Cet article est extrait du numéro Musique.
Je me suis garé à l’arrière d’un immeuble flambant neuf où se trouvent également un bistro vegan et une salle d’escalade. C’est le genre de paradis gentrifié qu’on méprise souvent dans les villes du Sud attachées à préserver leur histoire. Ce coin de Nashville est le foyer de la contre-culture country, une réputation qui attire des gens de partout dans le pays, menaçant de diluer le charme local.
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J’étais là pour convaincre Yelawolf, dont le nouvel album, Trial by Fire, est prévu pour cet automne, de m’accorder une interview. C’est un rappeur blanc et maigre avec un goût prononcé pour le denim, les chapeaux à bord large et les tatouages, dont l’un à la racine des cheveux, SLUMERICAN 1, un mot qu’il a inventé pour se réapproprier le concept de « white trash ». Son manager a insisté sur le fait qu’il ne voulait pas être associé à un quelconque « rap de bouseux ». En effet, Yelawolf, dont le vrai nom est Michael Wayne Atha, a pris ses distances avec les artistes d’un genre très critiqué : le country-rap.
Le country-rap ne passe pas beaucoup à la radio, et peu de ses artistes sont réellement célèbres, mais il a réussi à s’attirer une immense fanbase underground. Depuis la naissance du genre au début des années 2000, les rappeurs country ont vendu des millions de disques, attiré des milliers de fans dans des concerts en plein air et rempli les rayons CD des supermarchés de campagne.
Souvent désigné sous le sobriquet moqueur de « hick-hop » 2, le country-rap est un hybride de deux genres qui au premier coup d’œil semblent diamétralement opposés. Le public country est plutôt âgé, achète de la musique sur des supports physiques, écoute toujours la radio et vient traditionnellement de communautés rurales. Les fans de hip-hop sont plus jeunes, se procurent leur musique en ligne et écoutent ou téléchargent des millions d’albums par jour sur des sites comme Spotify et Datpiff. Demandez à des fans de musique ce qu’ils écoutent et selon l’endroit où vous vous trouvez dans le pays, on vous répondra sûrement « tout sauf du rap » ou « tout sauf de la country ».
Mais la country et le rap ont plus en commun qu’on ne le pense. Après avoir enregistré une collaboration avec l’artiste country Tim McGraw, « Over and Over », le rappeur de Saint-Louis Nelly a expliqué pourquoi le mariage pouvait fonctionner : « Le hip-hop et la country viennent tous deux de communautés touchées par la pauvreté, donc si on les met ensemble, ça va marcher – il faut juste faire ça bien. » C’est le problème majeur : c’est si rarement bien fait. Écoutez par exemple « Accidental Racist » un duo mi-chanson mi-canular de Brad Paisley et LL Cool J, qui déclame dans un couplet embarrassant sa volonté d’oublier les chaînes de l’esclavage si les Blancs peuvent lui pardonner son goût pour les chaînes en or. À cause de ce type d’exemples, les gens considèrent généralement le hick-hop comme un genre bas du front qui associe deux musiques n’ayant rien à faire ensemble.
Yelawolf n’est pas un rappeur country mais un artiste hip-hop qui se démarque en nourrissant sa musique de rock sudiste et d’histoires sur l’Amérique rurale. Ce n’est pas pour tout le monde – imaginez Eminem avec un accent de l’Alabama et un faible pour le nu metal et Lynyrd Skynyrd, et vous aurez une bonne idée du son de Yelawolf. Mais depuis 2010 et sa mixtape Trunk Muzik, il a esquivé beaucoup des critiques qui sont généralement faites aux rappeurs blancs et a réussi à s’attirer les faveurs aussi bien de l’élite des médias que des rois du hip-hop, décrochant la couverture de Fader et un contrat sur le label d’Eminem, Shady Records. Il a déclaré un jour que le country-rap était mal fait « parce qu’il n’y a pas assez de gens dans la country qui comprennent suffisamment le hip-hop, et pas assez de monde dans le hip-hop qui connaît suffisamment la country pour faire ça bien. »
Le hick-hop utilise souvent des sons de violons numériques trop lisses et des pédales d’effets tout en enchaînant les clichés sur les pick-up et le whisky. Yelawolf aussi rappe sur les pick-up (dans littéralement quatre versions d’une chanson qui s’appelle « Box Chevy ») et la picole (il adore le Jack Daniels, ce dont j’ai fait l’expérience en direct). Mais dans ses chansons plus ambitieuses, ses paroles tissent des histoires du Sud gothique avec des refrains assez accrocheurs pour fonctionner comme des titres de country à part entière. Dans « Bible Belt », une chanson tirée de son premier album indépendant, Creek Water, il parle du Sud profond et décrit une tempête sur les plaines ainsi que le climat social, tout aussi tumultueux : « Bienvenue chez moi, sur mes terres : Bama / Où les nuages virent au vert / Où le Klan arpente les petites rues / Où les flics cherchent le frisson / Où les chênes s’ouvrent et brûlent sous la foudre bleue. »
Enfant, Yelawolf a beaucoup déménagé et a notamment passé beaucoup de temps dans la banlieue de Nashville à Antioch. Il est né en 1979 à Gadsden en Alabama, une ville qui fut un jour un haut lieu du commerce et de la manufacture, mais qui dans les années 1980 était devenue l’une des « sept pires villes où vivre aux États-Unis ». Sa mère est tombée enceinte de lui à 15 ans. Selon Yelawolf, c’était une « rock star » (par là il entend qu’elle buvait comme si elle en était une). C’est de son enfance que s’inspire sa marque, Slumerica. Dans « Whisky in a Bottle », il rappe : « Slumerican veut dire : race américaine de bas quartiers, élevée dans le caniveau avec des rêves de classe mondiale ».
Lorsque je suis entré dans son duplex, il était assis sur le canapé, agrippé à une bouteille de Jack Daniels à moitié vide et écoutait Waylon Jennings à fond sur son Apple TV. Avec lui se trouvait une fille portant une tenue tout en jean et en daim. La décoration de l’appartement en lui-même est un mélange de pop art et de souvenirs personnels, notamment des objets de sa marque Slumerican, comme une crédence noire dont les trois pieds plaqués or sont en forme d’éclairs. Vous pouvez faire l’acquisition de ce meuble via la boutique online de Yelawolf, Ball Mart, pour la somme pas si plouc de 10 000 dollars.
Parmi les autres invités présents ce soir-là, des membres de son label Slumerican, un who’s-who des rappeurs blancs de Nashville. L’un d’entre eux n’est autre que Bubba Mathis, anciennement Bubba Sparxxx, qui s’est fait connaître avec sa chanson « Miss New Booty ». Avant même que Yelawolf ne commence à plaquer des couplets de rock nasillard sur des chansons de rap, Bubba faisait résonner son accent traînant sur des disques comme Ugly. La vidéo de la chanson produite par Timbaland, remplie de combats de catch avec des porcs, courses de tracteurs et scènes de danse dans des bars paumés, ressemble au cauchemar que vous feriez après une double projection de Délivrance et Varsity Blues. Sur une autre piste, « Country Folks », Bubba se pose en précurseur du hick-hop, affirmant qu’il parle pour « une génération de gens qui aiment Tupac et Hank [Williams] ».
Un autre rappeur blanc du nom de Struggle Jennings a fait son entrée peu après moi, pendant que la musique de son grand-père Waylon s’échappait toujours des haut-parleurs. Struggle s’est fait connaître en rappant sur des enregistrements inédits de Waylon Jennings, dont une chanson avec Yelawolf, « Outlaw Shit ». Pour les puristes de la country, utiliser la musique de Waylon dans une chanson de rap était blasphématoire. Struggle n’est pas du même avis. Selon lui, ses compères et lui perpétuent la tradition de l’outlaw country que son grand-père a rejoint dans les années 1970. Mais là où Waylon se différenciait du son typique de Nashville en dépouillant sa musique de toute orchestration et en y incorporant des éléments de rock (ainsi qu’en s’envoyant sans le moindre complexe des quantités de drogue démesurées), Struggle, lui, y intègre le hip-hop. Même si l’on pense que Struggle se contente de capitaliser sur l’héritage de son grand-père, on ne peut nier qu’il a grandi sur cette musique et, vu sa génération, qu’il a probablement aussi écouté pas mal de hip-hop. Il est donc difficile d’imaginer ce que Struggle aurait pu produire d’autre.
Le hick-hop relance le long débat enflammé sur la place des blancs dans le hip-hop mais y ajoute une dimension compliquée.
Dans leur ensemble, les rappeurs présents chez Yelawolf représentent un groupe qui tente de faire du nouveau au sein d’un genre qui, s’il est localement très populaire, a essentiellement suscité du mépris chez les critiques. Yelawolf et sa coterie n’ont d’ailleurs pas entièrement échappé à ce dédain. Parmi les journaux qui n’étaient pas fans de ce que faisait Yelawolf ces dernières années, il y a eu le nôtre. En 2012, un auteur VICE a écrit un article suggérant que Yelawolf utilisait le contrôle mental des Illuminati pour convaincre les hipsters qu’il était cool. Il s’est aussi moqué de sa coupe de cheveux, qui, à l’époque, était un mulet mohawk. Lorsque les éloges sont finalement arrivées après son album Love Story, c’était en forme de faux compliment, sous le titre « Yelawolf est sorti du Désert de la Merde ». Je n’avais pas conscience de tout ça le soir où j’ai débarqué chez lui.
Mais Yelawolf, lui, n’avait pas oublié.
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Deux jours plus tôt, essayant de faire connaissance avec le monde marginal du country-rap – ceux avec qui, selon son manager, Yelawolf voulait prendre ses distances – j’ai visité le quartier général de Mikel Knight, le « roi du country-rap » autoproclamé. J’étais là pour découvrir comment Knight – un country-rappeur blanc affublé d’un Stetson et de bottes de cow-boy qui n’enregistre ou ne se produit quasiment pas – avait développé en quatre ans une affaire de vente directe qui lui avait permis, selon lui, d’écouler deux millions de ses albums dans des stations-service ou des parkings de Walmart.
Le responsable de cette opération, FAT Thomi, est un vétéran de l’industrie musicale qui travaillait il fut un temps pour Arista Records. Il m’a expliqué ce qui selon lui constituait l’attrait de Knight : « Il y a sept ans environ, j’ai commencé à réaliser que les rappeurs noirs allaient devenir ringards… j’ai suivi la tendance. Et j’ai écouté de plus en plus de rappeurs blancs… Je voulais quelqu’un de blanc parce que c’était unique, parce que c’était encore neuf dans cette industrie. » Même si son pronostic était erroné, FAT Thomi, qui est noir, s’est accroché à son idée et quand il a découvert Knight, il s’est dit qu’il avait trouvé l’artiste qu’il cherchait. « Quand je l’ai entendu et quand j’ai entendu son histoire, j’ai pensé que c’était un truc énorme musicalement, parce qu’il associait les deux seuls grands genres qui n’avaient jamais été mis ensemble. »
Le hick-hop relance le long débat enflammé sur la place des blancs dans le hip-hop mais y ajoute une dimension compliquée. Tandis que Yelawolf, Struggle et Bubba Mathis apportent une sensibilité rurale au hip-hop, Mikel Knight déracine le rap pour le couler dans le moule de la country et le rendre plus acceptable pour un public sudiste et blanc. Pour reprendre les mots de FAT Thomi, « Mikel a accepté le fait que le Sudiste moyen ne se retrouvera sans doute pas dans ce que raconte Lil Wayne. Les gens s’identifient à ce qu’ils connaissent. Donc oui, quelque chose me dit que les gens de la campagne accepteront un type qui rappe dans son chapeau et ses bottes de cow-boy avant de pouvoir accepter un mec avec des dents en or et une casquette de base-ball. »
Colt Ford ne pourrait pas être plus éloigné de ce que l’on attend d’un rappeur contemporain. C’est un « redneck » autoproclamé d’Athens en Géorgie, corpulent, blanc, à la moustache en fer à cheval et au teint rougeaud, qui a été golfeur professionnel.
Baser sa musique sur un gimmick marketing peut donner des résultats mitigés. Si Knight se considère comme un pionnier qui a apporté le rap dans les bars country, certaines de ses saillies semblent taillées pour être imprimées sur des t-shirts de beaufs. Sur « We Don’t Give a Truck », il rappe : « Tu vas pas aimer comment je porte mon fute / Tu vas pas aimer mon drapeau rebelle / Tu vas pas aimer mes sapes / Mais le bouseux te dit d’aller te faire mettre. »
Né Jason cross, Knight a grandi sans père et vit seul depuis l’âge de 15 ans. Il a fait plusieurs passages en prison pour des faits allant de violences domestiques à tentative de vol à main armée. Finalement, Cross a trouvé Dieu qui, dit-il, lui a donné l’idée de la Maverick Dirt Road Street Team (MDRST). Opérant depuis un immense entrepôt en banlieue de Nashville, la MDRST emploie environ 40 personnes.
L’équipe sillonne l’Amérique rurale dans des bus recouverts de photos de Knight. Son seul objectif : vendre ses disques.
Sous un drapeau confédéré sous lequel est inscrite la phrase -l’héritage pas la haine, j’ai rencontré ceux qui font la MDRST. Knight les appelle « les employés de la deuxième chance ». Beaucoup d’entre eux ont le même genre de passif que lui : pas de père, partis tôt de chez eux, des ennuis avec la justice. L’un des vendeurs a abandonné ses enfants pour partir sur la route avec la MDRST, dans l’espoir de lancer sa propre carrière dans le country-rap. Un autre raconte qu’il a rencontré le diable sur un parking de supermarché une semaine plus tôt et a fait une overdose avec un speedball. Il affirme être mort pendant plusieurs minutes avant d’être ranimé par l’équipe médicale. Une semaine plus tard, il est de retour sur la route à colporter les CD. Les membres de l’équipe se réveillent à 6 heures, prient ensemble, font leurs exercices matinaux et partent refourguer la musique de Knight pendant 14 heures par jour. Les journées peuvent être si harassantes qu’en 2014, deux membres de l’équipe sont morts dans un accident de voiture probablement dû à la fatigue.
Sur un parking en graviers entre un diner et une station-service Shell à Henderson dans le Tennessee, je me suis essayé à la vente de CD. Ma première cliente était une femme âgée au volant d’une Ford Escort blanche, que j’ai interpellée alors qu’elle venait refaire le plein. Elle vivait assez loin dans les montagnes et n’avait pas beaucoup d’argent sur elle, mais elle m’a dit qu’elle avait deux filles qui aimeraient peut-être la musique, alors elle a tenté le coup. Ce jour-là, on a vendu des CD à des gens qui galéraient pour se faire quelques dollars dans une petite ville. De bien des manières, ceux qui achetaient les CD n’étaient pas bien différents de ceux qui les vendaient.
Knight surfe sur une vague de popularité qui a explosé en 2011, lorsque Jason Aldean – un chanteur de pop plus blanc que neige en chapeau et bottes de cow-boy qui n’avait jamais rappé de sa vie – a sorti une reprise d’une chanson de country-rap, « Dirt Road Anthem ». Dans un mélange de bonne vieille country et de couplets rappés, il expose sa poésie de la route crasseuse et du pick-up dans une vidéo en noir et blanc qui ressemble à une scène romantique de Friday Night Lights. « Dirt Road Anthem » a explosé et est devenue la chanson country de l’année. Elle a aussi accompagné notre entrée dans l’ère de la « bro-country », quand des artistes comme Florida Georgia Line se sont mis à emprunter aussi bien au hip-hop qu’à l’electro, tout en abordant des sujets variés comme la bière et les camions. Le « hick-hop » serait-il devenu mainstream ?
Le plus étrange avec le phénomène « Dirt Road Anthem », c’est que c’était une reprise mot pour mot d’une chanson à l’origine écrite et interprétée par un type du nom de Jason Farris Brown, mais que l’on connaît mieux sous son pseudonyme plus-américain-tu-meurs : Colt Ford.
Colt Ford ne pourrait pas être plus éloigné de ce que l’on attend d’un rappeur contemporain. C’est un « redneck » autoproclamé d’Athens en Géorgie, corpulent, blanc, à la moustache en fer à cheval et au teint rougeaud, qui a été golfeur professionnel. En dépit de son apparence, son label, Average Joe’s Entertainment, s’est accaparé le marché du country-rap sans jamais être reconnu ni par la country ni par le hip-hop mainstream.
Au départ, les deux milieux ont réagi avec une grande virulence. Les puristes de la country se sont indignés de ce qu’ils percevaient comme un mépris pour des traditions sacrées, et un blogueur, Kyle Coroneos, a même demandé qu’on blackliste toute personne ayant collaboré avec Ford. Les fans de hip-hop ont quant à eux pensé que travestir le rap en caricature blanche relevait de l’exploitation, particulièrement parce que cette fois, les fondements du genre semblaient avoir été niés. Au lieu de faire découvrir l’argot du Sud à un public hip-hop, comme des artistes tels qu’OutKast l’avaient fait, ils s’appropriaient le rap et l’adaptaient à un public country. Les chansons comme « Answer to No One », dans laquelle Ford se vante de porter une arme et de voter républicain, nient les racines du hip-hop comme musique de protestation noire, d’autant plus que la chanson est devenue l’hymne de campagne de Rick Perry. Le Rick Perry dont le ranch de chasse texan porte le nom de « Niggerhead » (tête de nègre). Son nom était désormais cité dans une chanson de rap dont Ford a changé les paroles originales pour en faire : « Supporter de Rick Perry / Protégeons nos frontières ».
Pourtant, si les symboles comme le drapeau confédéré, les chapeaux de cow-boy, le whisky et les camions sont aussi courants dans le country-rap que dans la musique de Yelawolf, ses chansons tendent à faire un tableau plus nuancé de ce que cela signifie d’être blanc et pauvre en Amérique.
Ford s’est moqué de ces réactions dans le titre « Hip-hop in a Honky Tonk », où il raconte d’un ton sarcastique que Hank Williams se retournerait dans sa tombe s’il avait vent du rap envahissant les bouges bénis de Nashville. Il s’est associé avec Shannon Houchins, un vétéran de l’industrie du rap qui avait travaillé avec Bubba Mathis, et ensemble ils ont trouvé un moyen de contourner les critiques en apportant directement le country-rap aux fans.
En 2011, Houchins a reçu un appel d’un type qui possédait un mud park (« parc à boue ») du nom de Pleasant View 4×4 à Nichols en Caroline du Sud. Houchins avait grandi dans la Géorgie rurale, dans une maison pourvue d’une carrière de sable qu’il massacrait sur ses tricars puis sur ses quads, mais il n’avait jamais entendu parler d’un mud park.
Le type offrait à Ford plus d’argent qu’il n’en avait jamais touché pour faire un concert. Ils ont donc décidé d’y aller, et à leur arrivée, ont trouvé un terrain vide normalement utilisé pour faire des courses de quads et de monster trucks à travers des ravines pleines de boue. Au loin se tenait une scène de fortune.
À mesure que la journée avançait, le terrain s’est rempli de fêtards qui avaient fait 150 kilomètres pour venir au concert. Les gens se pressaient hors de pick-up. Les camions ouvraient des tranchées, projetant de la vase sur les fans qui ne nageaient pas déjà, à leur grand amusement, dans des flaques de boue. Les gros camions s’embourbaient dans des fossés boueux, et les spectateurs s’enfilaient des bocaux d’alcool de contrebande. À l’époque, Ford vendait normalement pour 800 $ de marchandises en un soir, mais là, en pleine Caroline du Sud, il s’est fait plus de 12 000 $. Au final, 4 700 personnes se sont pointées dans une ville dont la population n’atteignait pas 400 personnes.
Houchins est rentré à Nashville pour ratisser l’internet, à la recherche de tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un mud park et a commencé à passer des coups de fil. « Au départ, m’a-t-il dit, j’avais 26 endroits sur ma liste. Maintenant j’en ai 600. »
Yelawolf est fier de ses racines sudistes. Dans « Whisky in a Bottle », la chanson où il définit Slumerican, il provoque : « Traite-moi de redneck, je viens de me le faire tatouer. » Et c’est exactement ce qu’il a fait en se tatouant le mot RED en grosses lettres rouges au-dessus des clavicules. Ce soir-là, chez lui, il portait une veste en jean avec un drapeau confédéré cousu au dos. En 2015, il avait défendu le symbole avec véhémence dans un post Instagram – -supprimé depuis : « Pas moyen que je laisse l’ignorance de quelques-uns m’arracher mes racines… Lâchez-nous avec cette MERDE anti-sudiste bande de putain de tarlouzes !! Vous autres vampires des médias et de la mode vous profitez bien de votre business […] On aime nos petites villes et leurs habitants […] J’ai vu la CROISSANCE et le POUVOIR !! PAS LA DISPARITION !!! » C’était peu après le massacre à l’église épiscopale méthodiste de Charleston en Caroline du Sud, où un suprémaciste blanc avait tué neuf Noirs américains.
Pourtant, si les symboles comme le drapeau confédéré, les chapeaux de cow-boy, le whisky et les camions sont aussi courants dans le country-rap que dans la musique de Yelawolf, ses chansons tendent à faire un tableau plus nuancé de ce que cela signifie d’être blanc et pauvre en Amérique. « J’ai grandi dans le caniveau / Élevé par les loups, les clochers et une mère célibataire blanche », dit-il dans « To Whom It May Concern ». Écrite après les réactions violentes suscitées par sa défense du drapeau, la chanson est une lettre ouverte aux critiques. Il rappe dans le staccato aigu qui est sa signature : « Je me suis chargé d’adopter tous ces parias / Le drapeau américain, le confédéré / Dans ma poche arrière, j’ai même acheté des fripes / Un bouclier contre la merde qui m’entravait. » Pendant presque huit minutes dénuées de refrain, Yelawolf explique ce que cela veut dire de grandir comment et là où il l’a fait : « Toutes ces années on a été / l’objet des blagues, l’Amérique nous a dit qu’on était attardés, mauvais / arriérés et racistes. » Mais dans un rare moment de calme, il s’apaise finalement : « La culture noire américaine coule dans les veines / C’est le rock’n’roll jusqu’à ma mort, je suis juste un rebelle honteux / Oui, je m’excuse pour tous ceux qui portent ce drapeau / Honnêtement, tout sudiste fier est triste. »
Trouver ce degré d’introspection et de conscience – des origines de sa musique en tant que forme artistique noire américaine, et de la nature contradictoire de la colère blanche et ouvrière qui a dominé ces élections – est généralement difficile dans le country-rap. Le fait qu’il ait essayé d’exprimer tout cela sincèrement explique sans doute pourquoi il veut prendre ses distances avec le genre et pourquoi il n’apprécie pas d’être mis dans le même sac que Colt Ford et Mikel Knight.
Cela aide également à comprendre ce qui s’est ensuite passé dans son appartement. J’ai à peine eu le temps de prononcer quelques phrases que Yelawolf m’a interrompu et m’est rentré dedans. Citant l’article publié dans VICE il y a quatre ans et dans lequel son apparence était moquée, il nous a accusés d’être des « journalistes de cour de récré » et n’a pas arrêté de me traiter de « nerd ». Parfois, la fille avec qui il était surgissait de derrière son dos pour cracher quelques insultes à son tour. Pendant ce temps-là, Struggle Jennings et Bubba Mathis sirotaient tranquillement leur verre.
Les seuls moments de répit intervenaient quand il faisait une pause pour s’envoyer un shot de Jack Daniels, m’encourageant chaque fois à l’accompagner. Juste quand je pensais que nous avions progressé, il a passé son bras autour de moi. Il s’est approché, a adopté un ton plus conciliant et s’est mis à murmurer, de façon à se faire entendre par-dessus la nouvelle chanson de Waylon Jennings qui beuglait en fond. Il a dit que si je voulais faire un article sur lui, je ne devais pas interviewer d’autres artistes. Je lui ai dit que c’était impossible.
« Pourquoi ? » a-t-il demandé.
« Parce que j’ai déjà parlé à d’autres gens. »
« Comme qui ? »
« Comme Mikel Knight… »
Là, il a léché mon visage, m’a dit d’aller me faire foutre, et est parti s’écrouler à l’étage.