“Si tu le laisses faire sans intervenir, il peut se passer un quart d’heure, 20 minutes avant que le patient, qui galère avec son T-shirt, ne s’épuise et le balance en disant ‘c’est bon je n’y arrive pas’. Il est tout simplement incapable de s’habiller. Il va essayer de mettre sa tête par la manche. Il va regarder l’encolure et y passer le bras. Il va retourner le T-shirt dans tous les sens, incapable de l’orienter dans le bon sens. Ce n’est pas comme un enfant qui enfile un vêtement à l’envers. Ici, le patient ne sait vraiment pas par où on doit passer le bras ou la tête pour mettre un T-shirt. Il est perdu.”
Claire, ergothérapeute, décrit le cas mystérieux d’un patient atteint d’apraxie d’habillage. Durant sa carrière, elle a suivi de nombreuses personnes atteintes de ce trouble pour le moins étrange.
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Du grec ancien, a pour la négation, praxis pour action, l’apraxie correspond à “une inhabilité à faire”. Plus précisément, c’est une incapacité à reproduire des gestes conventionnels acquis sans déficit sensori-moteur, sans trouble de compréhension, ni détérioration mentale importante. Ces patients sont capables d’effectuer toutes sortes de tâches complexes, mais ne savent pas comment s’y prendre pour enfiler des fringues. C’est comme s’ils avaient oublié comment faire.
“Un geste symbolique, comme faire chut ou faire coucou, ou des gestes difficiles comme l’utilisation d’un couteau et de ciseaux ne posent pas de problème chez ces patients. Seul l’habillement constitue une difficulté. C’est ce qui en fait une apraxie très particulière”, explique François Sellal, chef du service de neurologie aux Hôpitaux Civils de Colmar et représentant de la Fédération française des Centres Mémoire de Ressources et de Recherche (CMRR). Elle est si spécifique que certains médecins, contrairement à Sellal, estiment qu’il ne s’agit pas d’une maladie à part entière, mais de la résultante de plusieurs troubles disparates.
Lorsque le schéma corporel est perturbé, on peut très bien oublier que l’on a un bras gauche.
Dans sa thèse pour l’Université d’Angers, De l’outil et du corps : Etude neuropsychologique des troubles praxiques et du schéma corporel dans les pathologies neurodégénératives, le doctorant Josselin Baumard, note qu’après “un siècle de recherches, le débat concernant la nature et la spécificité de l’apraxie reste ouvert dans la mesure où il n’existe toujours pas de consensus quant à la définition et à l’évaluation du trouble.” Nicole Sève-Ferrieu, dans Neuropsychologie corporelle, visuelle et gestuelle, va plus loin : “tenter de répertorier [ces troubles] est illusoire et inadapté. Cela a poussé certains auteurs à envisager l’altération neuropsychologique sous le prisme du « trouble du savoir-faire », qui a pris le nom d’apraxognosie“.
En bref, les médecins ont trouvé là un terme fourre-tout qui regroupe toutes les apraxies possibles et imaginables, qui correspondent chacune à des problèmes différents : l’apraxie buccofaciale par exemple, où le patient ne peut pas siffler ou gonfler les joues, ou l’apraxie graphique, quand le patient se trouve incapable d’écrire avec un stylo. Pour certains experts, les catégories d’apraxognosie et d’apraxie sont trop larges et trop hétérogènes pour être pertinentes.
Il n’en est pas moins que les patients qui ont oublié comment s’habiller, eux, existent bel et bien.
Cas d’un patient victime d’apraxie d’habillage. Source : Collège des enseignants de neurologie.
Cas d’apraxie gestuelle. La patiente est incapable de faire le V de la victoire avec les doigts.
Pour ceux qui considèrent qu’on a affaire à un trouble réel, l’apraxie d’habillage est différente de toutes les autres apraxies. “L’apraxie gestuelle, par exemple est l’absence de mémoire de la réalisation d’un geste. On a besoin de ce type de mémoire pour se rappeler comment se servir d’un marteau, par exemple. En l’apraxie d’habillage est causée par un phénomène très différent. C’est ce qui fait que l’on parle d’apraxie spécialisée“, indique le médecin.
Neurologiquement parlant, une apraxie gestuelle et une apraxie d’habillage sont en effet bien distinctes. La lésion à l’origine du trouble, causée par une maladie neurodégénérative (Alzheimer par exemple), un accident vasculaire cérébral (AVC) ou un choc, ne se situe pas au même endroit dans le cerveau. “Dans une apraxie gestuelle, les lésions sont sur l’hémisphère dominant, alors que les lésions causant l’apraxie d’habillage se trouvent sur l’hémisphère mineur”, affirme François Sellal. L’hémisphère dominant est communément le gauche pour les droitiers et inversement pour les gauchers. Une lésion sur l’hémisphère mineur donnera donc une apraxie d’habillage isolée. Quand l’atteinte est sur l’hémisphère dominant, tous les gestes vont être perturbés. “Dans ce cas là, le fait que le sujet ait du mal à s’habiller est tellement noyé dans tout le reste que ça ne frappe pas plus que ça”, poursuit le neurologue.
Autre cas d’apraxie d’habillage.
L’hémisphère dominant traite les séquences du mouvement qui font le geste. À l’inverse, dans l’hémisphère mineur, il est question du schéma corporel, c’est-à-dire la représentation que l’on a de son corps. C’est cette région qui est sollicitée lorsqu’on demande à un enfant “Où est le nez ? Où est l’épaule ? Montre-moi le genou“, pour lui apprendre à identifier différents organes.
Or, ce schéma corporel est fondamental pour arriver à s’habiller correctement.
“Cela peut paraître étonnant, mais lorsque le schéma corporel est perturbé, on peut très bien oublier que l’on a un bras gauche. Comment enfiler un vêtement quand on ne sait pas où sont ses membres ? D’une certaine façon, l’apraxie d’habillage est plus liée au corps qu’à l’utilisation du vêtement. La connaissance du corps est fondamentale pour la réalisation de ce geste si particulier qu’est l’habillage. Elle l’est beaucoup moins pour utiliser un marteau et planter un clou”, nous apprend François Sellal. L’apraxie d’habillage est donc plutôt une affaire de représentation du corps et de sensations que de capacité à manipuler des fringues. D’ailleurs, le neurologue affirme que boutonner ou remonter une fermeture éclair pose généralement peu de problèmes à ses patients, car ce sont des gestes techniques qui font appel à des acquis situés dans l’autre hémisphère.
Pour diagnostiquer l’apraxie d’habillage, l’imagerie cérébrale n’est pas d’une grande aide. “Sur une imagerie cérébrale, on sait à peu près où sont les régions concernées. Quand elles sont lésées, on est en droit d’imaginer que le schéma corporel est perturbé, analyse François Sellal. Cela devient moins évident dans le cas de maladies dégénératives. Si la maladie débute dans ces régions-là, la dégénérescence des cellules peut précéder l’atrophie et ne pas être si visible que cela sur l’imagerie.” En bref, seule la mise en situation révèlera le trouble. Une patiente qui essaie désespérément de comprendre comment enfiler une robe à fleurs, par exemple.
L’apraxie d’habillage est plus liée à la perception du corps qu’à l’utilisation du vêtement.
Dans une étude pour l’Institut supérieur de rééducation psychomotrice en 2001, la psychomotricienne Agnès Rigault décrit sa méthode diagnostique. Elle observe le patient et son aisance avec les vêtements en évaluant quatre points : le choix du vêtement, l’orientation du vêtement, l’enfilage et l’ajustement de celui-ci.
Si le malade rencontre des difficultés “déficitaires” (mettre un pull avant le t-shirt, ou tenter d’enfiler sa tête dans une manche), des difficultés “parasitaires” (éparpillement ou dispersion des gestes) ou s’il demande la marche à suivre au médecin, le diagnostic est posé. La rééducation peut alors débuter. “S’habiller est en fait une action très complexe. Beaucoup de choses interviennent. Il y a déjà l’objet en lui-même : il faut l’orienter correctement et anticiper le résultat final – c’est-à-dire comment tombe le vêtement lorsqu’il est porté. Il faut aussi maîtriser sa proprioception, c’est-à-dire la perception de la position des différentes parties de son corps. Enfin, il faut séquencer les gestes et les répéter de très nombreuses fois. Pour ne pas être fatigantes, les séances de rééducation durent une dizaine de minutes tout au plus. C’est un travail quotidien, pendant plusieurs semaines”, déclare l’ergothérapeute.
Deux problèmes peuvent se rencontrer dans la rééducation. “Souvent, les malades n’ont pas conscience de leur problème. C’est ce qu’on appelle l’anosognosie”, explique l’ergothérapeute. Pensez à Superman qui enfile inlassablement son slip par-dessus ses collants le plus normalement du monde.
Ces patients ne se rendent pas compte qu’ils ne savent pas s’habiller. C’est difficile à imaginer, et pour les médecins, ce n’est guère plus facile à expliquer. “Il se peut qu’un malade n’ait pas pleinement conscience qu’il commet des erreurs. Manifestement, il a perturbation de tout un circuit qui intervient dans la prise de conscience, dans l’introspection et la perception que l’on peut avoir de sa maladie. Mais c’est une explication qui n’en est pas une, reconnait le neurologue. Ce serait comme vous dire que la morphine fait dormir car elle a des vertus dormitives.”
Au niveau psychologique, c’est assez dur à assumer. Réapprendre des gestes qu’on a appris à trois ou quatre ans, c’est infantilisant.
Pour ceux qui n’ont pas d’anosognosie, voir qu’on a un problème est simple, l’accepter l’est beaucoup moins. “En situation, la patiente va très bien se rendre compte qu’au bout d’un quart d’heure, elle n’est toujours pas habillée. Vient alors la question de l’acceptation, dit Claire. Les adultes ont souvent une réticence à travailler quelque chose qu’ils considèrent aussi bête et basique que l’habillage. Au niveau psychologique, c’est assez dur à assumer. Réapprendre des gestes qu’ils ont appris à trois ou quatre ans, c’est infantilisant. Il n’est pas rare qu’ils disent ‘c’est bon, je ne suis pas un gamin’. Cette réticence complique la rééducation. L’acceptation du handicap peut être difficile.”
Avec les enfants, surtout jeunes, le problème de l’acceptation se pose moins mais la rééducation peut être plus compliquée. “Un adulte peut être plus facile à rééduquer car quelque part dans son cerveau, il y a le schéma neurologique de l’habillage, ajoute l’ergotherapeute. À l’inverse, un enfant doit apprendre des gestes qu’il n’a peut-être jamais su faire”.
Même si la rééducation est possible, il reste difficile d’espérer une récupération complète du geste d’habillage. Claire reconnaît qu’elle n’a jamais eu de patients ayant totalement récupéré. Dans les cas d’AVC on peut espérer un rétablissement, car les lésions n’évoluent pas – contrairement aux maladies dégénératives. Avant de conclure : “Même si l’on n’atteint pas la récupération totale et qu’il reste toujours quelques difficultés, il a des améliorations.”