Avec les postiers du 92 qui font grève depuis un an

Les postiers du 92

« Tout ce modèle de société, on l’exècre. Il est derrière nous », s’époumone un facteur, mégaphone à la main. L’image suivante, des chaussures anonymes piétinent un panneau publicitaire du « n°1 mondial des solutions logicielles de marketplace », jeté au sol et tagué « ACAB » [généralement acronyme de « All cops are bastards », NDLR] sur fonds de chants de manif’ : « ah ah anti-anti-capitaliste ah ah ». Dès les 10 premières secondes du teaser, le film projeté ce samedi 23 mars au local Treize, près de Ménilmontant, annonce la couleur. Comme chaque semaine, les postiers grévistes des Hauts-de-Seine, qui organisent la soirée, renflouent leur caisse de grève. « Une bonne partie » des deux spectateurs, selon l’un d’eux, ont tout juste eu le temps de revenir de l’acte XIX des « gilets jaunes », dont le mot d’ordre était : « Macron, démission ! ».

Le groupe La Poste et le syndicat Sud Poste, désormais majoritaire dans le département, s’accordent sur la durée record de la grève débutée le 26 mars 2018, mais pas sur son ampleur : 96 grévistes sur 2253 employés au total dans le département selon le premier (y compris les inaptes et les arrêtés) contre 150 grévistes « sur les 750 facteurs normalement mobilisés pour assurer le service » selon le second.

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Gael Quirante.

Ce lundi 25 mars à 10h30 en tout cas, cinquante d’entre eux écoutent avec attention l’un de leurs représentants lors de l’assemblée générale (AG) quotidienne. Gaël Quirante, cordons de capuche en travers du torse, est celui qui parle « le mieux » et le plus longtemps sous les néons de la cantine du bureau de poste de Levallois. Dans le couloir, l’une des doyennes du mouvement, Roselyne, 62 ans dont 34 « de boîte », le qualifie de « mousquetaire » parce qu’il « est batailleur, qu’il a du panache et qu’il donne de sa personne ». L’homme en question annonce pendant l’appel les noms et affectations de chacun des grévistes, de tête, qu’ils soient militants de longue date ou primo-grévistes.

Condamné en 2011 à 1 500€ d’amende pour avoir brièvement « séquestré » des cadres de La Poste avec 15 autres syndicalistes, dont Olivier Besancenot, son licenciement du groupe a été officialisé le 24 mars 2018. La décision, prise par la ministre du Travail et ancienne organisatrice de plans sociaux chez Danone Muriel Pénicaud en personne (contre les avis antérieurs du ministère LR et de l’inspection du travail qui la qualifie de « discrimination syndicale ») a mis le feu aux poudres et déclenché le mouvement social. En janvier 2019, la cour d’appel de Versailles a confirmé dans une décision consultée par VICE que le militant, même évincé du groupe, était autorisé à aller et venir dans les locaux dans le cadre de son activité syndicale. « C’est déjà une grosse défaite pour La Poste », tient à rappeler un quadragénaire optimiste quand vient son tour de parole lors de l’AG, légèrement voûté sur sa chaise de réfectoire verte et beige. À ce sujet, le groupe se contente de renvoyer au droit syndical de la fonction publique.

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Salim.

Les facteurs en service attaquent à l’aube. Les grévistes, eux, souhaitent leur présenter leurs nouvelles revendications liées aux conditions de travail et à la qualité du service public postal. Ils envoient chaque jour au moins une délégation dans l’un des 30 bureaux du département, à 7h30. Lundi 25 mars, une douzaine de militants font comme chez eux à Courbevoie, en terrain ami. Les bannettes avec des numéros de rue s’alignent par centaines sur 40 mètres de long et des petites mains, essentiellement masculines, s’agitent pour les remplir le plus rapidement possible. Salim, gréviste non-syndiqué qui ne quitte jamais sa casquette, présente les lieux comme un bureau « de taille moyenne, pas trop stressé ».

Ce jour-là, au centre de l’espace de travail, les cadres présentent aux facteurs « volants » (qui tournent d’un quartier à l’autre régulièrement sans avoir le temps de prendre leurs marques) la possibilité de s’arroger certaines tournées fixes. Plus de la moitié des propositions ne trouvent pas preneurs et déclenchent les railleries de l’atelier. « Elles sont tellement pourries que personne n’en veut », estime un syndicaliste qui fait s’esclaffer et acquiescer une factrice, qui n’interrompt pas sa course postale pour autant.

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Xavier Chiarelli.

Le groupe affirme de son côté que la charge de travail des postiers diminue. Sur place, le dialogue entre les cadres de l’entreprise, chargés de trouver comment réduire les effectifs, et les syndicalistes est difficile, car les réorganisations se décident sans qu’aucune des parties n’aient accès aux mesures de la charge de travail que le groupe affirme détenir. Selon les syndicalistes, La Poste a été condamnée 22 fois pour défaut d’information à ce sujet, depuis la vague de suicide de 2016. Interrogé à ce sujet par VICE, le groupe ne dément pas. À Courbevoie, le ton monte lorsqu’un cadre, jeans et pull en laine, estime choquant qu’un militant ait consulté un document de l’entreprise qui traînait dans les locaux. « Ce qui est choquant, c’est de faire bosser 25 intérimaires [très précaires] au lieu de recruter des CDI [sur 50 postiers dans le bureau] », intervient Xavier Chiarelli, secrétaire départemental adjoint Sud Poste 92, veste La Poste et Eastpack sur le dos. « C’est comme de s’indigner pour le Fouquet’s [incendié le 16 mars lors d’une manifestation réclament « la fin des privilèges bourgeois »] », continue-t-il en apparté.

« Je ferai un mot d’excuse pour vos familles » – Fabienne, 44 ans

Fabienne, 44 ans et 8 années de maison, s’est mise en grève il y a un an « sur un coup de tête ». Les raisons de râler ne manquaient pas. Depuis, elle a « découvert le collectif ». « C’est beaucoup mieux que de gueuler toute seule comme je faisais avant, dans le privé [où elle a été pendant 20 ans] », raconte-t-elle enjouée en longeant les 8 étages d’immeuble BNP Paris de Levallois. Comme ceux de ses collègues mobilisés, ses bulletins de salaires affichent chaque mois 0€. La caisse de grève, partagée équitablement, bat son plein mais exige beaucoup d’efforts. Lors de l’AG du jour, Fabienne demandent à ses camarades de libérer du temps supplémentaire en soirée : « Si vous voulez je vous fait un mot d’excuse pour vos familles », rigole-t-elle. En plus des matinées, les après-midi sont occupées par l’organisation concrètes des actions et les relances téléphoniques, tandis que les week-end sont dédiés à la gestion des fêtes de soutiens : « Maintenant, je vis la grève du réveil au coucher ». « Cette grève est une expérience dure mais profonde de reprise de contrôle sur nos vies », résume Gaël Quirante en aparté.

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Fabienne

Cette bande confronte également Marc, Rebooks blanches et jeans bleu clair, gréviste depuis le jour 1, à un discours politique radical. « J’ai 55 ans, dont 37 de boîte », revendique-t-il fièrement autour d’un café. « Il y a dix ans encore, jamais je n’aurais dis que j’étais anticapitaliste. Mais je commence à changer d’avis ». De l’autre côté du bâtiment, Younès*, 26 ans, boit de l’eau dans un verre Duralex, le cou enfoncé dans la fausse fourrure de sa capuche. Il s’est mis en grève « après un burn-out ». « C’était la grosse carotte », jure-t-il. « Je faisais jusqu’à 4h supplémentaires quotidiennes ». « J’étais bien conscient que le monde était pourri, même avant [cette expérience], mais je n’aurais jamais pensé manifester. Maintenant, je suis tous les samedi avec les gilets jaunes. » Les porte-parole du mouvement s’apprête à rencontrer Jérôme Rodriguez une nouvelle fois cette semaine « pour voir ce qu’on peut faire ».

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Younes

« On s’est fait tellement gazer, laisse tomber »

« Au début, tu créée du réseau par nécessité, puis tu réalise à quel point la convergence des mobilisations est logique », analyse Gaël Quirante pour VICE. Assis non loin du leader, Patrick présente à VICE sa collection de 320 giga-octets de vidéos d’actions militantes collectées depuis un an, entre deux rires tonitruants. En mai 2018, une quarantaine de facteurs aident des étudiants contre la sélection à l’Université à bloquer le centre d’examens d’Arcueil. « On s’est tellement fait gazer que la pharmacie du coin était en rupture de sérum physiologique et de Maalox », se remémore-il. « Les jeunes nous ont soigné. » En retour, « les soutiens » (dont des étudiants et d’autres militants qui renvoient l’ascenseur) bloquent le bureau de poste de Neuilly, également en mai 2018. Pour la première fois, les CRS pénètrent dans les locaux pour organiser l’évacuation des syndicalistes qui s’expriment à l’intérieur et font quelques blessés. Dernière péripétie d’une longue série, soixante facteurs grévistes du 92 s’introduisent dans la cour du ministère du travail le 20 février 2019. Gaël Quirante est interpellé et placé en garde à vue. « C’était super violent, je n’avais jamais vu ça », affirme Karim dans ses chaussures de marche et son cache-cou sérigraphiés La Poste. « Je n’avais jamais reçu de lacrymo en manif, jamais un coup de matraque. Une répression pareille, c’est nouveau pour moi », continue le jeune homme. « Ça me rend beaucoup plus vénèr et détèr, laisse tomber. C’est comme un clou qu’est déjà complètement enfoncé, si tu continue à taper il peut plus plier ».

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Karim

Devant les locaux de Levallois, une quinquagénaire très apprêtée invectivent les travailleurs en pause cigarette : « Il y en a marre de votre grève, je ne reçois jamais mon courrier, c’est grave ! » « Elle devrait dire ça à la direction, c’est pas à nous d’essuyer les plâtres de leur politique », estime l’un des grévistes pris pour cible, droit dans ses bottes. La reprise des négociations a été votée collectivement et mise en place il y a trois semaines. « Même après la reprise du travail », s’accorde les grévistes lors de l’AG, « il ne faudra rien lâcher ». La plupart se sont endettés pour tenir si longtemps, « ont tous au moins un moins de loyer de retard » et se sont engagés à continuer « à aider les copains [qui militent dans d’autres mouvements] ». « Maintenant, nos destins sont liés quoi qu’il arrive », réagit le mousquetaire.

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* Certains prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.

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