Avec l’extrême gauche dans les cortèges des manifestations

J’ai pris les photos de cette série sur quatre journées différentes. Celle-ci commence à Lyon le 28 avril, s’y poursuit avec les 17 et 19 mai, avant de se terminer à Paris le 14 juin. À la suite d’une manifestation à Lyon, un collège désaffecté a été occupé. Une photo y a été faite avant que la cave ne prenne « mystérieusement » feu à la faveur de la nuit.

Comme les divers médias l’ont relaté, la France a vécu un mois et demi de manifestations où les têtes de cortèges étaient offensives. Au 6 juin, il y avait eu 753 procédures judiciaires intentées à des manifestants de presque tous les âges et de toutes origines sociales. Des peines de prison ferme avec mandats de dépôt ont été prononcées, ce qui est d’ordinaire plutôt rare pour des incarcérations de courte durée. En revanche, il est difficile de connaître le nombre exact d’arrestations et de gardes à vue : toutes ne débouchent pas sur des plaintes, mais on peut raisonnablement miser sur le double.

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Quant au nombre de manifestants, je n’alimenterai pas la bataille de clocher entre préfecture et centrales syndicales. Le fait est qu’il y avait beaucoup de monde. Mais surtout beaucoup de monde très énervé et déterminé, ce qui est une nuance qualitative non négligeable.

Pour les syndicats, le 14 juin marquait la neuvième journée d’action nationale et de manifestations. Beaucoup d’autres, dites sauvages car non déclarées en préfecture, ont eu lieu. Ces manifestations ont aussi vu l’apparition en nombre de « street medic », ces mecs et ces filles qui se sont donné pour tâche de soigner les manifestants blessés. Cela témoigne bien sûr de la violence des affrontements et du niveau d’organisation atteint. Du coup – et comme lors de tous les conflits de haute intensité – il y a eu des blessés graves. Là encore, difficile d’en connaître le nombre précis. D’autant qu’on ne compte plus les blessures simples : hématomes et points de suture.

Côté policier, la comptabilité est un peu mieux tenue. Au 3 mai, après deux mois de manifestations, le ministère de l’Intérieur faisait état de 300 policiers et gendarmes blessés au cours d’opération de maintien de l’ordre. Après la manifestation nationale du 14 juin, les différents syndicats de police ont avancé des nombres allant de 100 à 200 blessés pour cette seule journée. Plus nombreuses encore sont les vitrines de banques, d’assurances, de grandes enseignes, de magasins de luxe, d’abribus et autres panneaux publicitaires ou agence de l’État à avoir été brisées. Je ne parlerai pas des vitres de l’hôpital Necker, qui relève plus du psychodrame médiatique.

Étant donné la dureté des affrontements à ce carrefour, c’est un miracle qu’elles n’aient été que si peu endommagées.

1 500 gendarmes mobiles et CRS, plus un millier de policiers ont été déployés pour la journée du 14 juin. Environ 1 500 grenades lacrymogènes et 175 grenades de désenserclement ont été tirées. Rapporté à la longueur du parcours, cela en fait une toutes les trois mètres et demi.

Lorsqu’on prend des photos d’affrontements, on s’expose. Certains photographes ont été blessés ; l’un d’entre eux vient tout juste de sortir du coma, il était manifestant selon Le Monde . Si à Lyon les affrontements relèvent davantage de l’escarmouche, avec des échanges et engagements très brefs, ce que j’ai vu à Paris ressemblait à une bataille prenant la forme d’une course de 5 kilomètres. L’intensité était impressionnante. J’essaie d’avoir un œil pour l’appareil, un œil pour moi. Aussi, j’évite de photographier une personne en train de commettre un acte potentiellement répréhensible par la loi, bien que les images de tags, de destruction de mobilier, de jets de pierre ou mieux, de cocktail Molotov puissent être sensationnelles.

Mais il y a des moments où il n’est juste plus possible de photographier. Quand les charges se multiplient et qu’un groupe est noyé sous les lacrymogènes, il n’y a rien à faire. Personne, hormis les policiers et les émeutiers, ne sait réellement ce qu’il se passe dans ces moments-là. Parfois, au milieu d’émeutes, se trouvent des gens qui n’avaient absolument pas prévu d’être là. Comme ce SDF, allongé sur un duvet à côté de son sac à qui les medics proposaient du sérum pour se rincer les yeux – ce qu’il a poliment refusé.

Les individus prenant part aux affrontements souhaitent disputer à l’État son monopole de la violence légitime. Car y parvenir lui ôterait toute crédibilité et a fortiori un pilier essentiel de sa légitimité. Plus que le retrait de la Loi travail, il me semble que ces gens visent le renversement du gouvernement, la destitution de l’État et l’avènement d’une forme organisationnelle locale sur la base de la Commune.

Je sais que cela peut sembler fou mais c’est, je crois, la seule lecture sensée de ces actions. En un sens, on assiste à un renouvellement de ce qui est appelé extrême gauche. C’est vrai, dans la pensée avec une production intellectuelle qui a désormais digéré depuis suffisamment longtemps la théorie marxiste et anarchiste, c’est vrai aussi par la massification des cortèges autonomes.

Ce ne sont pas les dégâts et la casse qui prouvent l’importance de ce mouvement. Sa capacité à déborder la sphère politique institutionnelle, à prendre la tête des cortèges, en dit suffisamment. À séduire aussi. Car on y trouve aussi des syndicalistes de toujours et des membres d’organisations politiques d’extrême gauche. Mais ils y sont à titre individuel.

Sans ces têtes de cortèges offensives, je pense que ce mouvement contre la Loi travail serait mort depuis longtemps. Et c’est ce qui, d’ailleurs, finira par arriver. Tout mouvement porte en lui sa fin. Cela m’étonnerait que le gouvernement cède sur ce projet : il en va de sa crédibilité, déjà bien entamée. Mais au risque de me répéter, ce n’est pas la Loi travail qui est visée. « Ni loi, ni travail » est un slogan récurrent de ces manifestations.

Pour ceux et celles qui étaient présents, il va sans dire que le 14 juin 2016 fera date ; il le fait déjà. « Nous avons atteint les limites de l’émeute, » peut-on lire sur le site Lundi.am dans un appel à l’insurrection. Il est vrai que cette manifestation est de loin l’émeute la plus folle que j’ai jamais vue.

J’aurais aimé être dans la tête de Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT. Qu’a-t-il pensé en contemplant les dégâts et la poésie de l’effet de souffle qui l’avait précédé sur la trajectoire de sa manifestation ? « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! »

Alexandre est sur Twitter.