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Avec les brasseurs qui transforment les icebergs millénaires en bière

J’ai vu mon premier iceberg quelques heures seulement après être arrivée à Terre-Neuve. En général, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Quand vous faites un papier qui repose sur la présence hypothétique d’un truc – une baleine à bosse ou une aurore boréale – vous pouvez compter sur la loi de Murphy pour vous mettre des bâtons dans les roues. Et à mesure que le temps passe et que vos chances de les choper s’amenuisent, vous commencez à avoir les mains moites.

Pas cette fois-ci. Les eaux entre Labrador et Terre-Neuve grouillaient de gros glaçons.

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Les icebergs sont si énormes qu’ils font un sacré choc. Ils ressemblent à des immenses bateaux de croisière immaculés et éblouissants, bien plus blancs que je ne le pensais. J’ai essayé d’imaginer les 90 % de leur masse qui reste invisible à l’œil nu alors qu’ils s’élèvent vertigineusement au-dessus des vagues.

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Toutes les photos sont de l’auteur.
« Vous devez leur témoigner du respect. Ils peuvent vous couler. Ils peuvent vous tuer. Plusieurs camarades se sont noyés ici il y a quelques années. Ils s’étaient approchés pour en prendre un morceau. Ils ont coupé un petit bout et le truc a basculé. Un mec s’est retrouvé à l’eau et s’est noyé. »

Vous n’avez pas spécialement envie d’entendre ce genre d’histoire quand vous vous rapprochez d’un gros iceberg dont les bords ont été façonnés par l’eau salée. Dans la glace, de profondes fissures forment des courbes incroyables et une fine veine d’un bleu de cobalt très fort luit d’une lumière venue d’un autre monde. Mais Ed Kean sait ce qu’il fait. Ce n’est pas pour rien qu’il est le seul à pouvoir récolter de l’eau sur les icebergs canadiens dans un but commercial.

Chaque année, pendant 6 semaines, Ed traque donc les icebergs et part à leur poursuite avec sa barge de 55 mètres qui lui permet de collecter la glace parfaite. Elle a entre 10 000 et 20 000 ans et en met 3 ou 4 pour flotter du glacier Petermann (Groenland) jusqu’aux côtes de l’Est canadien. La glace s’est formée avant la révolution industrielle. Elle est constituée de l’eau la plus pure sur Terre. C’est elle que la Quidi Vidi Brewery de Terre-Neuve utilise pour brasser sa bière. J’avais roulé jusqu’à Random Island pour rejoindre Ed et son équipe, un jour ensoleillé de mai. 15 minutes après avoir quitté la côte, un immense iceberg se détachait devant nous. Gigantesque et plat, il faisait la taille d’un terrain de foot et la hauteur d’un bâtiment résidentiel de quelques étages. La barge et le bateau d’Ed ressemblaient à des Micromachines.

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J’avais d’abord galéré pour monter à bord du bateau. L’échelle accrochée au bastingage frappait avec un bruit un peu flippant le flanc du navire. Une fois à bord, je me suis perchée sur la proue pour mater l’équipage en action. Leur travail était incroyablement bruyant. Au milieu des bruits de marteau-piqueur, un épais nuage de fumée noire gonflait autour du moteur de la pince hydraulique, chargée d’atteindre l’iceberg et d’en sectionner un morceau qu’elle laissait ensuite tomber dans un entonnoir où la glace était pulvérisée puis envoyée dans un des containers de la barge. De l’eau se déversait en torrents de l’iceberg. Ed me dit que la masse peut perdre jusqu’à 100 tonnes par heure rien qu’au contact avec l’eau salée. Un brouillard très cinématique s’était élevé, attrapant dans la lumière quelques arc-en-ciel alors que le vent soufflait en rafales entre les collines protégeant la baie.

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Récolter de la glace sur un iceberg est un travail de chien. Autour du bateau, l’océan commençait à ressembler à une sorte de granite géante où s’entrechoquent des centaines de morceaux de glace éparpillés sur les flots. Ces mêmes morceaux que les membres de l’équipage envoient par pelletée depuis le pont. C’est hypnotisant. L’iceberg se reflétait au soleil alors que la pince était entrée en action, attrapant entre ses griffes un énorme morceau de glace. Elle le transportait jusqu’à l’entonnoir avant d’ouvrir sa mandibule et de laisser choir sa précieuse cargaison. Une fois le moteur éteint, je pouvais entendre la glace craquer et soupirer.

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C’était une bonne journée de récolte. « Le vent est bon, l’iceberg est à sa place, on a la bonne taille hors de l’eau et on réussit à choper de la glace sans sel », rayonne Ed. « Je ne sais pas s’il y a des gens sur ce bateau qui nous portent chance », lance-t-il en me faisant un clin d’œil. « Peut-être que les dieux de la glace sont avec nous. »

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De retour sur la terre ferme, après un trajet en caisse consistant surtout à éviter les élans qui traversent la route au crépuscule, je me suis rendu au Quidi Vidi, village historique de la communauté de pêcheur du coin. Quidi Vidi, qui ressemble à un décor de carte postale, n’est situé qu’à quelques minutes de route de St. John’s. C’est généralement un raccourci un peu cliché, mais il n’y a pas d’autres mots pour la décrire ; la brasserie est littéralement nichée dans une baie paisible, au pied d’une colline verdoyante. Cela ne pourrait pas être plus pittoresque. Et ce village est le berceau d’une bière canadienne unique en son genre.

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« Personne d’autre ne fait ce genre de mélange, il n’y a que nous », indique Les Perry, le brasseur. « Nous sommes les seuls à avoir accès aux icebergs. C’est très compliqué d’en prendre un, de le faire fondre et de le mettre sur un camion – les coûts seraient faramineux. » C’est la pureté de l’eau de l’iceberg qui en fait un produit particulièrement recherché. L’eau de l’iceberg n’a généralement que 8 parties par million d’impuretés quand l’eau du robinet (au Canada) en a 150 parties par million.

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Les me fait visiter sa petite brasserie alors que la dernière fournée d’Iceberg est mise en bouteille. Elles sont faites d’un verre bleu qui les distingue des autres. Quand la brasserie a changé de bouteilles, passant des claires utilisées auparavant, aux bleues, elle pensait que les clients allaient garder au moins une ou deux bouteilles en souvenir sur un pack de six. En fait, ils avaient sous-estimé le pouvoir d’attraction de ce bleu de cobalt.

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« On a dû passer un appel aux infos », raconte Les qui en rigole encore. « On était arrivé à un point de non-retour où on avait les bassines pleines mais rien pour mettre la bière en bouteille. » Finalement, en offrant 20 cents contre des anciennes bouteilles, la brasserie a pu en récupérer assez – les locaux ont aussi vite réalisé que s’ils ne rendaient pas les bouteilles, ils n’auraient plus de bière. « J’ai vu tout et n’importe quoi avec ces bouteilles », ajoute Les. « Des gens qui les décapitent pour en faire des carillons ou des vases. Il y a même un mec qui les a réduits en tesson, qui les met dans un sac et qui les pend sur son quai pour qu’elles deviennent du verre de mer. Le bleu est incroyablement rare. »

Quidi Vidi brasse sa bière avec du malt à deux rangs de Calgary, malté à Montréal. Avec la pureté de l’eau de l’iceberg, cela donne une lager rafraîchissante dans le pur style nord-américain.

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Les chante les louanges de son eau : « Voici ce que devrait être le goût de l’eau. Elle pourrait avoir 25 000 ans et c’est probablement l’extrémité d’une calotte glaciaire qui s’est détaché. Le temps qu’elle arrive jusqu’à Terre-Neuve, elle a diminué en taille donc on s’approche du cœur même de l’iceberg, fait il y a plusieurs milliers d’années bien avant qu’il n’y ait des contaminants. »

Plus tard, alors que je prends en photo des bouteilles sur les quais en bois, à l’extérieur de la brasserie, la lumière du soleil jette une ombre bleue sur le sol, la même lumière que j’avais vu danser dans le cœur de l’iceberg. Je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai pris une bouteille que j’ai rapportée à Vancouver. Elle est installée près de la fenêtre. Sa lueur bleue me rappelle les géants blancs fascinants de Terre-Neuve.

Nikki Bayley était invitée par l’office du tourisme de Terre-Neuve et de Labrado et Destination Canada. Ils n’ont pas relu son papier avant publication.