis revenue, il y avait beaucoup de Chinois », dit-elle. « Je pensais revenir et voir peut-être dix Chinois en Ouganda. Mais à ma grande surprise, il y en avait énormément. » La seule différence, selon elle, étant que les Chinois en Ouganda étaient beaucoup moins sympathiques que ceux qu'elle avait connus en Chine.

Une fois de retour, elle s'est sentie frustrée. Son séjour en Chine avait changé la façon dont ses anciens amis la percevaient. Un soir, alors qu'elle était au lit, les doigts courant sur son iPhone, des amis de lycée avaient fouillé dans ses tiroirs. « Je peux prendre cette robe ? Je peux prendre ces chaussures ? » dit-elle en les imitant d'une voix haut perchée. « Je leur ai dit, 'C'est bon, vous pouvez prendre tout ce que vous voulez.' » Dès que ses anciens amis ont appris qu'elle était rentrée de Chine, ils l'ont contactée. « Oh mon dieu, tu es libre pour dîner ? » dit-elle de la même voix stridente. « Et ils ne veulent rien payer. Ils se servent de moi, en fait. »

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Après deux mois à ne rien faire, Namata n'a plus tenu en place. Josh James, un ami diplômé de la même université de Shenyang, travaillait désormais en tant que directeur des opérations dans une agence de voyages chinoise. Il avait tiré profit de sa connaissance du chinois et disait à qui voulait l'entendre qu'il était mieux payé et mieux traité que les autres Ougandais. En ville, le mandarin était devenu une monnaie forte. Namata avait la chance de parler elle aussi la langue, et elle s'est dit qu'elle pourrait sans doute décrocher un travail bien payé. Elle a rejoint un groupe Whatsapp de diplômés ougandais d'universités chinoises, dont James lui avait parlé. Une heure plus tard, elle recevait un message sur son téléphone : « Bonjour Mariam, rencontrez-moi demain au centre commercial Mukwano. »


Si bien des immigrants chinois craignent la vie en Ouganda, le centre commercial Mukwano a obtenu la réputation d'une oasis de sécurité. À la fin 2013, une foule de Chinois est arrivée de Juba, la capitale du Sud-Soudan, lorsque le pays est tombé dans la guerre civile. Pendant les élections présidentielles qui se sont tenues en Ouganda en février, les boutiques à Mukwano ont baissé le rideau au cas où des violences éclateraient. « En matière d'affaires, notre seul souci est la stabilité », dit Lin. « Si la situation n'est pas stable, les gens ne vont pas risquer leur vie pour s'installer ici. »

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Les immigrés employés sur des projets du gouvernement chinois vivent dans des préfabriqués au sein de villes de fortune hypersécurisées à proximité de leur lieu de travail. Mais Mukwano représente les faubourgs de la migration, là où finissent les entrepreneurs chinois qui disposent de peu de moyens. La direction du centre commercial emploie son propre service de sécurité. Dans ces murs, on trouve de tout, des supermarchés aux salons. Pour ceux qui y vivent et y travaillent, il n'y a aucune raison d'en sortir.

Sunshine Foods est un moyen de donner aux Ougandais quelque chose dont ils peuvent être fiers, explique Lin, assise à son bureau. L'un des murs de la pièce est décoré d'un poster de Golola Moses, un célèbre kickboxeur ougandais, souriant et torse nu, tenant trois sachets de chips Sunshine. « Miam », dit le poster, « Mon snack préféré, c'est Sunshine Food. »

L'entreprise emploie une centaine d'Ougandais dans son usine située sur la route reliant Kampala à la ville de Jinja, dans l'Est, et dix dans le centre commercial. « Ce sont des gens qui travaillent dur », dit Lin, « mais ils sont un peu lents. » Les chips sont faites à partir d'ingrédients locaux, blé, maïs et manioc essentiellement. Mais pour Lin, ce sont plus que des chips ; ce sont de petits fragments de son enfance. Elle a passé son enfance dans une Chine loin d'être aussi prospère qu'elle ne l'est aujourd'hui, et cette expérience lui permet de comprendre les Ougandais. « Kampala ressemble un peu à la Chine des années 1980 », dit-elle.

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L'Ouganda a toujours mauvaise réputation auprès des Chinois, mais Yu Bin, président de la Communauté d'affaires chinoise en Ouganda, une association qui regroupe plusieurs milliers d'hommes d'affaires implantés dans le pays, travaille dur pour y remédier. Il est l'auteur de la seule biographie de Museveni en mandarin, President of the Permanent Snow on the Equator & the Pearl of Africa, assortie d'environ 200 photos, représentant pour la plupart le président portant son éternel chapeau de fermier. Pour Yu, la Chine constitue un exemple pour les pays comme l'Ouganda. Les souvenirs de son enfance à Nanjing, une ville du Nord-Est hantée par le génocide et les atrocités perpétrées par les troupes japonaises dans les années 1930, lui rappellent cette sensation de faim dévorante. Pendant la Révolution culturelle, dit-il, même les œufs devaient être partagés ; lors des grandes occasions, un poisson pouvait tenir des jours à la famille entière. Mais aujourd'hui, la Chine représente un miracle de développement, une formule qui pourrait être reproduite en Ouganda, un pays qui regorge de ressources naturelles, selon lui.

Au bord des autoroutes en construction, des hommes portant des casques siglés CCCC, une entreprise de construction d'État chinoise, se massaient autour de cartes et de plans d'acquisition. Les supermarchés avaient des rayons spéciaux pour les produits chinois et le quartier des bars de Kampala était maintenant pourvu de karaokés.

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Seul un pays en développement peut en aider un autre, insiste Yu. Les aides occidentales peuvent disparaître au fond d'une poche, mais qui pourrait empocher une autoroute ? « En trente ans, la Chine a tout changé », dit-il. « En Ouganda, on peut aussi changer beaucoup. Il suffit d'ouvrir la porte. » Déjà, depuis l'arrivée des premiers Chinois, l'Ouganda a changé, dit-il. Quand il est arrivé au début des années 1990, sa Mercedes sautait dans les nids-de-poule. « Bam, bam », imite-t-il en riant. « Mais maintenant ce n'est plus comme ça, la plupart des routes sont bonnes. »

Lin a tiré profit de son arrivée précoce en Ouganda. Avec son mari, elle a lancé une deuxième affaire, le Nanjing Hotel. Le soir, les tables sont dressées sur le toit sous des réverbères, et les tapis sont changés quotidiennement pour annoncer le jour de la semaine. Leurs enfants, un fils de 7 ans et une fille d'un an, auront la chance de voir le monde sans masque antipollution. Mais le plus grand privilège, sans doute, de cette vie à l'étranger, a été la possibilité de donner naissance à un deuxième enfant, alors que la politique de l'enfant unique avait toujours cours en Chine. À l'extérieur du bureau, son fils zigzague entre les tables de billard sur un petit vélo. « Beaucoup de femmes de mon âge veulent décider de leur vie. Nous ne nous contentons pas de faire des enfants ou d'être femmes au foyer. Nous pouvons être indépendantes de nos maris, essayer de porter la moitié du ciel », dit-elle dans une référence à Mao Zedong.

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À l'extérieur du bureau de Lin, Namata inspecte sa manucure quand un client ougandais fait son entrée. La fonction principale de Namata est de traduire et de gérer les comptes de l'entreprise, mais on lui demande aussi de s'occuper des ventes en anglais, chinois et luganda. Elle bondit et vide un paquet de chips dans les paumes du client, expliquant avec ferveur pourquoi elles sont uniques. Les autres chips sont simplement faites à partir de pommes de terre, dit-elle, tranchées et frites. Mais celles-ci sont spéciales. Elles sont bonnes, même si peut-être un peu trop sucrées. Il y en a aussi plusieurs formes, dit-elle. Clifford Zhou, l'assistant de l'associé de Lin, sort nonchalamment du bureau, les mains derrière le dos. Lorsque Namata lui tourne le dos, il grommelle : « Les Ougandais. Ça travaille, mais ça n'a rien dans la tête. »


À Mukwano, les après-midi se déroulent lentement. Le vacarme du trafic se calme quelque peu lorsqu'on atteint la cour. À l'intérieur d'une salle de jeu, où des posters de gladiatrices chinoises décorent les murs écaillés, des ouvriers en pause sont recroquevillés sur une énorme console China Dragon – une table qui clignote, parle et chante – à la recherche de poissons et de monstres marins.

Le propriétaire de la salle, Xu Jianjun, révise son anglais dans un triangle de soleil, assis devant son bureau en bois décoré de dessins au stylo à bille : un dragon crachant du feu, un empereur antique dans ses atours. Xu, qui était agent d'assurances dans sa ville d'origine, a déjà tenu deux commerces en Ouganda, dans la vente de vêtements pour femmes puis de sacs à main. Il ne parle pas luganda (c'est pour ainsi dire le cas de tous les immigrés chinois) et note dans un dictionnaire corné des phrases utiles.

À l'étage, Ivan Sselubilu, un coiffeur ougandais, cherche un moyen d'attirer davantage de Chinois dans son salon : il envisage de recruter une pédicure et masseuse chinoise. Récemment, il a installé des caméras de surveillance. Ainsi, si quelque chose disparaît dans le salon pendant la visite d'un client chinois, comme c'est déjà arrivé, il pourra prouver qu'il n'a rien volé. « Les Chinois sont bien meilleurs que nous. En termes de pensée, d'idéologie, de politique, de tout, ils sont bien meilleurs », dit-il. « Si vous demandez à un Chinois comment est Kampala par rapport à Pékin ou Guangzhou, ils vous diront que c'est un village. Mais pour nous, qui sommes nés en Ouganda, c'est notre capitale. »

Sselubilu a été convaincu par la philosophie de l'Institut Confucius, un organisme lié au gouvernement chinois chargé de sensibiliser à la civilisation ancestrale et à la langue du pays. Il a ouvert ses portes à l'université Makerere, l'une des plus anciennes institutions de l'Ouganda, 18 mois plus tôt. Les cours de mandarin ont affiché complet presque immédiatement. L'Ouganda a beaucoup à apprendre de la Chine, explique le directeur ougandais de l'institut, Oswald Ndoleriire. « Ces gens sont arrivés avec une bonne éthique de travail. Ils sont venus nous montrer comment travailler dur, comment ne pas passer toutes nos journées à dormir ou à boire », dit-il. « Les Africains ne devraient pas s'inquiéter. Ces gens ne sont pas venus l'arme au poing. Ils ne nous ont pas imposé leur Bible ou leur Coran par la force. »

Les Chinois ont construit des kilomètres de routes à travers les épaisses forêts du Congo, dans des zones si denses pour certaines qu'elles étaient entièrement vierges. « Les Belges, qui ont été là si longtemps, ont seulement appris aux Congolais à chanter et à danser », dit-il. Les Belges, en réalité, ont infligé des atrocités à l'État indépendant du Congo, tuant des millions de personnes. « Lorsqu'ils ont eu leur indépendance dans les années 1960, je pense que trois personnes devaient y être diplômées. »

Mais pour Pékin, gagner le cœur et l'esprit des Africains n'a pas toujours été si simple. L'année dernière, 180 immigrés ont dû trouver refuge dans l'ambassade chinoise à Kinshasa, la capitale du Congo, pendant que des émeutiers détruisaient leurs magasins, et en Afrique du Sud, les attaques xénophobes sont devenues si violentes que le ministère des Affaires étrangères a déposé une plainte. L'Ouganda n'a jusqu'à présent pas connu de telles échauffourées.

Pour les Chinois, seul un pays en développement peut en aider un autre. « Kampala ressemble un peu à la Chine des années 1980 », dit Apo Lin.

Un soir de janvier, alors que Nash Malik Kago, un chef ougandais qui travaillait dans un restaurant chinois à Mukwano, épluchait les carottes dans son coin, le coup de feu du soir est arrivé plus tôt que prévu. Les nappes rouges n'étaient pas encore sèches et il n'y avait personne pour accueillir la foule. La responsable de salle, seule employée chinoise, qui bénéficiait visiblement de passe-droits de la part du patron, s'était endormie sur une table. Kago a tapoté son épaule pour l'informer que des clients attendaient et est retourné en cuisine. Soudain, elle a surgi derrière lui, frappant, martelant, d'abord avec ses poings, puis avec le manche d'une serpillière, selon lui.

Une foule s'est massée autour d'eux, mais personne n'est intervenu. Lorsque Kago est revenu au travail, après un passage par l'hôpital pour vérifier qu'il n'avait rien de cassé, on lui a tendu une lettre. Personne ne s'était battu, disait la lettre, ce n'était qu'un malentendu. La serveuse lui avait donné une leçon de kung-fu.

Mais quelque chose a changé au centre commercial après l'incident, particulièrement pour les plus défavorisés. Les gens comme Namata et James ont basé leur carrière sur l'aide qu'ils apportent aux Chinois, pourtant, ils auraient très bien pu se retrouver à la place de Kago. Ce qui a fait décoller leur carrière – leur contribution discrète à la réussite des Chinois en Ouganda – a commencé à être suffocant. « Beaucoup d'Ougandais trouvent que j'ai de la chance, mais parfois je pense le contraire », explique James. « Au moment de l'incident, mon patron était du côté des Chinois, mais les Ougandais qui étaient là disaient 'Non, c'est notre pays, on ne peut pas frapper les gens comme ça'. Et moi, je ne savais pas sur quel pied danser, vous comprenez ? »


Début février, à l'approche du Nouvel an chinois, la cour du centre commercial Mukwano ressemble à un avant-poste de l'ambassade chinoise avec ses lampions de papier et guirlandes porte-bonheur. Sur les chantiers en dehors de la ville, des scènes ont été dressées pour accueillir des chanteurs venus de Pékin. À l'hôtel Nanjing, Lin passe d'une table à l'autre pour superviser le service, tandis que ses clients dégustent un dîner servi dans de petites fleurs en papier coloré. Les desserts sont sirupeux, le baijiu coule à flots et Lin porte du rouge à lèvres. Ce soir, chaque client recevra un coupon pour une application de ventouses médicinales au spa de l'hôtel.

Lin se sent chez elle. Elle se perçoit comme une sorte de matriarche aimante, et tend à ses employés des hong baos, les enveloppes de cash rouges que l'on offre traditionnellement. Elle pense emmener ses enfants en safari dans les savanes du Nord. La dernière fois qu'ils y sont allés, son fils a ri jusqu'à l'étourdissement, devant les lions, les éléphants, les girafes et les hyènes. « J'aime l'Ouganda. Tant qu'on y est en sécurité », dit-elle. « Au moins le climat y est agréable. Les amis, ici… les gens sont chaleureux. »

Depuis treize ans qu'elle vit à Kampala, elle se rend en Chine une fois par an, mais rarement dans sa ville natale de Changsha. L'économie chinoise a explosé, mais sa ville semble avoir été laissée pour compte. Elle était censée abriter Sky City, le plus haut gratte-ciel du monde, mais projet a été repoussé indéfiniment. Selon Lin, en Ouganda, les dirigeants travaillent dur pour s'assurer que tout le monde en voie les bienfaits. « Aujourd'hui l'Ouganda c'est chez moi », dit-elle. « Pas la Chine. »

En cette soirée de Nouvel an lunaire, Namata boit du thé africain dans la cour tranquille du centre commercial et se demande combien de temps elle devra rester chez Sunshine Foods avant de pouvoir décrocher un travail dans le Colorado. Elle n'a pas encore touché son salaire, ne se sent pas motivée par les tâches qu'on lui confie (« traduire des choses stupides ») et éprouve de plus en plus de ressentiment. L'essentiel de ses revenus passe en vêtements, chaussures et babioles. « Quand on travaille avec ces gens, les Chinois, on n'économise pas beaucoup », dit-elle. « On dépense plus et on n'économise rien. » Elle va tenter sa chance aux États-Unis et cette fois elle a un bon pressentiment. Elle va échapper à l'exploitation de Kampala et aux petites difficultés qui s'accumulent et la minent. La première semaine de mars, elle a donné sa démission. « Si je ne réussis pas à trouver de travail aux États-Unis », dit-elle, « il faudra que je retourne en Chine pour enseigner l'anglais. »