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Culture

La photographie d’Internet est la nouvelle photographie de rue

La réalité la plus vraie réside aujourd’hui dans les screenshots de Google Street View.

541 795 soleils trouvés sur Flickr (Partiel), 26/01/2006, par Penelope Umbrico

Dans mes bons jours, j’imagine que la réalité existe.

C’est-à-dire que je suppose que chaque perspective de chaque instant et de chaque endroit se produit pour de bon, que quelqu’un en fasse l’expérience, l’enregistre, le prenne en photo ou non.

Je pense que c’est en partie pour cela que j’ai toujours considéré la photo comme un moyen de conserver plutôt que de créer, un moyen d’éditer plutôt que d’écrire. Le légendaire conservateur du MoMA, John Szarkowski, l’a d’ailleurs mieux formulé que moi : « La photographie, ce n’est rien de plus que de montrer du doigt. »

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Il s’agit toujours de montrer quelque chose en réaction à quelque chose qui existe déjà. C’est le photographe qui choisit quels instants de ce monde fini valent la peine d’être gardés, puis qui décide quelles parties de ces extractions mérite notre attention : les seconds, troisièmes ou quatrièmes coups d’œil. Tout cela fait partie d’un long et douloureux processus de distillation : prendre l’immense masse de données visuelles qui compose ce monde pour en extraire une quantité digérable d’images potentiellement puissantes.

C’est pourquoi, tandis que la complexité et la profondeur visuelles des mondes virtuels se mettent de plus en plus à rivaliser avec celles du monde « réel », il est logique que certaines personnes les pointent du doigt. L’internet visuel, avec tous ses recoins et ses fissures, est un réservoir d’images encore peu exploité et d’ores et déjà prêt à être conservé. Si l’on veut, il s’agit d’une réplique de notre monde, à ceci près qu’il n’est pas encore sali par les touristes et leurs smartphones.

#27 144 277, Okeechobee, Floride, 2011. Image extraite de la série A New American Picture

Le projet New American Picture de Doug Rickard – une sélection de screenhots issus de Google Street View sur une année entière – est selon moi, une grande exploration de cet Ouest sauvage qu’est l’Internet d’aujourd’hui. J’ai vu des interviews dans lesquelles Rickard expliquait comment il avait procédé. Il avait vraiment l’air d’un gamin qui aurait découvert un tout nouveau terrain de jeu. À partir de Google Street View, il a entamé une immense collection de 100 000 images brutes. Ensuite, il a élagué cette collection à 10 000 photos 35mm, pour n’exposer finalement qu’une sélection de 20 photos.

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La première fois que j’ai vu le projet, j’ai essayé de flairer toutes les possibles traces d’insipidité émotionnelle. Comme si je pouvais me servir d’une sorte de sixième sens afin de détecter si ces images avaient été extraites d’une réalité composée de données – de 0 et de 1, donc – ayant remplacé la chair et les os. Mais tout ce que j’ai pu ressentir, c’est la puissance de ces photos. Chacune d’elles était empreinte d’une émotion ineffable, commune à la plupart des photos prises dans l’Amérique profonde.

Depuis quelque temps, Thomas Dworzak de Magnum Photos s’occupe de la conservation des photos qu’il trouve sur Instagram. Ayant couvert des zones de guerre durant la majeure partie de sa vie, Dworzak explore aujourd’hui la réalité virtuelle en se servant des hashtags et des centaines d’autres outils de recherche – en lieu et place des avions, de ses rencontres et de ses jambes. Le résultat tient dans une poignée de livres de poche, composés en majorité de streetshots non-retouchés, lesquels arrivent à capturer sans la moindre gêne l’atmosphère ambiante – notamment des tragédies telles que les attentats de Boston.

Ce que je préfère dans les collections Instagram de Dworzak (qu’il a par ailleurs composées sans la moindre intention de les vendre), c’est qu’elles font plus que de simplement illustrer la manière dont notre culture digère l’actualité : elles révèlent à quel point la création et le partage d’images sont devenus inextricablement liés à cette même digestion.

Tout cela pourrait faire office d’un énième blabla inutile et épuisant sur le thème bien connu du « Lorsque l’art rencontre Internet », type de blabla que beaucoup de gens sont fatigués de lire dans les commentaires sur le sujet et également fatigués de voir dans les galeries. Je pense en outre que cet épuisement est né de cette étrange – et globale – tendance à l’anxiété, qui va à l’encontre de la nature même de la photographie.

Les projets de Rickard et Dworzak, ainsi que ceux d’artistes tels que Penelope Umbrico et Mishka Henner, me rappellent que la photo est l’un de ces mécanismes qui nous permettent de surmonter le trop visuel du monde d’aujourd’hui. C’est un agglomérat de fréquences claires au milieu de cette gigantesque et écrasante cacophonie. À mesure que l’on tourne le bouton de volume (55 millions de nouvelles images sont uploadées chaque jour sur Instagram, ce qui représente une carte visuelle presque exhaustive des terres habitées), j’ai de plus en plus plus de reconnaissance pour ceux qui savent comment montrer du doigt.

Et puis merde. Ce dont je suis sûr, c’est que sans eux, tout ce trop visuel ne donnerait pas la moindre impression sur quoi que ce soit du monde qui nous entoure.

Gideon Jacobs est le directeur créatif de l’agence Magnum Photos. Il habite New York.