Le soleil toute l’année, la mer qui brille à l’horizon et les spots encore bruts pourraient faire de La Havane un paradis pour n’importe quel skateur français, davantage habitué à la pluie et au froid huit mois par an. Sauf que derrière ce décor en apparence idyllique, la capitale cubaine est une prison pour tous les skateurs qui s’y trouvent. Il n’y a aucun skateshop dans tout le pays, donc impossible de se procurer une quelconque board. Et pour la simple et bonne raison que le skate y est interdit.
Pourtant, il existe bien une scène locale qui skate tous les jours malgré la prohibition. Aidée par des associations ainsi que les dons de skateurs du monde entier, celle-ci tente de survivre dans un pays qui tolère plus les grosses voitures que les planches à roulettes. Le photographe Axel Auréjac est allé à leur rencontre pendant plusieurs mois. Il a suivi cette jeunesse pour qui le skate est dorénavant un message politique dans un pays qu’il est quasi impossible de quitter.
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VICE : Salut Axel. Comment t’es-tu venue l’idée de t’intéresser aux skateurs de La Havane ?
Axel Auréjac : À La Havane, la scène skate est binaire, c’est-à-dire à la fois soudée et fragile. Elle est représentée par deux associations, qui permettent d’aider les jeunes à développer la pratique du skate : Amigo Skate Cuba, et Cuba Skate. Ces deux associations à but non lucratif s’occupent de redistribuer les skateboards, decks ou autres marques de skate à la population locale. C’est en faisant des recherches internet sur Amigo Skate Cuba, que j’ai décidé de partir à La Havane et de m’intéresser à ce sujet.
Comment s’est déroulée ta rencontre avec la scène skate locale ?
Lorsque j’ai été présenté par Yugo, un skateur/tatoueur que j’avais précédemment rencontré dans les rues de La Havane, j’ai tout de suite ressenti un sentiment de méfiance. Je n’étais clairement pas le bienvenu, et beaucoup de skateurs refusaient d’être photographiés. Puis les jours passaient, et moi, je passais tout mon temps auprès d’eux. Les âmes commençaient à s’ouvrir, les cœurs devenaient plus bavards. Le discours de départ dans lequel j’expliquais la démarche qui m’avait conduit à parcourir des milliers de kilomètres, seul, et pour m’intéresser à eux, commençait à prendre tout son sens.
« Beaucoup d’entre eux aimeraient quitter La Havane, mais ce n’est pas avec 20 euros par mois de salaire moyen, un flux migratoire bridé et l’obtention d’une lettre d’invitation à l’étranger que ces jeunes sont prêts à bouger »
Rapidement, j’ai compris aussi que la scène skate de La Havane était clivante. Il existait des tensions fortes entre ces deux associations et le climat sur les spots de skate n’était pas toujours fun – il y régnait un sentiment de compétition fort. Étant plus proche des partisans d’Amigo Skate Cuba, les skateurs de Cuba Skate ne m’ont d’ailleurs jamais autorisé à les photographier. C’est un comportement que je regrette, mais que j’ai respecté tout au long de ce projet.
Aujourd’hui, le skate est interdit à Cuba. Comment la scène arrive-t-elle à survivre ?
Beaucoup d’entre eux aimeraient quitter La Havane, mais ce n’est pas avec 20 euros par mois de salaire moyen, un flux migratoire bridé, et l’obtention d’une lettre d’invitation à l’étranger que ces jeunes sont prêts à bouger. Alors en attendant leur bonne étoile, celle qui les amènera à la découverte du monde, ils consomment la vie : drogues, soirées, graffitis, bordel dans les rues, et toutes autres expressions de rébellion. Ils jouent avec tout ce qui est proscrit car la pratique du skate est opprimée.
À La Havane, aucun moyen de trouver un skate shop et même dans tout Cuba. Il n’existe que deux moyens de se procurer une planche : connaître quelqu’un qui vit à Miami et fait des allers-retours encore Cuba et les États-Unis ou alors espérer qu’une des deux associations skate de La Havane, ait reçu des dons provenant de pays étrangers. D’ailleurs, les skateurs Européens sont libres d’envoyer leur vieux matos, decks, trucks ou vêtements à Amigo Skate Cuba ou Cuba Skate.
Le skate est-il devenu un message politique à La Havane ?
En étant en permanence avec les skateurs locaux, j’ai rapidement compris que le skate était un moyen de fuir les difficultés du quotidien. Les jeunes ont conscience de passer à côté de beaucoup de choses, se sentent brimés par rapport aux autres pays, comme, il y a quelques années, le Wifi n’existait pas à Cuba et créait un réel mal-être au sein de la société. La jeunesse recherche l’ouverture sur le monde et l’émancipation vis-à-vis d’une politique de contrôle.
« Le skate est un moyen pour dire fuck à tous les problèmes sociaux, politiques et économiques qui animent La Havane »
Il est clair que lorsqu’on passe ses journées dans les rues à skater, une communauté se crée naturellement. Cette communauté est animée par un sentiment commun, un besoin de se sentir exister avec les autres. Ces jeunes s’éduquent entre eux, développent des comportements, des idéologies similaires qui vont jusqu’à remettre en cause l’autorité policière.
À quoi ressemble une session classique ?
À cause d’une chaleur à n’en plus pouvoir, les skateurs se réunissent souvent en fin d’après-midi, aux alentours de 17 heures. Le lieu de rencontre pour une grande partie de la scène skate de La Havane est « La Rambla » qui se situe dans le quartier Habana Vieja. Les skateurs s’approprient toujours un peu plus l’espace au vu de leur nombre, mais guettent sans cesse ce qui les entoure. La police cubaine fait très souvent des va-et-viens. C’est le jeu du chat et de la souris qui s’installe. Les plus téméraires finissent au poste de police, d’autres écopent d’amendes et pour les plus sages, ils gagnent le droit de rentrer chez eux.
Là-bas, les sessions y sont très longues et intenses mais l’état du bitume dans les rues limite la pratique du skate. La Rambla est aux skateurs havanais, ce que place de la République est aux skateurs parisiens. Les jeunes de tout âge s’y retrouvent, s’amusent, se chambrent, mais certains sont davantage présents pour rigoler que d’autres. Une petite partie du groupe considère le skate de manière très sérieuse et ne s’accorde que de courtes pauses. Ils préfèrent skater non-stop pour élever leur niveau et peut-être un jour réaliser leur rêve : devenir skateur pro pour pouvoir quitter l’île. Même si La Rambla, qui se situe dans le quartier Habana Vieja, reste le spot favori des skateurs, il n’est pas rare de les voir se déplacer dans d’autres quartiers, comme Bario Chino, La Ceiba, Miramar.
Quels sont les rapports entre la police de La Havane et les skateurs ?
Tout dépend des policiers. Certains agents de l’ordre public restent plus passifs que d’autres face aux skateurs. D’une manière générale, les policiers cubains se déplacent en petit nombre, mais leur nombre ne fait pas leur puissance. Chaque policier est craint par la population. Une simple amende peut avoisiner le salaire moyen pour un Cubain, soit 20 euros. Comment alors survivre sans cet argent ?
« La chose la plus injuste reste que toutes les autres activités se pratiquant dans la rue, comme le baseball, le football, le roller ou le BMX sont autorisées »
L’ensemble des skateurs que j’ai côtoyés étant issus de familles cruellement modestes, plutôt que de se décourager face à l’ordre public, préféraient jouer de leur ruse. Après avoir acquiescé aux consignes des policiers, ils s’éparpillaient dans les rues en petits groupes, et finalement revenaient skater peu de temps après. Certains jours la police était plus insistante, et certains skateurs finissaient au poste de police. Tout dépendait des consignes qu’avait la police, à savoir contrôler ou bannir. La chose la plus injuste reste que toutes les autres activités se pratiquant dans la rue, comme le baseball, le football, le roller ou le BMX sont autorisées. Il semble que 4 roues, 2 trucks, et une planche en bois nuisent à l’ordre public.
Tu me disais que « cette ville à une double facette », que voulais-tu dire ?
À première vue, La Havane paraît magnifique. Déambuler entre ses voitures américaines des années 50, admirer ses vestiges du colonialisme, ses façades d’une couleur plus acidulée que des Skittles, son bord de mer plus long que le GR20, ses danseurs sans limite, son rhum qui coule à flots, ses grands sourires charmeurs, ses percutions qui vibrent et ses guitares qui sonnent à chaque coin de rue sont loin d’être déplaisant. Cuba a un héritage historique et culturel complètement dingue qui attire chaque année énormément de touristes. Seulement, derrière tout cela, se cache un profond mal-être. Celui d’une population qui subit de plein fouet la pauvreté, celui d’une population qui se sent profondément enchaînée sur cette île, celui d’une population qui se développe sous le dogme de l’individualisme.
La Havane et son fonctionnement sont complexes à comprendre, mais il suffit de creuser un peu pour comprendre rapidement les paradoxes de cette ville. Les hôtels de luxe, mais aussi les bâtiments appartenant à l’ordre politique ou militaire, signes de richesse, s’exhibent au milieu des rues remplies d’immeubles insalubres dans lesquels vivent des familles entières. La population est livrée à elle-même, seuls quelques œufs, et fruits sont offerts chaque semaine sous couvert d’entraide exercée par un pouvoir communiste. Là-bas, les moindres signes de richesses sont abusivement étalés par ceux qui brillent : politiciens, militaires et chanteurs.
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