S’enfermer délibérément pendant plus d’un mois dans une grotte ? La plupart refuserait poliment avant de s’enfuir en courant face à une telle proposition, en particulier après les confinements à répétition que nous avons vécu dernièrement. Et encore, cette fois, nous avions accès aux rayons du soleil et à notre montre. Ça n’a pas empêché quinze Français de se lancer dans cette expérience pour analyser la réaction de l’homme et du cerveau face à l’isolement et la perte de repères temporels en groupe.
Huit hommes et sept femmes, âgés de 27 à 50 ans, ont été sélectionnés. Une bijoutière, un prof de maths, une infirmière et d’autres profils encore forment ce groupe qui se doit d’être le plus varié possible. Cette mission scientifique, nommée Deep Time, a pris place dans la grotte de Lombrives en Ariège. À l’intérieur, plusieurs salles aménagées pour accueillir les participants : un camp de vie pour se restaurer et se retrouver, un espace de sommeil ainsi qu’un abri scientifique pour effectuer les différents protocoles.
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En une dizaine de jours seulement, les équipiers ont tous perdu la notion du temps et se sont retrouvés à des cycles de vie et de sommeil différents. Le même jour, certains entamaient leur 9ème cycles, d’autres le 10ème, 7ème ou encore le 8ème. En plus de ce confinement, les participants ont fait face à des conditions beaucoup plus abruptes que prévues. La température ambiante de 10°C et le taux d’humidité de 100% se sont ajoutés aux autres prérequis.
Libérés il y a moins d’une semaine et munis de lunettes de soleil pour se protéger de la lumière, dont ils ont été privés, les participants racontent enfin leur mission. Après de longues siestes, ils commencent à analyser toutes les informations collectées pour en savoir plus sur notre cerveau.
Le créateur de ce projet, Christian Clot et une des équipières, Kora Saccharin, analyste en intelligence économique de formation, reconvertie en aventurière pour l’occasion, ont accepté de raconter à VICE ces 40 jours.
VICE : Comment vous êtes-vous lancés dans ce projet ?
Kora Saccharin : Je trouvais que l’idée de se priver de soleil avait quelque chose de fascinant. C’est tellement structurel dans notre vie que l’enlever et voir ce qui se passe, ça suppose une aventure humaine qui m’intéressait. Il y aussi toute la partie scientifique, le fait de participer modestement à la connaissance, c’est ça qui donne du sens au fait de se mettre dans une situation difficile.
Christian Clot : J’avais envie de travailler sur l’effet du temps sur le cerveau et surtout l’effet de groupe. Quand y a eu l’effet de la Covid-19, c’est devenu une évidence parce qu’on avait une majorité de la population qui était fatiguée mentalement, on a vu que le confinement avait un impact très fort sur la société qui déclarait avoir perdu le rapport au temps. En moyenne, 70% des personnes étaient dans des états de fatigues mentales légères à profondes. Et pour certains, ils ont perdu la notion du temps durant la crise sanitaire.
Est-ce que vous avez eu une préparation physique particulière ?
Kora Saccharin : Le critère principal c’était avoir des personnes solides émotionnellement pour éviter des accidents. C’est le seul point où il y a eu une sélection. La partie des techniques de camp, kayak pouvait toujours s’acquérir et la partie physique aussi, n’importe qui pouvait arriver à un niveau minimal pour participer. On s’est surtout entraîné à la formation sur les cordes, au rappel et à la remontée pour la grotte.
Christian Clot : Le but c’était de se plonger de la même manière qu’est plongée une personne soudainement dans le confinement. Il fallait le moins de préparation possible.
Cela ne fait que quelques jours que vous êtes sortis de terre, comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Kora Saccharin : Bien mais il y a eu des choses un peu bizarres. Après la sortie de la grotte, on a été plusieurs à un peu planer, nos familles nous l’ont dit, j’étais presque trop calme. Par exemple, à l’aéroport, j’ai failli partir en oubliant mon bagage en soute, ce qui ne me serait jamais arrivé avant. Il y a une sorte de distraction qu’on n’avait pas dans la grotte qui est vraiment la conséquence de notre sortie.
Christian Clot : J’ai vécu une expérience assez forte, assez particulière. Je devais gérer les protocoles scientifiques donc je n’ai pas pu vivre Deep Time comme les autres. J’ai pu me déplacer dans la grotte mais pas autant que je l’aurais voulu.
Comment avez-vous vécu cet enfermement ?
Kora Saccharin : Les premiers jours, j’étais un peu tendue. Le plus dur, au début, c’était de se réveiller en pleine nuit. Quand vous vous réveillez et qu’il fait tout noir, vous vous rendormez et vous vous réveillez à nouveau. À un moment donné, il faut se forcer à bouger même si on sait que le soleil ne va se lever. Petit à petit, on s’est mis à reconnaître les pas des autres qui passaient devant les tentes et ça vous décide à vous aussi vous lever. Vous reconnaissez le pas de telle personne et vous vous dites que aimeriez bien prendre votre petit déjeuner avec elle. Les repas étaient aussi perturbés. Tout le monde mangeait tout le temps, lorsque je voyais quelqu’un manger je grignotais. Petit à petit, j’ai pris mes marques et j’ai adopté une certaine routine. Le matin, mon sport, le petit dej, la science puis la lecture.
Christian Clot : On est coupé de tout ce qui fait notre vie de tous les jours : les mails, le téléphone, les réseaux sociaux, les mauvaises nouvelles dans le journal… Ça peut être perturbant à un moment donné puisqu’on est coupé du rythme du monde entier. À contrario, ça fait gagner des heures par jour, ça génère au cerveau un temps d’objectivation qui est beaucoup plus important. Quand on enlève la charge mentale de tout ce qui nous occupe, on redonne au cerveau sa capacité de fonctionner, d’avoir du temps pour penser, c’est agréable.
Ça fait quoi de perdre la notion du temps ?
Kora Saccharin : On se posait souvent des questions par rapport aux autres. On a vite remarqué qu’on avait des notions différentes. Ceux qui pensaient avoir fait une petite sieste ou une balade de quelques minutes alors qu’ils étaient partis 5-6h. On était capable d’estimer quelques minutes mais pas plus, même pour une heure c’était variable, ça devenait juste longtemps ou très longtemps. Je me souviens d’une fois où on faisait du vélo pour produire de l’électricité avec un autre membre. Au bout d’un moment, j’en avais marre de pédaler, je lui ai dit que je pensais que ça faisait au moins une heure, lui disait que ça faisait seulement 20 minutes. Alors qu’on était ensemble depuis le début. En fonction de l’activité que vous pouvez faire, la perception change. C’est le cas dans la vie de tous les jours. Il y a des activités où vous ne voyez pas le temps passer. On a remarqué qu’on prenait aussi beaucoup plus de temps pour faire des choses en sortant de la grotte.
Christian Clot : En tant qu’être humain, on est défini par la gravité, l’oxygène et le temps. Quand on enlève ces paramètres, on se dit toujours qu’il va y avoir un problème. Visiblement, le temps est le plus facile à gérer. Si on accepte l’idée que ce n’est plus l’extérieur qui gère notre vie mais nous et notre perception, c’est tout de suite moins compliqué. Le plus perturbant, c’est de ne pas savoir combien de temps on a dormi. On essayait de se baser sur les autres, sur ce qu’ils avaient eu le temps de faire pendant notre sommeil pour avoir une estimation. C’est un grand luxe de pouvoir écouter son corps mais au niveau de l’organisation c’était compliqué, on ne pouvait pas se dire à quelle heure on avait rendez-vous par exemple.
Question pratico-pratique : comment faisiez-vous vos besoins ?
Kora Saccharin : On avait des toilettes sèches. On faisait dans des bidons de toilettes avec des cuvettes. On devait forcément fermer le bidon après notre affaire car dans une grotte il n’y a pas de circulation d’air. Si ça reste ouvert, les odeurs stagnent. Au fur et à mesure, on sortait les bidons dans un sas en lien avec l’extérieur.
Être enfermé avec plusieurs personnes dans ces conditions, ça amène forcément à des tensions non ?
Kora Saccharin : Il y a eu mais elles auraient été les mêmes que s’il n’y avait pas eu la grotte je pense. Elles sont liées à des visions de vie différentes, les gens n’ont pas les mêmes manières de faire la vaisselle, de ranger les choses etc.. On a résolu ces désaccords en dialoguant. Le fait de supprimer les contraintes horaires et de pouvoir dormir autant qu’on veut a permis d’apaiser beaucoup de tensions. Mais c’était un risque, on avait envisagé qu’il puisse y avoir des disputes ou des personnes déprimées. Ça n’a finalement pas eu lieu.
Christian Clot : Je devais passer un certain temps à gérer le groupe, à parler aux gens, anticiper les problèmes. Mon rôle de responsable, c’était d’éviter les tensions, parler, être proactif sur la manière de fonctionner. Ça permet de rester stable.
Comment avez-vous réagi quand on vous a dit que c’était fini ?
Christian Clot : C’était une grande surprise, on ne s’y attendait pas, on pensait qu’il nous reste encore une dizaine de jours, nous n’avions pas fini tout ce que nous devions faire. Ça n’a pas forcément bien été pris. Mais quand on est sorti, c’était très agréable de sentir le soleil, ressentir la chaleur sur la peau, sentir les odeurs, c’est puissant de tout retrouver.
Est-ce que vous remarquez déjà des différences depuis votre retour ?
Kora Saccharin : Nous venons de faire des IRM pour voir la différence entre l’avant et l’après. Pour ma part, il y a eu une grosse différence sur les tâches de mémoire, j’avais beaucoup plus de mal à me concentrer, j’étais plus lente. On avait aussi deux électrodes derrière les oreilles pour stimuler toute l’oreille interne. La première fois, avant l’expérience, ça m’a fait un peu tanguer, comme si j’étais sur un bateau, mais là je suis tombée, j’avais beaucoup de mal à tenir debout. Le médecin m’a expliqué que le cerveau pouvait adopter différentes stratégies pour se tenir droit. En 40 jours, il peut comprendre que la stratégie visuelle dans un environnement pauvre en lumière et en couleur n’est pas la bonne et changer. Et donc opter sur le fait d’avoir davantage d’oreille interne que visuelle. Ce sont des écarts très intéressants car immédiatement tangibles.
Quel est votre prochain objectif ?
Christian Clot : On a des milliers de données et des centaines d’heures de vidéos et d’images à analyser. Il y a des observations qui sont déjà assez claires. On voit bien que le groupe nous aide à aller plus loin. On a remis en place une volonté commune d’agir, le groupe s’est assez naturellement synchronisé. On n’avait pas forcément les mêmes cycles mais on était souvent dans des rythmes communs, il y avait des moments où tout le monde dormait par exemple. On a aussi remarqué que sans but, sans volonté, on n’arrive pas à se motiver, c’est très puissant et fort. C’est l’effet de groupe qui nous a poussés. Ça rappelle forcément le confinement où on ne pouvait pas se projeter à long terme. Tous les participants vont aussi être suivis pendant six mois pour vérifier leur état de santé.
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