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reportage

Accusés pour rien à Pantin

Cinq mineurs de Seine-Saint-Denis harassés par la police + une mère de famille tabassée par les forces de l'ordre = six kids inculpés.

Screenshot d'une caméra de surveillance, via Flickr.

Pantin, Seine-Saint-Denis, 10 février. Il est 6 h 30. On vient frapper à la porte de la famille Kraiker, cité Auger (dans la rue du même nom), face aux entrepôts de la marque de luxe Hermès. Zohra Kraiker, la mère de famille, vient ouvrir. Face à elle, le commissaire divisionnaire, M. Lacombe, accompagné de policiers. Pas très loin, un journaliste de l'Agence France Presse prend des notes. Surprise, on lui apprend que l'on vient interpeller ses deux fils, Bilal, 18 ans et Wassil, 15 ans. Motif : une plainte a été déposée par Pantin Habitat, pour dégradation de biens publics en réunion. Dans la foulée, un chiot est lui aussi emmené, non pas au commissariat, mais à la SPA. Les Kraiker avaient peu de temps auparavant reçu une lettre recommandée de leur bailleur, leur intimant l'ordre de « veiller à leur chien et de le tenir en laisse ».

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Simultanément, dans d'autres immeubles de la cité Auger, trois autres mineurs sont eux aussi interpellés. Un quatrième se présentera spontanément au commissariat de police de Pantin en cours de journée. Un coup de filet, comme on dit dans le jargon policier. Mais quelque chose cloche : pourquoi un tel déploiement de police, pour une affaire somme toute mineure ? En période d'état d'urgence, dans un département sensible, la Seine-Saint-Denis, pourquoi donc le nouveau commissaire, M. Lacombe, nommé le 3 janvier 2016, a-t-il éprouvé le besoin de se déplacer ?

« Il semble que nous soyons face à une affaire politique », me met en garde Maître Mairat, avocat de la famille Kraiker. « La mairie essaie de se venger, parce que nous avons porté plainte contre la police », s'emporte Abdelaziz Kraiker, père de Wassil et Bilal, absent pendant leur interpellation. Faux, répond-on du côté de la police. Si les cinq jeunes ont été interpellés, c'est avant tout parce qu'ils sont les auteurs présumés, depuis 2012, de dégradations de halls d'immeubles et d'intimidations de riverains. Les dégâts s'élèveraient à plusieurs dizaines de milliers d'euros. Deux pétitions auraient été signées par les habitants de la cité Auger, l'une en 2012, l'autre en 2015, pour se plaindre de ses nuisances de voisinage. « Ces pétitions sont le fait de quelques résidents du 21 rue Auger, qui ne supportent pas les jeunes. Pantin Habitat les a encouragés à déposer ces pétitions », pense de son côté Abdelaziz Kraiker.

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Un autre problème se pose. Pourquoi donc la plainte de Pantin Habitat a-t-elle été déposée fin décembre, et non en 2012, puisque les prétendues incivilités ont débuté à ce moment-là ? Pour les Kraiker, cette interpellation ce 10 février n'est rien d'autre qu'une vengeance. « Ils ont monté un dossier contre mes fils, par ce qu'ils ne supportent pas qu'on les attaque », n'en démord pas Abdelaziz Kraiker. Car depuis le début du mois de décembre, la famille Kraiker dépose plainte sur plainte contre la police, et médiatise son action. De quoi déplaire aux principaux intéressés.

La première plainte déposée remonte à la mi-décembre. Le 14 décembre, une équipe de la brigade spécialisée de terrain (BST) procède à un banal contrôle d'identité dans un hall d'immeuble de la cité Auger, auprès de trois jeunes. Une routine quasi quotidienne. La ville de Pantin a obtenu du ministère de l'Intérieur le détachement d'une brigade dans sa ville, suite à une pétition de riverains datant de juillet 2015.

Toujours est-il que ce 14 décembre, le contrôle d'identité se déroule mal. L'un des policiers prend à partie Bilal, et lui assène un coup de genou dans les testicules. De retour chez lui, Bilal ressent une douleur insupportable. Il est hospitalisé sur le champ. Les examens médicaux révèlent l'écrasement d'un testicule avec formation d'un hématome. Il sera finalement opéré. Le lendemain, il décide de porter plainte contre la police. Le commissariat de Pantin refuse de l'enregistrer et il se trouve contraint de déposer plainte au commissariat du 19e arrondissement.

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Toujours est-il que ce 14 décembre, le contrôle d'identité se déroule mal. L'un des policiers prend à partie Bilal, et lui assène un coup de genou dans les testicules. Il est hospitalisé sur le champ.

Une dizaine de jours plus tard, le 26 décembre, la BST procède de nouveau à un contrôle d'identité. La brigade s'inquiète cette fois-ci de la présence d'un chien, « de type molossoïde », lequel n'est pas attaché. Le propriétaire du chien, un chiot en fait, qui n'est autre que Bilal, décide de le rentrer. Les policiers rebroussent alors chemin, lorsqu'il constate qu'on vient de jeter un projectile dans leur direction. Ils décident alors d'interpeller les jeunes présents. Non sans violence.

Au même moment, Zahra Kraiker, à son domicile, est alertée par un bruit d'explosion. Elle descend en trombe, et des voisines lui apprennent que son fils, Bilal, vient d'être arrêté. Elle décide alors de s'interposer. Iznab, l'un des jeunes présents lors de cet incident, m'a précisé : « J'étais en train de jouer au foot quand les policiers sont revenus. Ils m'ont accusé d'avoir jeté un pavé, puis m'ont cogné la tête contre un poteau. Bilal criait. Un policier lui a demandé de fermer sa gueule. Je l'ai vu gazer la mère de Bilal. »

Wassil, 15 ans, deuxième fils de Zahra, tente alors de s'interposer entre elle et les policiers, qui la rouent de coups. « Je me suis mis entre ma mère et le policier, ils m'ont tabassé, le visage notamment. C'est de la violence gratuite. » Un autre mineur, Dilan, a lui aussi été frappé, ainsi que sa mère. L'une des voisines, choquée par la scène, décide alors de la filmer.

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La vidéo fait le tour du Web. Les deux enfants de Zahra et trois autres mineurs sont placés en garde à vue. Zahra Kraiker, de son côté, a déposé plainte devant l'IGPN pour « violences volontaires par personne dépositaire de l'autorité publique », et s'est vu prescrire dix jours d'interruption temporaire de travail (ITT).

Une enquête judiciaire a été ouverte. Trois jeunes mis en cause ont reçu des ITT de un à trois jours, tandis que les policiers qui sont intervenus se sont vu prescrire des ITT entre trois et sept jours. Les cinq jeunes interpellés ont passé 48 heures en garde à vue puis ont été déférés au tribunal de Bobigny, pour rébellion et violences aggravées sur des personnes dépositaires de l'autorité publique. Quatre jours plus tard, un comité de vigilance contre les violences policières, qui s'est créé dans la foulée, donne une conférence de presse et l'affaire est très largement médiatisée.

Pantin, 2007. Photo : Stéphane Pardo, via Flickr.

L'histoire prend alors une tournure politique. Le nouveau parti anticapitaliste (NPA) organise une réunion publique contre l'état d'urgence, la déchéance de nationalité et les violences policières, le 3 février dernier à Pantin, à laquelle est invitée la famille Kraiker. Pour le parti d'extrême gauche, ces violences policières soudaines ne sont pas innocentes : elles sont favorisées par le climat politique actuel, et l'instauration de l'état d'urgence. « Le sentiment de toute puissance et d'impunité de certains policiers favorise le passage à l'acte violent », a notamment dénoncé le parti anticapitaliste, dans un tract diffusé début février. La police, de son côté, accuse la mouvance d'extrême gauche de manipuler ce fait divers. Pour les forces de l'ordre, les véritables victimes sont les voisins de ces adolescents, qui vivent dans la peur et l'angoisse.

Une semaine plus tard, le 10 février, six jeunes, dont un majeur, sont arrêtés. Les cinq mineurs – Wassil, Dylan, Mamadi, Kader et Zacaria – ont été déférés devant le juge pour enfants et sont mis en examen pour dégradation de bien public, à hauteur de 86 000 euros. Une somme pour le moins importante. Selon des sources proches du dossier, il s'agirait d'une accumulation de dégradations sur trois ans : endommagements de caméras de surveillance, de cages d'escalier et de halls d'immeubles. Bilal, 18 ans, pour les mêmes faits supposés – son avocat n'avait pas encore consulté son dossier au moment où nous publions – a échappé de peu à une détention préventive. Il passera en jugement le 19 mai prochain.

La police affirme qu'il n'y a aucun lien entre les plaintes déposées par la famille Kraiker et la mise en examen de ses fils pour les dégradations évoquées. La direction générale de Pantin Habitat, contacté par VICE, joue les autruches. « Nous ne sommes au courant de rien, ni de la plainte, ni des interpellations », ose nous répondre le cabinet de la direction générale. Silence radio du côté de la mairie de Pantin. Pourtant, selon certains membres du Comité de vigilance, le maire PS de la ville ne serait pas étranger aux mésaventures de la famille Kraiker.

Dans un communiqué de presse du NPA, suite au coup de filet du 10 février, le parti anticapitaliste disait : « Le NPA exige l'arrêt des poursuites. Au contraire, ce sont les policiers agresseurs du 14 et du 26 décembre qui doivent être jugés et condamnés pour les violences et humiliations commises sur les habitants du 21 rue Auger. »

Le Comité de vigilance contre les violences policières à Pantin, qui a récemment créé sa page Facebook, maintient pour sa part sa version des faits. « Nous savons que le commissariat de Pantin a monté toutes cette affaire afin de discréditer les plaintes de la famille Kraiker suite aux violences subies par Zohra et ses enfants, ainsi que d'autres jeunes de Pantin en décembre 2015. Nous ne lâcherons pas. »