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Repose en paix, liberté de la presse en Égypte

Le journaliste Belal Fadl nous a parlé censures, voix dissidentes et marionnettes de l’État.

Des manifestants pro-Morsi, en décembre dernier. Photo via

Depuis la destitution du président égyptien Mohamed Morsi et la désignation des Frères musulmans comme « groupe terroriste », l’Égypte fait face à de nombreuses actions judiciaires et policières à forte connotation politique. Lundi dernier, 529 Frères musulmans ont été condamnés à mort, accusés de violences commises pendant l’été et du meurtre d’un policier. L’affaire date du 14 août 2013, quand plus de mille manifestants ont péri lors de la dispersion d’un sit-in au Caire qui s’opposait à la destitution de Mohamed Morsi. Ses sympathisants avaient alors manifesté à travers le pays, sombrant parfois dans des excès de violence.

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À en croire les avocats, des centaines de vies se sont jouées en deux jours de procès, sans même que la défense n’ait la possibilité de s’exprimer. Néanmoins, la sentence n’est pas définitive : la procédure n’ayant pas vraiment été respectée, un appel serait possible. De plus, la peine de mort n’est pas une pratique courante en Égypte, et une condamnation à mort doit toujours recevoir l’approbation du grand mufti, la plus haute autorité religieuse du pays.

De leur côté, la presse et les voix dissidentes peinent à se faire entendre. C’est précisément le cas du journaliste égyptien Belal Fadl. Chroniqueur depuis les années 1990, il a fréquemment changé de rédaction, toujours à cause du manque de liberté ressenti à un moment ou à un autre. Jusqu’ici sa popularité lui avait toujours permis de rebondir, mais aujourd’hui, la liberté d’expression fait apparemment plus peur que jamais en Égypte.

Le journaliste Belal Fadl. Photo via

En janvier dernier, il a mis fin à deux ans de collaboration avec Al-Chourouk, un quotidien intellectuel qui semblait être le dernier média égyptien où pouvaient s’exprimer des voix critiques du pouvoir. Cependant, sa dernière colonne n’aura jamais été publiée. Dans cet article (disponible en anglais ici), Fadl taclait discrètement Abdel Fattah Khalil al-Sissi, ministre de la Défense et figure indéboulonnable du paysage journalistique et politique égyptien. Je lui ai posé quelques questions pour en savoir plus sur sa démission et la censure dont il avait été victime.

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VICE : Pourquoi avez-vous cessé d’écrire pour Al-Chourouk ?
Belal Fadl : Je n’ai pas voulu trahir les lecteurs. J’aurais pu continuer à écrire aussi longtemps que je le voulais si j’avais accepté certaines limites. Mais je ne veux pas participer à la mascarade de la liberté d’opinion. Je refuse de prétendre être libre alors que je ne le suis pas. C’est dommage de dire ça d’Al-Chourouk. Certains journaux proches du pouvoir nous appelaient même la tribune des Frères musulmans, sous prétexte qu’on laisse des voix divergentes s’exprimer.

Que s’est-il passé exactement ?
Ma colonne devait être publiée un samedi. Ce jour-là, j’ai ouvert le journal et constaté que mon texte avait disparu, remplacé par des excuses signées de mon nom. Et la rédaction ne m’a rien dit entre le moment où j’ai envoyé l’article et sa publication.

Ce n’était même pas un article à charge. Je parlais du grand conseiller et célèbre journaliste égyptien Mohamed Hassanein Heikal – qui était le confident de Nasser – et des rumeurs prétendant qu’il conseille actuellement le général Sissi. Je citais également  un extrait d’un de ses livres où il s’afflige de voir que l’Égypte n’est dirigée que par des militaires, même s’il estime que c’est une chose inévitable, notamment à cause du manque de développement.

Vous en avez touché quelques mots au journal ?
J’ai immédiatement appelé l’administration pour qu’ils fassent l’intermédiaire entre le rédacteur en chef et moi. On m’a dit qu’il y avait un problème avec l’article, qu’il fallait le laisser tomber, mais qu’on m’encourageait à en écrire d’autres. J’ai répondu que je leur donnais trois jours pour publier ma chronique, sous peine de démissionner. J’ai ensuite fait savoir ce qui s’était passé, et c’est à ce moment-là que le journal a dit publiquement que l’article avait été retiré parce qu’il contenait des informations non vérifiées. Ce qui est absurde, sachant que je publie des billets d’opinion.

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C’est la première fois que vous rencontrez des problèmes avec la rédaction ?
J’ai travaillé très librement pour eux pendant deux ans. Mais après juillet, quand Sissi a demandé au peuple de descendre dans la rue pour le soutenir dans sa « lutte contre le terrorisme », l’atmosphère s’est assombrie.

En décembre dernier déjà, le rédacteur en chef et moi nous étions un peu accrochés. Finalement j’avais eu gain de cause. Mais au cours de notre discussion, presque pour plaisanter, j’avais mis Heikal sur le tapis. On m’a répondu que c’était aussi une ligne rouge à ne pas franchir : par respect pour ce grand journaliste, mais aussi parce que son fils possédait des parts du journal. Le fils en question a d’ailleurs précisé sur Twitter qu’il n’approuvait pas l’interdiction d’un article d’opinion.

Comment les pressions se font-elles sentir ?
La situation de la presse n’est pas exceptionnelle. Tout le pays est sous pression. Si on se permet la moindre critique du régime, on est qualifié de partisan des «  terroristes  » et des Frères musulmans - même si on a été, comme moi, toujours très critique de la confrérie. Maintenant, n’importe qui peut se retrouver accusé de complot. La loi est étrange de ce point de vue-là. On accepte des plaintes même s’il n’y a pas de preuve. C’est pour cela que des accusations de collaboration avec des pays étrangers pèsent contre moi et pas mal d’activistes.

Il est difficile de déterminer si les ordres viennent du régime ou des propriétaires des médias, qui peuvent parfois être plus royalistes que le roi. Le rédacteur en chef m’a plusieurs fois confié qu’il subissait de « nombreuses pressions ». Je lui ai répondu : « Que veux-tu que je fasse, que j’arrête d’écrire ? » Nous sommes très bons amis, il me demandait peut-être de ne pas faire trop de vagues. Mais au final, la déontologie est plus importante que l’amitié. Comment a évolué la liberté de la presse après la destitution de Moubarak ?
Sous Moubarak, nous ne bénéficions pas non plus de beaucoup de libertés. Mais les gens croient aujourd’hui en la propagande gouvernementale. A l’époque, ils comprenaient qu'elle n'était que frime et exagération. Aujourd’hui, ils ont peur du terrorisme et des couteaux qu'ont les islamistes entre leurs dents.

Je ne suis pas un idéaliste déconnecté des réalités. Je sais que la liberté de la presse n’est pas une chose simple à obtenir et qu’il faut se battre tous les jours pour elle. Il est de notre devoir de résister aux pressions et de nous poser les questions que les citoyens n’ont pas le temps d’aborder. Je ne crois pas complètement à l’objectivité du journaliste, mais ce n’est pas parce qu’on n’aime pas les Frères qu’il faut s’empêcher d’admettre les faits ou d’appeler un chat un chat. En l’occurrence, il faut admettre que les mille manifestants pro-Morsi tués en août dernier ont été victimes d'un véritable massacre. Il n'y a plus de média objectif. Aujourd'hui, les journalistes sont des marionnettes des services secrets ou des propagandistes des Frères musulmans. Seuls le présentateur Yosri Fouda et le satiriste Bassem Youssef se permettent encore de parler ouvertement.

Comment voyez-vous l'avenir  ?
Auparavant, à chaque fois que je démissionnais, je me retrouvais avec des dizaines de propositions. Aujourd’hui, je n’ai plus rien. Je vais sans doute travailler avec le journal libanais Al Modon et Mada Masr, un site internet égyptien indépendant – qui a aussi une version anglaise – où écrivent beaucoup d’activistes. La déontologie et les propriétaires de ces deux médias me semblent convenables.

Sophie Anmuth est une jeune journaliste basée au Caire qui collabore notamment avec Ouest France et IRIN. Elle est sur Twitter : @tweesop