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LE NUMÉRO QUI COMPTE

Distant Planet

Lorsqu'on m'a demandé d'écrire pour VICE j'ai hésité quelque temps. Puis, en relisant Le Monde Perdu de Conan Doyle, je me suis imaginé en Edward Malone des temps modernes, journaliste explorant le monde en quête de créatures mystérieuses et de...

Lorsqu’on m’a demandé d’écrire pour VICE j’ai hésité quelque temps. Puis, en relisant Le Monde Perdu de Conan Doyle, je me suis imaginé en Edward Malone des temps modernes, journaliste explorant le monde en quête de créatures mystérieuses et de phénomènes étranges. Mais dès la première conférence de rédaction, le spectacle d’une équipe de stagiaires cumulant les heures sup’ non payées dans une cave m’a fait réaliser que mon champ d’investigation ne dépasserait jamais la zone 2 du passe Navigo. Qu’importe, Julio Cortàzar a bien réussi à trouver au cœur du 7e arrondissement un animal assez mystérieux pour lui consacrer l’une de ses meilleures nouvelles1 : l’axolotl. C’est au Muséum d’histoire naturelle qu’il découvrit cette sorte de salamandre vivant dans les lacs mexicains et qui suscite depuis deux siècles un grand intérêt scientifique en raison de ses caractéristiques biologiques peu ordinaires. Animal jugé archaïque, il est doué d’une forte capacité de régénération : ses blessures guérissent en reconstituant les tissus et ses membres amputés repoussent. Mais sa particularité la plus remarquable est qu’à l’inverse de la plupart des amphibiens chez qui la larve aquatique se métamorphose en une forme adulte terrestre, l’axolotl ne se transforme que très rarement et peut se reproduire à l’état larvaire, phénomène appelé néoténie. C’est en raison de cette capacité ridicule qui consiste à pouvoir baiser tout en restant un gros bébé immature que les intellectuels (comme l’écrivain de SF Robert Abernathy2 ou bien encore le philosophe Giorgio Agamben3) ont fait de cet animal qui ressemble au croisement d’un lézard et d’un poulet déplumé, un mythe littéraire, une métaphore de notre espèce qui persiste à demeurer imberbe et à se comporter comme une merdeuse toute sa vie. Après avoir épuisé les musées et les animaleries parisiennes j’ai fini par désespérer de faire une rencontre aussi intéressante dans l’enceinte du périphérique. Je me suis résigné à contrer mon désespoir en écoutant le dernier album de Legowelt dans un lieu approprié : une cave sombre de Château-Rouge remplie de néons, de lampes à sodium, de polyéthylène téréphtalate métallisé, de bidons d’acide phosphorique et de pompes en tous genres alimentant qui une installation hydroponique, qui de grands aquariums aux couleurs éclatantes. Alors que je fixais ces incroyables paysages, ces écosystèmes maîtrisés de main de maître, mon hôte me montra un récipient sur lequel était écrit Chelinodura varians et en sortit une petite limace noire striée de lignes bleues électriques qu’il plongea dans le bassin « tropical ». Ce n’est pas tant cet animal qui me fascina, mais ses proies que mon ami espérait éradiquer à l’aide de cette chose molle et fluo : les planaires, petits vers plats à tête triangulaire d’à peine quelques centimètres. Si vous coupez la tête d’un axolotl, il se vide lamentablement de son sang, mais si vous coupez la tête d’une planaire vous en obtiendrez deux : chaque tronçon coupé donnera un individu complet. L’Hydre de l’Herne n’est rien face à ce turbellarié capable de se régénérer à partir d’une seule cellule souche. Si vous désirez un monstre, sachez que le tronçon le plus proche de la tête donne une planaire avec une deuxième tête à la place de la queue. Mais peut-être préférez-vous que les deux têtes soient contiguës ? Il n’y a qu’à couper la moitié de la tête d’un de ces invertébrés, ou bien greffer dans le corps d’une planaire un morceau de la tête d’une autre. En prime, ces animaux peuvent survivre six mois sans manger. Question controverse scientifique ils n’ont rien à envier à l’axolotl. En 1962 le professeur James V. McConnell de l’Université du Michigan fit couler beaucoup d’encre après la publication de « Memory Transfer Through Cannibalism in Planarians »4. Dans cet article il révélait qu’après avoir conditionné des planaires à esquiver des chocs électriques puis fait dévorer leur matière cérébrale par leurs congénères non dressées, ces dernières avaient assimilé l’enseignement. Ses théories lui valurent une certaine célébrité et ont conduit les planaires jusque sur le plateau du Steve Allen Show en 1964. Cette même année, McConnell a peut-être croisé sur le campus d’Ann Arbor un jeune étudiant en mathématiques alors inconnu qui vingt ans plus tard deviendrait le célèbre Unabomber et tenterait de le tuer en lui envoyant un colis piégé. Theodore Kaczynski, fervent opposant à la société technologique, n’a probablement pas apprécié les travaux du biologiste partisan du béhaviorisme. Persuadé que dans le futur l’humanité serait programmée par des drogues, McConnell tendait à démontrer par ses expérimentations sur les planaires que la mémoire pouvait être transférée chimiquement. En dépit de ses caractéristiques incroyables et du fait qu’on la trouve dans la moindre mare d’eau stagnante et jusque dans nos salons dotés d’aquariums, la planaire n’a inspiré personne à l’exception du graveur néerlandais Escher qui lui a consacré une très jolie gravure – l’année où Cortàzar écrivit Axolotl (1959). Régénération cellulaire hors du commun, transfert de mémoire par cannibalisme et terrorisme surclassent pourtant nettement la capacité de gros bébé de l’axolotl et les querelles taxinomiques entre vieux barbus qu’il a déclenchées il y a plus d’un siècle. Son seul avantage est d’avoir un nom inspiré par le dieu de la Mort aztèque, bien plus littéraire que le trop prosaïque « planaire ». OK, il semblerait que cette histoire de transfert de mémoire ait été invalidée depuis pas mal d’années, mais si d’aventure vous décidiez de poursuivre les expérimentations sur les planaires ou de rééquilibrer les rapports de force entre espèces dans les lettres, voici une sélection d’EP propices au travail de laboratoire comme à l’écriture : Legowelt – The Teac Life, autoproduit (La Haye)
Kartei – Kartei (WT08), WT Records (New York)
Legowelt – Distant Planet Star Trek Remix (CRJAK 13), Crème Organization (La Haye/Leiden)
Sendex – Jams from the Past, Bunker Records (La Haye)
Simoncino – The Warrior Dance EP part#1 (LAX 123), Skylax Records (Paris)


1 CORTÀZAR Julio, Axolotl, 1959 : clg-roland-44.ac-nantes.fr/IMG/pdf/Julio_Cortazar-_les_Axolot.pdf
2 ABERNATHY Robert, « Axolotl », in The Magazine of Fantasy & Science Fiction, janvier 1954
3 AGAMBEN Giorgio, Idée de la prose, Christian Bourgois, 1988
4 MCCONNELL James V., « Memory Transfer Through Cannibalism in Planarians », in J. Neuropsychiatry #3 (suppl 1), pp 542-548, 1962