Le premier Rainbow Gathering s’est tenu pour la première fois en 1972 dans le Colorado. Parmi les 20 000 participants, des militants pacifistes issus de la classe moyenne blanche éduquée, des vétérans de la guerre du Vietnam et divers groupes libertaires et spirituels. Tous animés par le même « désir sincère de vivre en paix et en harmonie sur terre », pouvait-on lire dans The Rainbow Oracle – le livret papier énonçant l’intention et les détails pratiques de ce rassemblement pionnier. Parmi les règles édictées – et encore d’actualité : pas d’alcool, pas de drogue, pas d’échange monétaire, pas de chefs, pas de viande, pas de technologie ni d’électricité, et une empreinte minimale sur la nature.
Ce qui devait a priori être une one-shot essaimera finalement aux quatre coins du monde et plusieurs pays européens célèbrent désormais leur propre rassemblement national annuel. Lorsque l’un se termine, un nouveau commence dans un pays voisin. Il existe aussi une édition européenne, de taille plus importante – celle-là même pour laquelle nous nous hissons en camionnette au milieu des conifères avec ma partenaire de vagabondage, car l’European Gathering se tient sur le versant français des Pyrénées entre les nouvelles lunes de juillet et d’août cette année.
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Après une demi-heure de chemin carrossable, on arrive au parking. L’ascension se poursuit à pieds, on croise des personnes souriantes qui nous gratifient de chaleureux « welcome home » et « welcome brothers and sisters ». Vingt minutes de marche plus tard, les tentes se font de plus en plus nombreuses en lisière de chemin. Autour de nous des gens vont et viennent dans la forêt. Beaucoup sont pieds-nus, certains nus tout court. Des mères portent leurs enfants en écharpe dans leur dos et des groupes ont l’air de décamper : il ne reste plus que trois jours de rassemblement et la météo froide et humide a eu raison des besoins de confort d’une partie de la famille arc-en-ciel. « L’énergie est plutot down depuis quelques jours » selon certains. De joyeuses notes de flûte médiévale flottent tout de même dans les airs. Elles nous mènent jusqu’à un ruisseau qu’on enjambe pour se retrouver dans une immense clairière entourée de mystérieuses silhouettes de pins embrumées. Plusieurs tipis et la fumée du Main Fire – le feu sacré qu’il est convenu d’approcher sans chaussure – tranchent l’horizon. Des personnes sont assises en cercle entrain de se masser, des enfants courent et font la roue, un punk à chèvre se ballade avec un t-shirt tie-dye le sexe à l’air.
Il m’explique ne pas avoir osé engager le dialogue avec « un arbre qui avait l’air de mauvaise humeur »
« Avant j’étais entouré de moldus et j’ai trouvé une famille à laquelle je me sens un peu plus connectée », me confie une trentenaire arrivée depuis plusieurs semaines sur les lieux. On discute autour d’un feu où l’assemblée se fait passer des tartines de confiture et des pétards de beuh. Mon interlocutrice me paraît être un être sensible et égaré. Bien qu’elle ait écumé plusieurs communautés spirituelles en Inde et en Amérique du Sud après avoir quitté son ancienne vie dans le business de l’IT, c’est son premier Rainbow. Ses réponses sont plutôt confuses lorsque je la questionne sur ses expériences ésotériques et psychédéliques. Elle nous introduit à un apprenti chamane qui propose des cérémonies à base de liane d’argent et de DMT. Ses trips lui permettraient d’entrer en contact avec les êtres de la forêt. Il m’explique ne pas avoir osé engager le dialogue avec « un arbre qui avait l’air de mauvaise humeur » plus tôt dans la journée. On comprend vite que le cannabis et beaucoup de psychédéliques sont visiblement tolérés.
Pendant le séjour, on rencontrera quelques individus pensant être des incarnations de personnages religieux – comme ce startupper parisien à la double-casquette de messager de l’univers venu purifier la civilisation – avec des propos parfois tellement captivant que je les enviais presque de voir la réalité avec de telles paire de lunettes. L’anthropologue Justine Vleminckx note que les spiritualités qu’on retrouve dans les Rainbow Gatherings « accordent une place centrale à la subjectivité comme source de sens et à la réalisation de soi comme salut de l’existence. Dans ces spiritualités, les croyances importent moins que la pratique et l’expérience de son intériorité.»
Des cris « food circle » sont relayés de campement en campement pour signifier que le dîner est prêt. La communauté se réunit alors dans la clairière pour former un grand cercle autour du feu sacré. Main dans la main, la chaîne humaine se met à chanter des « om̐ » (le symbole sonore de l’absolu qu’on retrouve dans plusieurs religions) et des chansons en anglais en l’honneur de la terre, du cosmos et de l’unité de la Rainbow Family. De cet instant de communion entre plusieurs centaines de personnes, j’ai l’impression qu’il émerge une force de vie difficilement palpable dans le quotidien de nos sociétés occidentales sécularisées et particulièrement aseptisées en ces temps de covid. Des volontaires se chargent ensuite du service en faisant des tours de cercle avec d’énormes marmites, après qu’une équipe ait vaporisé du vinaigre sur les mains de ceux qui veulent (le savon étant proscrit).
La nuit, les gens vont se blottir autour de feux de camp sous des bâches ou dans des grands tipis. Il s’y joue des jams de tamtams et des reprises de classiques à la guitare comme « Hotel California », on y chante aussi des mantras hindous et des « alléluia ». Le ciel recèle d’étoiles mais il fait grand froid. « Tout le monde se pèle les couilles mais personne ne lâchera sa veste ternie en alpaga pour un vêtement technique. Pourtant chacun a sa tente Quechua – on devrait peut-être leur dire que c’est le rayon d’à côté ?». Comme me le fait remarquer ma complice à la fin de notre première journée, on peut noter une certaine uniformité vestimentaire à base de matériaux naturels. On debrief aussi nos baptêmes de shit-pit – les tranchées à ciel ouvert où l’on défèque à la vue de ses voisins. Derrière nos vannes, un gentil mécanisme de défense de nos égos désarçonnés par certains affronts à la modernité et un manque de familiarité.
Des vibrations de sabots et un vacarme de meuglement nous sortent des bras de Morphée de bon matin. Des dizaines de bovins entourent les tentes environnantes et semblent désorientées par ce camping improvisé à proximité de leur lieu de pâturage. La quête d’harmonie avec le reste du monde vivant n’est pas un long fleuve tranquille. Côté humains, le rassemblement est un beau mélange intergénérationnel. Dans l’espace dédié aux enfants, un grand-père y narre des contes avec passion en glissant quelques mots d’occitan.
D’une manière générale, la présence et la disponibilité des gens est très appréciable. Les regards ne se perdent pas dans des écrans et les discussions ne sont pas morcelées ou interrompues par des notifications de smartphone. « Communiquer, communiquer, communiquer… Y a pas de secret » m’explique Jean-Charles – un quadra avec plus d’une dizaine de Rainbows au compteur – lorsque je viens filer la main en cuisine. Après qu’on ait calculé la répartition eau/quinoa pour une portion de mille personnes, je lui partage ma fascination de voir une organisation d’une telle échelle se dérouler sans relation de pouvoir.
L’absence d’argent fait disparaître les rapports de domination qui y sont intrinsèquement liés et donne une valeur différente au moindre produit consommé. Comme ce moment où l’on arrive autour d’un feu pour demander s’il reste du chaï : devant une réponse négative, notre envie qui aurait été rapidement assouvie contre une pièce de deux euros dans un autre cadre se transforme alors en mission collective de deux heures entre recherche et séchage de bois, allumage du poêle et préparation de la boisson. Partage et contribution font tourner les rouages d’un idéal partagé. Découverte de plantes sauvages et de champignons, méditation, hypnose, espace de parole autour de la psychiatrie, cercle de vision pour prendre des décisions par consensus à propos du futur du Rainbow…
Parmi les workshops proposés librement parmi les participants, ma pépite perso restera probablement l’énergie collective qui s’est dégagée lors d’une introduction au kundalini yoga. Et de ce rappel du professeur : « Plus il y a de vie, plus y a de flexibilité, moins il y a vie plus il y a raideur. C’est ça le Rainbow, une grande école de l’ouverture ! On est là pour apprendre à s’aimer bordel ! ».
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