Le modafinil est en passe de tous nous transformer en travailleurs surhumains

Votre carrière ne se porterait-elle pas mieux si vous aviez une meilleure capacité de concentration? La mienne, si. Imaginez un peu : une journée de travail sans distraction, ou le concept même de repos serait réservé aux faibles et aux personnes puériles, et ou votre esprit serait aussi acéré qu'une lame de rasoir.

Les médicaments à l'étude – ou, plus exactement, les médicaments sur ordonnance utilisés à d'autres fins que celles prévues – n'ont rien de nouveau. Les avantages et les inconvénients sont connus. La Ritaline, par exemple, qui est destinée à traiter le trouble du déficit de l'attention et la narcolepsie, améliore la concentration. Cependant, elle est hautement addictive et comporte un risque de dépendance psychologique et physique. La concentration intense peut avoir un effet contre-productif: un ami m'a dit que la veille de son examen final, il avait malencontreusement passé des heures à ranger les livres de sa bibliothèque par ordre alphabétique et à nettoyer son appartement au lieu de réviser. Puis vient l'Adderall, qui augmente la concentration et peut être substitué la coke en soirée, mais dont la consommation continue peut mener à la paranoïa, l'anxiété et la dépression. Une autre amie m'a mis en garde contre l'éthylphénidate, qui est similaire à la Ritaline, car, selon elle: « C'est horrible, on a l'impression de subir sept crises cardiaques en même temps. Je ne le souhaiterais même pas à mon pire ennemi. »

Cependant, une pilule gagne en notoriété en Grande-Bretagne et outre-mer : la « pilule Limitless », le modafinil – le seul médicament dont les effets ont été prouvés cliniquement. Le modafinil rend les gens alertes sans être aussi intense que d'autres médicaments. Le professeur Barbara Sahakian, qui mène des études sur le modafinil, est d'avis qu'il ne vaut mieux pas en prendre tant que nous n'en connaissons pas les effets sur le long terme. Néanmoins, les nombreuses études qu'elle a réalisées n'ont démontré aucun effet secondaire. Selon les experts, cette pilule serait légale et sûre. La norme voudrait-elle bientôt que tout le monde avale des pilules pour se concentrer?

Oui, si l'on en croit la hausse spectaculaire du modafinil au sein des universités. Un étudiant sur quatre déclare en avoir déjà pris. En 2013, Sky News a révélé que le médicament faisait l'objet d'un véritable marché noir sur les campus. Les dealers ont été surpris de la rapide augmentation des prix. « Il y a quelques années, j'achetais du modafinil pour presque rien », déclare l'un d'eux. « C'était juste des pilules pas chères en provenance de Bombay. Maintenant, elles valent trois à quatre fois plus cher.»

Or, si nous savons que la pilule fonctionne, nous ne savons pas comment. Synthétisé en France dans les années 1970, le modafinil a été approuvé comme traitement pour la narcolepsie et autres troubles du sommeil en 1998. Certaines études suggèrent qu'il affecte le cerveau de la même manière que les amphétamines ou la cocaïne. Le professeur Anjan Chatterjee m'a raconté que, sur les modèles animaux, le modafinil augmente les niveaux extra-cellulaires de la dopamine – l'hormone que nous libérons lorsque nous mangeons ou que nous faisons l'amour. Ce qui signifie que, à l'instar des autres médicaments, le modafinil pourrait s'avérer addictif, mais aucune étude à long terme ne le prouve – nous ne savons pas non plus s'il est dangereux ou non. Nous ne savons pas de quelle manière il affecte les personnes ayant des soucis de santé mentale, ou comment il interagit en complément des traitements contre la maladie mentale.

« J'aimerais que le gouvernement se penche sur les interactions entre les médicaments », déclare le professeur Sahakian. « Cela permettrait aux jeunes victimes de dépression ou d'anxiété, par exemple, d'être capables d'aller voir le médecin et de lui dire: "J'aimerais vraiment utiliser ce médicament, mais comme vous le savez j'utilise déjà celui-ci. Est-ce que je peux utiliser les deux sans danger?" Cela permettra au médecin de mieux guider ses patients. »

À l'inverse, nous ne savons pas à quel point le modafinil est brillant. « J'ai utilisé le modafinil en supplément du traitement de la schizophrénie, pour essayer d'améliorer la fonction cognitive des patients qui retournent au travail ou à l'université », explique Sahakian. « Je pense que cela pourrait être un bon moyen d'améliorer les capacités cognitives des personnes qui souffrent de divers problèmes de santé mentale. »

Photo publiée avec l'aimable autorisation de Sebastián Serrano

J'ai voulu savoir si le modafinil pouvait avoir un quelconque effet sur moi et m'en suis procuré par l'intermédiaire d'un ami. En fouillant sur internet, j'ai trouvé un site qui vendait 40 pilules de 200mg pour 66 €, ce qui semblait être un prix raisonnable – il suffit d'une pilule à 1,65 € par jour pour survivre à toute une session d'examens.

Le site conseillait aux débutants de ne prendre que 100 mg, ou une moitié de comprimé, pour commencer. À 10h45, j'ai divisé le comprimé en deux et l'ai avalé. À 11h30, je ne sentais aucune différence. En grande impatiente que je suis, j'ai immédiatement pris la seconde moitié. J'ai commencé à ressentir les effets à midi : c'était comme boire un café très fort, la nervosité en moins. J'ai réalisé que je ne voulais faire rien d'autre qu'écrire cet article. J'étais censée appeler des amis au déjeuner, mais cette idée m'ennuyait terriblement. Autres effets : habituellement, j'ai une faim de loup dès 13 heures, mais j'avais complètement perdu mon appétit. Ma bouche était comme un sac de sciure, et les litres d'eau que j'ingurgitais n'y faisaient rien. Je n'ai bu aucun café de la journée et n'en ai même pas éprouvé le besoin, ce qui est inhabituel, étant donné que c'est un élément vital de ma routine quotidienne. Plus tard, mon rédacteur en chef m'a demandé d'éditer l'article de quelqu'un d'autre, et je n'avais pas été aussi irritée depuis longtemps. Je me suis surprise à grogner devant mon écran.

Quand je ne me comportais pas en connasse intolérante, j'éprouvais un vrai sentiment de bonheur. Je prenais plus de plaisir à travailler que d'habitude. Selon le Dr Scott Vrecko, si le modafinil n'augmente probablement pas la capacité d'une personne à recevoir, mémoriser et traiter l es informations, il peut avoir un effet positif sur l'humeur lors de l'exécution de certaines tâches. Vrecko a passé quelques semaines dans une université américaine afin de recueillir des témoignages d'étudiants qui consommaient de l' Adderall. Beaucoup ont dit que grâce à la pilule, ils se sentaient plus aptes à effectuer leurs tâches – et ce avant même d'avoir commencé.

Alors que je tapais sur mon clavier, je n'arrivais pas à identifier les effets réels de la prise de modafinil au travail. Je me défoulais sur mon article à un rythme effréné sans jamais être tentée de jeter un œil sur Twitter, Facebook, ou toute autre plate-forme de procrastination. Les seuls inconvénients immédiats étaient a) que ça me rendait très excitée, ce qui, au travail, n'est pas idéal, et b) que j'ai eu un mal de tête lancinant à partir de 15 heures jusqu'au lendemain.

Étant donné que de plus en plus d'étudiants utilisent ce type de médicaments, les universités vont devoir se pencher un peu plus sur la question. Plus tôt cette année, un médecin de l'université de Bristol a déclaré, au sujet de la montée du modafinil, qu'elle avait vu des étudiants présenter des effets secondaires comme « de l'agitation, de l'anxiété et l'impression d'être à bout de nerfs » à cause de la surconsommation. Certes, les universités ont eu une prise de conscience, mais leurs positions officielles sur le sujet sont loin d'être largement diffusées.

Un porte-parole de Bristol m'a dit : « La Ritaline, un médicament de classe B, serait considérée illégale chez nous, à moins que l'étudiant ait une ordonnance. Le modafinil, bien que sur ordonnance seulement, est légal, et donc un étudiant qui en aurait ne porterait pas atteinte au règlement universitaire. » Cependant, le porte-parole a poursuivi en disant que si sa consommation devient hors de contrôle, l'université envisagerait son interdiction.

Selon un porte-parole de l'Université d'Oxford : « Si les psychostimulants posent effectivement problème à Oxford, nous attendons d'avoir des preuves réelles pour prendre des mesures. Nous conseillons vivement aux étudiants de ne pas prendre ces médicaments s'ils n'ont pas d'ordonnance du médecin. Cela mettrait leur santé en danger. » D'autres universités ont choisi de ne pas répondre, ce qui implique que soit elles ignorent le problème, soit elles ne veulent pas être associées à la drogue, d'aucune manière.

Cette approche, sans surprise, crée ses propres problèmes. « La coercition indirecte est un gros problème pour ce qui est des psychostimulants», a expliqué le professeur Sahakian. « Certains étudiants m'ont dit qu'ils ne tenaient pas particulièrement à prendre ces médicaments, mais qu'ils subissaient une pression – celle de savoir que les autres élèves en prennent pendant leurs examens. Ils ont peur d'être à la traîne. Un collègue a réalisé une enquête auprès de 1 400 personnes partout dans le monde ; une personne sur cinq consomme des psychostimulants. Il a posé plusieurs questions, dont : "Pensez-vous que des enfants en bonne santé devraient être autorisés à utiliser ces médicaments?" et les gens ont répondu non. Il a ensuite demandé : "Si vous appreniez que des camarades de votre enfant utilisaient ces médicaments, en donneriez-vous à votre enfant aussi ?" Un certain pourcentage a déclaré que oui. » enfant

C'est une chose d'en consommer pendant les années de fac, mais que se passerait-il si le modafinil devenait partie intégrante de la culture du travail? Si je connaissais d'autres journalistes qui prenaient ce médicament et qui, grâce à ça, écrivaient de super articles, je m'y mettrais sans doute aussi. Un monde où les cols blancs puissants s'enfoncent des pilules dans la gorge pour rester alertes semble horrible – mais familier. Nous buvons du café et du thé toute la journée pour tenir. La tasse de café à emporter est pratiquement devenue obligatoire pour réussir à faire quelque chose. Pour autant, cela ne signifie pas que tout le monde en boit – beaucoup choisissent de ne pas le faire.

Selon Sahakian, dans certaines industries, l'utilisation du modafinil est déjà monnaie courante. Elle connaît des professeurs qui en prennent pour terminer un papier ou faire une conférence quand ils sont fatigués. En tournée, les musiciens prennent du modafinil pour se réveiller avant un concert lorsque leur horloge biologique est brouillée. « Les militaires en ont consommé pendant très longtemps », a-t-elle expliqué. « Ils en ont besoin pour rester éveillés et vigilants, surtout lorsqu'ils doivent faire la guerre. C'est la même chose pour les pilotes qui doivent faire des vols long courrier. Cela leur permet de rester en forme pendant très longtemps ».

Bien que l'idée que des pilotes d'avion soient tenus éveillés chimiquement fasse un peu peur, Sahakian n'est pas contre l'utilisation du modafinil. « Parfois, il peut même être préférable d'en prendre – c'est le cas pour les médecins de nuit ou les chauffeurs de bus qui ramènent les enfants à la maison », dit-elle. « Il y a eu un accident il y a quelques années: un chauffeur de bus s'est endormi au volant et beaucoup d'enfants sont morts. Si cette personne avait pris du modafinil, peut-être que cela ne serait pas arrivé. Beaucoup de gens disent : "Eh bien, ces gens ont simplement besoin d'une bonne dose de sommeil", mais si vous êtes un travailleur posté, il est parfois difficile de bien dormir la journée, surtout si cela n'arrive pas tout le temps. Les médecins n'ont jamais le même rythme. On ne connaît pas non plus la qualité du sommeil d'une personne. Même en bonne santé, nous ne sommes pas toujours au meilleur de notre forme, à cause du stress ou des pressions externes. »

D'un point de vue éthique, ces arguments tiennent la route. Mais exercer votre travail habituel – moi écrivant cet article, un exemple classique – n'est pas une question de vie ou de mort, mais c'est dans notre société compétitive fondée sur la connaissance que nous pourrions plus vraisemblablement voir une croissance dans la consommation de modafinil. Comme le professeur Chatterjee se le demande : même si le modafinil s'avère être sûr, à quoi bon l'utiliser de plus en plus? Et, surtout, allons-nous aimer ses effets sur le long terme ?

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