« Casser les dispositifs habituels qui objectifient les travailleuses du sexe dans les documentaires », c’est l’objectif de Marianne Chargois, 37 ans. Mercredi 10 octobre au soir, au 59 Rivoli, ancien squat repris par un collectif d’artistes, c’est elle qui clôt le cycle de projections-tables rondes qui accompagne l’expo « Des sexes et des “femmes“ », organisée par l’artiste Juliette Drouar.
Passée la présentation de la réalisatrice, les lumières s’éteignent. Empower : perspectives de travailleuses du sexe, qui sera projeté lors du festival SNAP ! le 4 novembre, est composé de trois volets. Trois parcours hétéroclites, trois travailleuses du sexe qui disent subir les conséquences de la loi de pénalisation du client, adoptée en 2013 et inspirée par les mouvements abolitionnistes, qui envisagent les prostituées comme des victimes à sauver. Trois trajectoires, aussi riches de leur singularité. Il y a Mylène Juste, « tradi » de la rue Saint-Denis et secrétaire générale du Syndicat du travail sexuel (Strass) – dont Marianne est également membre. Giovanna Murillo Rincon, militante d’origine colombienne, trans et séropo, fondatrice de l’association Acceptess-T. Et puis Aying, Chinoise sans papiers et ancienne présidente de Roses d’acier, ce collectif de travailleuses du sexe de Belleville qui manifestent les visages dissimulés sous des masques blancs.
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Pour les mettre en scène, Marianne Chargois a choisi d’alterner entre des images en caméra subjective, des archives de manifs de 1975 à 2017 et des fragments de leur vie militante. Nous avons pu discuter avec elle de sa façon de montrer les travailleuses du sexe non plus comme des victimes, mais comme de véritables activistes.
VICE : Vous êtes à la fois travailleuse du sexe, artiste et militante. Pourriez-vous résumer votre parcours ?
Marianne Chargois : Je suis travailleuse du sexe depuis une quinzaine d’années, dominatrice depuis presque dix ans. J’ai longtemps travaillé en théâtre érotique, en peep-show, mais aussi en tant qu’assistante sexuelle de personnes handicapées. En parallèle, j’ai toujours fait de la scène, de la danse contemporaine avec des chorégraphes. Je suis venue au militantisme actif via le Strass il y a quelques années. J’ai mis du temps avant de me sentir légitime, je ne me sentais pas suffisamment savante et éduquée en culture politique. Puis j’ai atteint un niveau où le fait de voir tous les raccourcis faits par les médias est devenu insupportable. Le militantisme est arrivé à un moment où je ne pouvais plus faire autrement. J’avais besoin de rendre audibles mes réalités ainsi que les paroles de mes collègues, dans leur diversité de parcours et de situations.
En préambule de la projection, vous critiquiez un certain regard des médias et des documentaires qui, selon vous, « objectifie les travailleuses du sexe ». Qu’est-ce qui vous gêne dans ce regard ?
Ce qui est dérangeant, c’est qu’on ne donne jamais la parole aux personnes concernées quand il s’agit des minorités, encore moins dans le cas du travail du sexe. On est toujours pris entre deux types de représentations. On a d’un côté les discours abolitionnistes, surplombants, théoriques, idéologiques, censés définir ce que serait une « bonne » vie de femme, une vie digne, lorsqu’on est assignée femme. De l’autre, les représentations fantasmées de femmes glamours et chaudes sexuellement. On est toujours pris entre l’image de la salope et l’image de la victime. Le réel ne correspond ni à l’un ni à l’autre. Ce qui est réel, ce sont les structures sociales qui discriminent les minorités et les incitent à chercher dans le travail du sexe une autonomie économique. Les travailleuses du sexe rendent visible ce qui dysfonctionne au niveau social : ce sont des personnes victimes de transphobie, ou bien qui fuient leur pays d’origine, des femmes seules, des personnes qui fuient la violence du salariat. Au lieu de lutter contre la pauvreté, le sexisme, la fermeture des frontières, on lutte contre les putes.
Les médias n’utilisent pas les bons termes. C’est dur pour eux d’employer le terme « travailleuse du sexe », on n’arrive pas à se débarrasser du mot « prostituée ». Il y a probablement une espèce de nostalgie vis-à-vis des grandes figures romantiques de prostituées qui parsèment la peinture, la littérature, le cinéma. Dire « travailleuse du sexe », ça permet de visibiliser le fait que c’est une activité économique et non une condition.
Quelle a été la genèse du projet Empower : perspectives de travailleuses du sexe ?
C’est à l’origine l’International Committee on the Rights of Sex Workers in Europe (ICRSE), qui rassemble les organisations de travailleuses du sexe en Europe, qui a lancé le projet : que les travailleuses du sexe documentent elles-mêmes leurs situations et l’impact des lois de criminalisation – directe ou indirecte – du travail du sexe qui ont essaimé en Europe, suivant le modèle nordique. En parallèle d’Empower, des films similaires ont déjà été réalisés en Serbie, en Macédoine, en Norvège ou encore en Espagne. Car on a tendance à l’oublier, mais partout dans le monde les travailleuses du sexe s’organisent et luttent pour l’accès aux droits et contre la criminalisation du travail sexuel. Ce n’est pas quelque chose d’anecdotique, ça existe en Corée du Sud, en Afrique du Sud, en Amérique latine. Et ce n’est jamais dit. À l’inverse, l’abolitionnisme n’est pas porté par des associations communautaires de travailleuses du sexe, mais par des catholiques ou bien des personnes qui se disent féministes, qui sont en fait des femmes de la classe moyenne blanche qui décrètent quel est le juste milieu pour être une femme émancipée en France : il ne faut être ni trop découverte, ni trop couverte.
Avant de réaliser ce film, vous n’aviez aucune expérience en vidéo ?
Non, c’est une première pour moi. L’idée du projet était que ce ne soit pas un réalisateur extérieur au travail du sexe qui fasse le film, mais des personnes concernées. Au sein du Strass, j’ai pris ce travail en charge pendant neuf mois. Nous avions seulement 4 500 euros de budget, je me suis payée au même niveau que Mylène, Giovanna et Aying. Pour faire ce film, il fallait absolument que tout au long du processus ce soit une collaboration active avec elles. Sur les trois personnes, deux ne voulaient pas qu’on voit leur visage. Finalement ça n’a pas été un manque, mais au contraire ce qui définit l’esthétique du film. Ça dit quelque chose sur la stigmatisation des travailleuses du sexe et il fallait l’assumer. Je leur ai demandé de filmer elles-mêmes ce qu’elles voulaient dans leur quotidien, pour compenser l’absence physique par de la vidéo subjective. Elles ont montré et analysé des choses très concrètes et passionnantes par ce biais.
Aying a tourné des images chez elle. Ça nous a permis en entretien de parler de sa « chambre extérieure », celle qu’elle utilise pour travailler, et de sa « chambre intérieure », où le client n’entre pas. Lorsqu’elle tourne des scènes au restaurant, ça lui permet aussi de parler de son rapport à la gastronomie chinoise, de la solidarité communautaire avec ses collègues qui sont en exil de leur pays comme elle. Tout ça n’aurait pas pu avoir lieu si j’avais pris un regard complètement extérieur et dit : « Je veux filmer telle ou telle scène de la vie d’Aying. »
Vous avez appelé votre film Empower, qui désigne en anglais le fait de donner de la force, en particulier aux minorités opprimées, pour lutter. Dans vos trois chapitres, on ne voit quasiment aucune scène de travail. Le sujet de votre film est-il davantage le militantisme que le travail du sexe en soi ?
C’est un film éminemment militant. Ce sont des paroles de personnes concernées qui subissent la loi de pénalisation du client. Mais il s’agit juste du réel raconté factuellement. Et elles ont toutes validé et vérifié ce que je gardais pour le film. Effectivement, il n’y a pas de scène de passe ou de racolage. Je n’ai pas cherché à en avoir, pour moi c’était ouvert. Aucune des trois n’a montré ça, à part Aying quand elle tapine à Belleville. Si elles avaient produit ce genre d’images, ce serait présent dans le film. Ce qu’on attend d’un film comme ça, sur ce sujet, c’est de coller aux clichés et stéréotypes : la nana qui se maquille devant son miroir, qui enfile ses talons, qui va performer tous les codes de la féminité et être « sursexualisée ». Il y a une forme de fascination malsaine des médias et des abolitionnistes. En vérité, ce qui intéresse les travailleuses du sexe, c’est l’accès au logement, la sécurité, les papiers, la lutte contre le VIH et la transphobie. Finalement, la passe, la prestation sexuelle, ça ne prend pas toute la place, ça c’est dans les médias et les imaginaires. Tout ce qui a trait au sexuel semble toujours prendre toute la place, comme s’il n’était plus possible de penser et analyser de façon structurelle et complexe dès lors que du sexuel est en jeu.
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