« Qu’est ce qu’ont sans ba les couilles des putains de migrants », interroge gaiement Tony en commentaire d’un post Facebook de CNews annonçant l’ouverture d’un second centre administratif pour exilés à Paris. Myriam accuse (« j’habite à Paris Crimèe et que ça et des putes asiatiques ras le bol en plus on t’agresse chaque jour ») tandis que Bernard croit détenir la solution : « virez ces merdes à virus ».
Ce 9 avril 2019 un peu avant 20h, cette publication et ces centaines de réponses transforment Facebook en « égouts du web ». En quelques minutes, la communauté #jesuislà lance une opération concertée. « Bravo (…) une solution efficace pour accueillir correctement cette population en détresse » et autres « Pour les haineux, je vous envoie juste [douze émoticônes de cœurs palpitants, ndlr]. Si seulement ça pouvait éteindre votre haine… » apparaissent, recueillent des dizaines de likes et sont propulsés par l’algorithme spécifique du réseau social en tête des commentaires sous la publication de CNews.
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« On est une armée de bisounours, et j’en suis fière », revendique l’une des membres de cette communauté, Ell Bo, auprès de Motherboard. Le temps de trois « actions » par jour, elle a « l’impression de purifier Internet, qui peut être vraiment dégoûtant à cause de certaines triples andouilles ».
Sa carrière de lobbyiste pro-environnement à Bruxelles est engagée, mais ce cyber-militantisme lui est inédit. À 45 ans, elle rejoint la communauté francophone #jesuislà en février 2019, « entre deux jobs ». « Au début, je me couchais après minuit — ce qui n’est vraiment pas mon genre — pour continuer [les échanges] », souffle-t-elle. « Maintenant, j’essaye de me limiter à 4h par jour ». Batman ne doit pas occulter complètement Bruce Wayne. « La dernière fois, la notification est tombée sur mon téléphone pendant que je préparais un gratin de poireaux pour mes enfants. J’ai dû m’interrompre pour monter au front ». Ces signals de la communauté ne peuvent pas attendre, sous peine d’actions « moins efficaces ».
« Il faut surveiller l’intérieur du groupe sans discontinuer »
Devenue modératrice du groupe Facebook #jesuislà, Ell Bo a adopté un pseudonyme et un costume de super-héros fleuri : sa photo de profil est un coquelicot sur fond de drapeau européen. Elle passe quotidiennement au crible jusqu’à 50 profils d’internautes qui veulent le rejoindre. « On veut éviter l’infiltration par les haineux », justifie-t-elle. Une tâche monotone tant les profils de la majorité des candidats sont apolitiques et vierges de tout engagement militant.
« Il faut tout de même surveiller le groupe sans discontinuer », précise Audrey à Motherboard de sa voix douce et posée. Crée en janvier 2019, le groupe #jesuislà, plus de 2 000 membres et 15 gérants au compteur, n’a pas encore connu de propos violents en interne, comme c’est arrivé au sein de son homologue suédois, #jagärhär. Premier du genre crée en mai 2016 et fort de 75000 membres, c’est là qu’Audrey a fait ses armes. Française expatriée en Suède il y a 20 ans pour son climat social bienveillant, elle a depuis exporté l’initiative scandinave dans l’hexagone avec deux autres internautes également engagés à leur manière contre les discriminations (ici et là). Doux orangers et cactus nains en photo de couverture, l’employée de l’administration suédoise travaille à temps plein, à horaires fixes, mais dédie toujours deux heures par jour à la communauté – surtout le matin et le soir, dans les transports en commun.
« Ce qu’on pense gagne en visibilité »
L’objectif est simple. Les internautes comme Audrey ou Ell Bo sont mal à l’aise devant tous les commentaires haineux qui défilent en ligne. Sans #jesuislà, elles n’arrivent pas à leur répondre par peur de la shitstorm. Les « interventions bienveillantes » des membres du groupe, en nombre, permettent de « se sentir mieux » et surtout de montrer aux « millions de gens de la majorité silencieuse», dont Motherboard vous parlait la semaine dernière, que les francophones ne sont pas si réacs qu’on pourrait le croire. Et luttent par conséquent contre « les passages à l’acte violents dans la vraie vie, qui se nourrissent de la haine en ligne ».
Camille, étudiante de 22 ans en stage à la commission européenne, s’estime « féministe hyper radicale » mais plus habituée aux actions physiques que virtuelles. Les militantes avec qui elle partage ses luttes « ne sont pas assez présentes sur les réseaux sociaux ». Depuis deux mois, elle consacre entre 45 minutes et deux heures quotidiennes à la « formidable initiative #jesuislà », bien qu’elle soit moins radicale. Like de commentaires amis pour les faire remonter, rédaction de contre-arguments face aux haineux et lecture des articles clivant inclus. Grâce au nombre, « ce qu’on pense gagne en visibilité », s’enthousiasme la jeune femme.
Des balles dans la boîte aux lettres
Quand un membre du groupe se fait « attaquer personnellement », il lui suffit d’appeler à l’aide pour que sept ou huit internautes, qui s’amusent du surnom de « licorne » dont on les affuble, envoient des commentaires bienveillants et de soutien. Caroline*, membre très active depuis février, répond toujours posément aux haters. Elle estime que ça les apaise : « Je suis tellement gentille que je reçois très peu d’insultes ». Il y a 15 jours, elle a exceptionnellement été la cible d’une menace de mort publique en bonne et due forme, que Motherboard a pu consulter, et pour laquelle elle affirme avoir porté plainte. « Et s’il retrouvait là où j’habite ? Ça m’angoisse. Maintenant, je comprends mieux ceux qui subissent ça tous les jours ». En Suède, la fondatrice de l’initiative a reçu des balles dans sa boîte aux lettres et de nombreuses intimidations.
Pour tenir, les licornes se serrent les coudes. Le 9 avril, BFM rapporte que les associations d’aide aux exilés demandent des subventions à l’État. Jean-François, haineux premium, réplique derrière son clavier : « Subvention OK une balle en pleine tête c est 0,20cts euro ». Plusieurs membres de #jesuislà sont estomaquées et peinent à lui répondre. Elles signalent le contenu, qui sera rapidement supprimé mais que Motherboard a pu consulter, aux autorités. Se faire justice soi-même, mais dans les limites du raisonnable. Elles s’échangent ensuite des vidéos « de chatons mignons » et de bébés assoupis sur des instruments de musique pour se remonter le moral.
Virginie, travailleuse dans un centre pour demandeurs d’asile en congé maternité, au Facebook également fleuri, fait aussi partie de la core team francophone . Lors d’un entretien téléphonique avec Motherboard, elle finit par couper les notifications Messenger qui la perturbent. « Aujourd’hui, je passe une journée par semaine de garde, de 10h à 17h, avec mon ordinateur à mon bureau. » Entre les questions pratiques, les actions à organiser et les blagues, les membres les plus actifs s’échangent entre eux quelques 200 messages quotidiens. « Les personnes extérieures au groupe comprennent assez mal notre engagement et l’importance des réseaux sociaux. À l’intérieur, on devient assez vite meilleur amis ». Certaines rencontres virtuelles se concrétisent IRL : début avril, Ell Bo et Audrey ont partagé « un petit-déjeuner très sympa » pour la première fois en chair et en os, à l’occasion de la première convention européenne #Iamhere (au total, 130 000 membres actifs composent les différents groupes régionaux).
« On ne peut traiter personne d’imbécile, pas même Marine Le Pen »
10 avril 2019. 20 Minutes écrit qu’un instituteur est condamné pour avoir ligoté un élève de maternelle après qu’il s’est rongé les ongles, et les commentaires Facebook se déchaînent. Ell Bo répond patiemment autant aux « Vu comment certains enfants sont difficiles. Ça m’étonne pas que les profs pètent un plomb!! » qu’aux « Celui-ci est complètement givré (…) il faut qu’il se fasse soigner ». « On peut ne pas être d’accord, mais on ne peut traiter personne d’imbécile », explicite Audrey. « On doit pouvoir défendre n’importe qui du harcèlement et de la haine en ligne. » À l’extrême, le raisonnement s’applique même aux personnalités politiques comme Donald Trump ou Marine Le Pen. « Ils ont une responsabilité évidente dans le durcissement de ton du débat public et la stigmatisation de groupes de populations entiers », reconnaît la fondatrice de #jesuislà. « Mais il ne faut pas traiter son prochain autrement que de la manière dont on voudrait être traité soi-même ».
Une position qui n’est pas partagée par tous les cybermilitants. Depuis des années, d’autres groupes Facebook plus discrets organisent « des raids et contre-raids » numériques. Léa, militante de 20 ans à Paris et dans la banlieue où elle a grandi, partage le constat de #jesuislà sur « le problème de la diffusion des idées haineuses en ligne ». Rencontrée par Motherboard via l’un de ces groupes où elle cherche de l’aide pour « faire tomber » un site pro-nazi, elle explique sa position : « [Les partisans] de l’extrême droite sont les plus dangereux — il n’y a qu’à entendre les fafs enregistrés dans Génération Hate [ qui évoquent en détail la possibilité de commettre un attentat contre des personnes racisées , ndlr]. » Dans son milieu, la violence contre l’extrême droite est donc justifiable. « Je ne protégerai jamais des personnes comme Marine Le Pen », conclut-elle. « Il faudrait surtout trouver un moyen de la faire taire en ligne. »