Chaque année, à la fin du printemps, les bonites à ventre rayé du Pacifique migrent vers le nord sans savoir qu’elles vont finir en copeaux. Sur la côte méridionale du Japon, les artisans du port de Makurazaki attendent leur passage.
Voilà trois siècles qu’ils cuisent, fument et râpent les filets de ces petits thons pour les transformer en katsuobushi. Ces flocons délicats sont l’un des piliers du washoku, la cuisine japonaise traditionnelle : il suffit de les plonger dans l’eau chaude pour obtenir le dashi, le bouillon de base de la soupe miso — la vraie.
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Au Japon, la soupe miso ou misoshiru est consommée à tous les repas. Et si chaque région, chaque famille la prépare différemment, elle a toujours le goût du bouillon de bonite, du foyer et de la bonne santé. Cette âme n’a pas survécu à l’exportation. En Europe, la soupe miso n’est qu’un apéritif au goût bizarrement monotone. Comme les sushi, elle a été calibrée pour ne pas choquer ou ennuyer les palais occidentaux : l’umami rondelet du dashi a disparu au profit d’un flash salé.
Des artisans du katsuobushi venus de Makurazaki en ont fait la désagréable expérience au début des années 2010. De passage en France, ils auraient goûté une soupe miso à ce point dénuée de saveur qu’ils ont décidé d’agir.
2016. La première filiale européenne de la coopérative de Makurazaki ouvre ses portes à Concarneau, dans le Finistère. Baptisée Makurazaki France, elle a pour mission de produire un katsuobushi qui imposera la saveur du dashi véritable en dehors du Japon. Objectif revendiqué sur son site officiel : empêcher qu’une « fausse représentation de l’art culinaire japonais [se répande] à travers le monde ».
Deux artisans de Makurazaki ont formé les ouvriers. Yves-Marie Cariou, le responsable de production, et Gwenaël Perhirin, le directeur, ont même séjourné dans le port japonais pour apprendre le métier. Presque trois ans plus tard, alors qu’on enfile bottes et combinaisons pour visiter l’usine, ce dernier revient sur cette phase d’instruction poussive : « Au début, certains pensaient que l’implantation en France n’était pas viable… Il y avait des préjugés ». Le savoir-faire est pourtant manifeste en salle de namagiri.
Le namagiri, c’est la découpe. Les bonites ont été pêchées dans l’océan Indien par un armateur concarnois. Décongelées pendant la nuit, elles perdent la tête, les viscères et la nageoire dorsale en quelques secondes. Deux estafilades dans la chair rubis font apparaître quatre filets. Beaucoup de sang et d’eau coulent sur le plan de travail, les tabliers, le sol. Sur un mur, une feuille protégée des éclaboussures par une chemise en plastique détaille la marche à suivre en français et japonais — les gestes sont identiques de chaque côté du monde.
En silence, Yves-Marie et ses trois coéquipiers traitent environ une tonne de matière première en trois heures. Il n’en restera que 200 kg au terme du processus. Vient le moment de la cuisson : les ouvriers plongent les poissons dans des cuves d’eau chaude et filent déjeuner. Ils reviennent de la boulangerie avec un kouign-amann et s’attablent à côté des tatamis installés dans un coin de la salle de pause.
Devant la cuisinière, Gwenaël prépare un dashi avec le katsuobushi de son usine. Il sait comment faire : il a passé quatorze ans au Japon. « Dix ans de découvertes, de surprises tous les jours » se souvient-il. « Mais les quatre dernières années, j’ai été lassé par certains aspects de la société japonaise. Je suis rentré et je n’ai jamais été nostalgique. »
Bien des années plus tard, quand il a découvert que des artisans japonais souhaitaient s’établir en France pour produire un mystérieux « aliment haut de gamme », il n’a pourtant pas hésité. Fort de sa connaissance de l’archipel et de sa langue, il a décroché le poste de directeur de Makurazaki France. « Je voulais que mes collègues japonais comprennent que j’étais déterminé à aller jusqu’au bout », lance-t-il sur le chemin de la salle de honenuki.
« Quand les Japonais sont venus ici, ils ont vite compris qu’ils avaient affaire à des gens qui connaissaient le poisson et, surtout qui, avaient envie de travailler. C’est l’atout de la Bretagne. »
Tout juste sortis des cuves, les filets de bonite devenus beiges sont débarrassés de leurs arêtes, d’une partie de leurs écailles et d’un peu de chair. C’est le honenuki, que l’on pourrait traduire grossièrement par « squelette – extraire ». Le travail se fait à la main, dans la chaleur et les vapeurs de cuisson odorantes. C’est l’étape la plus délicate.
Yves-Marie garde un souvenir piquant de ses premiers honenuki à Makurazaki, auprès des femmes auxquelles cette tâche est confiée : « C’était un calvaire. Je n’avais pas les gestes, j’étais beaucoup plus lent que les ouvrières ». Raphaël Floc’h, ouvrier charismatique, positive entre deux coups de pince à désarêter : « C’est l’étape la plus fastidieuse, mais c’est celle de l’artisanat véritable. Quand les Japonais sont venus ici, ils ont vite compris qu’ils avaient affaire à des gens qui connaissaient le poisson et, surtout qui, avaient envie de travailler. C’est l’atout de la Bretagne. »
Comme Makurazaki, Concarneau dispose d’un port spécialisé dans la pêche et le traitement des thons tropicaux, dont la bonite à ventre rayé. Leurs régions respectives se ressemblent aussi : comme la Bretagne, Kyūshū est réputée pour son agriculture, ses fleurs et une certaine fierté locale. « Les Japonais qui sont venus nous former n’avaient jamais voyagé », s’amuse Yves-Marie. « On était entre ploucs ! »
Une proximité teintée d’admiration côté français, la majorité des ouvriers avouant vite une passion pour le Japon. Cause ou conséquence, deux ont épousé une Japonaise. L’un d’entre eux, l’ouvrier Stéphane Jousso, sourit : « Ma femme est contente quand je ramène du katsuobushi à la maison. » Qu’importe que les flocons bretons ne soient pas tout à fait similaires à leurs modèles.
Au Japon, le fumage est réalisé à l’aide de foyers de bûches. Cette technique imprègne les filets d’une substance cancérigène, le benzopyrène, en quantité que l’Union européenne ne saurait tolérer. Makurazaki a donc développé une nouvelle méthode de fumage. L’équipe française évoque un système électrique et des « bois durs » mais reste discrète sur les autres paramètres.
« On a développé les machines en collaboration avec les Japonais » indique Yves-Marie en tirant un chariot d’une cellule de fumage. Les filets, brunis et durcis, dégagent une bonne odeur de sève chaude — ils sont devenus des fushi. « Au goût, notre produit est moins fumé que le produit japonais, mais ça tient la route » assure Gwenaël. « Avant notre arrivée, les chefs japonais installés en France rentraient du pays avec quelques fushi dans la valise… Ça a été un soulagement pour eux quand notre produit est arrivé. »
« L’idée est de rendre disponible un maillon de la chaîne du washoku. Le katsuobushi amènera la vraie soupe miso et l’intérêt pour la cuisine japonaise suivra. »
Makurazaki France vend son produit à des restaurateurs et des épiceries dans toute l’Europe. La filiale lorgne aussi vers le Moyen-Orient, le katsuobushi étant à la fois casher et halal. Un élan international qui vise les marchés, mais aussi les cœurs : « À la base, c’est un projet culturel », avoue Gwenaël. « L’idée est de rendre disponible un maillon de la chaîne du washoku. Le katsuobushi amènera la vraie soupe miso et l’intérêt pour la cuisine japonaise suivra. »
Ce nouvel intérêt excitera l’appétit des consommateurs pour d’autres produits nippons qui, lancés à l’international, alimenteront encore l’intérêt pour la culture japonaise, et ainsi de suite. Comme Neon Genesis Evangelion lorsqu’il débarque sur Netflix, le katsuobushi breton sert le soft power japonais.
Sortis des cellules de fumage, les fushi sont frottés l’un contre l’autre pour évacuer les résidus d’écailles et mis à l’affinage dans une pièce à l’atmosphère finement contrôlée. Au Japon, indique Gwenaël, l’intensité du fumage aux bûches rend souvent cette étape superflue. Mais dans nos contrées régulées, elle est essentielle à l’harmonisation du goût.
Reconnaissance de la couleur locale ou hasard, la technique développée par Makurazaki évoque le savoir-faire typiquement français de l’assemblage des cuvées. Les fushi sont organisés dans de petites boîtes selon leurs caractéristiques : les plus vieux rejoignent les plus jeunes, les plus salés retrouvent les moins salés. Tous seront réduits en copeaux après quelques semaines de cohabitation (la durée exacte est secrète, bien sûr).
Les efforts d’adaptation investis par Makurazaki dans le développement de leur filière française cachent peut-être une certaine angoisse. Au Japon, le washoku ne cesse de perdre en popularité face aux aliments occidentaux, moins chers et plus vite consommés. Le katsuobushi souffre beaucoup de ce glissement et de la perte de savoir-faire qui l’accompagne — une situation encore aggravée par le déclin de la population japonaise.
« De moins en moins de jeunes savent préparer un dashi », regrette Gwenaël. Yuko Le Tollec, l’assistante de direction, a quitté le Japon pour la France en 2001. Elle confirme : « Même les restaurateurs ont remplacé le katsuobushi par des sachets avec des poudres chimiques dedans. Normalement, c’est à eux de montrer la vraie culture japonaise. » L’usine de Concarneau serait une mesure préventive : si le washoku se meurt en son pays, autant assurer sa survie par l’exportation, coûte que coûte.
Quoi qu’il réserve à la cuisine japonaise traditionnelle, le futur est chez lui dans la salle de mise en copeaux de Makurazaki France. On ne pénètre dans cette pièce qu’après avoir traversé une douche à air — Gwenaël signale : « Ils ont les mêmes dans l’industrie pharmaceutique ». En bottes sur un sol vert, couverts jusqu’aux yeux, les quatre ouvriers répètent les mêmes gestes dans le vacarme des machines immaculées.
« Rien n’a été plus nettoyé que d’habitude avant votre visite », se défend Yves-Marie en alignant les fushi sur les convoyeurs verticaux des découpeuses. C’est la fin. Les filets grimpent, basculent et sont réduits en flocons par ces gros engins importés du Japon. Le katsuobushi tout frais est ensuite conditionné sous atmosphère modifiée. Les sachets indiquent fièrement : « ブルターニュ産かつおぶし », « Katsuobushi fabriqué en Bretagne ».
Reste une question majeure : l’Europe est-elle prête pour le katsuobushi, le dashi véritable et le washoku ? La coopérative Makurazaki n’est pas la seule à le croire. Yaizu, l’autre ville-reine de la production de bonite séchée au Japon, confectionne depuis 2017 des flocons adaptés aux réglementations européennes pour le compte d’une épicerie parisienne.
Des entreprises chinoises, coréennes et vietnamiennes sont également entrées dans la course pour le marché européen. La concurrence est telle qu’elle peut sembler fratricide : Wadakyū, une entreprise de katsuobushi implantée à Makurazaki, opère en Espagne depuis 2014. Nos papilles de gaijin élevées aux maki saumon-kiri ne méritent sans doute pas un tel combat.
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