À la fin de l’année 2016, 12 sans domicile fixe français, hommes et femmes, ont posé pour un calendrier de la nouvelle année d’un genre particulier. Sur celui-ci, on les voit de face, et nus. S’ils ont fait cela, c’est pour montrer au monde la situation dans laquelle ils vivent : démunis, sans argent. À poil, donc. Ces derniers habitent une communauté située à Bonneton en Seine-et-Marne, créée par Brann du Senon, ex-biker, ex-anarchiste, et qui a longtemps vécu dans les marges de la société avec son club motorisé avant de lancer en 2012 son association, le 115 du Particulier, afin de pallier les insuffisances du Samu Social.
« Ces gens sont à poil toute l’année dans la rue parce que sans abri – alors autant pousser le concept jusqu’au bout », explique Brann.
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C’est avec un ami photographe, Thomas Léaud, qu’a germé l’idée du calendrier 2017 de l’association 115 du Particulier et de la série de photographies des SDF nus. Par la suite Anne Barot, photographe de rue et collaboratrice de longue date de ce drôle de village, s’est greffée au projet. Évidemment, les séances photos n’ont pas été photoshopées. Ce sont de vrais corps que l’on retrouve dans les pages du calendrier, corps qui portent les stigmates de parcours erratiques, corps ayant connu le froid, la faim et l’indifférence.
C’est la raison pour laquelle Brann et la paire de photographes ont voulu faire cette séance. Pour leur restituer une humanité oubliée de tous ceux qui ont un toit, une humanité qui s’est construite dans la rue et la galère. C’est également la raison pour laquelle les modèles du village ont tous été photographiés avec des objets et dans des postures qui rappellent leur ancien métier, ou leur passion.
Brann, le pionnier, Doriane, la cuisinière pâtissière, Olivier le mécano ou bien Mickaël le « démolisseur » n’ont pas hésité à se foutre à poil devant l’objectif pour ce calendrier intitulé « SDF : Sans Destin Fixe ». J’ai discuté avec Brann afin d’en savoir un peu plus sur leur démarche.
VICE : Bonjour Brann. Tu te présentes comme un « outlaw » et un « biker repenti » – quel a été ton parcours avant la création du 115 du particulier ?
Brann du Sénon : Disons qu’avant le 115, j’avais une vie aux marges de la société. J’étais un bandit, et le président d’un moto-club. Un club de bikers a l’échelle mondiale, tout aussi balaise que les Hell’s Angels – mais pas politisé. Et en vivant dans la marge, tu as accès à la délinquance, le langage de proximité pour ceux qu’ont que dalle. Je me suis affirmé dans cette marginalité. S’il y a quelque chose que je retiens de ce passé, c’est que si l’on essaie de se faire une place dans une société qui vous rejette, on vous met des coups de marteau pour vous remettre dans le giron de la Loi.
Brann du Sénon, nu. Toutes les images sont publiées avec l’aimable autorisation de Brann du Sénon et de l’association 115 du Particulier.
Avec cette séance, tu souhaitais d’abord « interpeller les gens » pour leur rappeler que n’importe qui peut se retrouver à la rue ».
Oui. Au village, construit sur un terrain dont le club de motards est propriétaire, j’ai vu un flic qu’était à la rue. Il gagnait 1 750 balles par mois. 750 balles de pension alimentaire, 300 balles de crédit pour une baraque, les frais de la bagnole, l’autre il attendait six heures pour aller prendre une douche au commissariat. Il s’était retrouvé à dormir dans sa bagnole.
L’idée des photos t’est venue comment ?
Avec un pote photographe, Thomas Léaud, qui fait pas mal de studio et un peu « d’art ». Et Anne Parot. Il fallait beaucoup de dérision pour arriver à ce résultat. Comme les SDF vivent à poil toute l’année, presque littéralement, eh bien on s’est dit : « on va poser nus ». Ils vivent à poil sur le trottoir, mais on ne les voit jamais. La, l’idée c’était de les imprimer sur du papelard. Comme une carte de visite qui dirait : la misère existe.
Peux-tu revenir sur la création du 115 du Particulier, il y a cinq ans ?
Tout part d’une histoire survenue à l’hiver 2012. Un type est mort dans sa bagnole, de froid. J’ai fait des recherches sur ce lascar ; il travaillait et envoyait tout son fric à sa famille, à Nantes. Il est mort à Saint-Denis, où il bossait. Comment peut-on, au XXIe siècle crever de froid alors qu’on bosse ? Le salaire ne permet même plus d’avoir un toit et de bouffer, alors que la société oblige les gens à rester dans le créneau de la « légalité » et de l’honnêteté, condamnant l’individu à vivre dans des conditions intolérables. Moi je n’ai pas ce genre de contraintes alors depuis cinq ans, je m’efforce de faire appliquer la Loi – puisqu’elle est censée protéger les gens de la rue.
La France, 6 e puissance mondiale, compte 14 millions de gens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté – soit un cinquième de la population. Il y a un sérieux problème, non ? On fraie pourtant avec les plus grosses richesses… Va falloir arrêter de se la jouer avec le Code Pénal et mettre en application toutes ces belles théories à propos des Droits de l’Homme.
La totalité des participants au calendrier 2017, habillés.
Je trouve qu’il n’y a pas de misérabilisme ni le moindre voyeurisme dans cette série. Anne Barot : On ne voulait pas faire des photos de studio propres et nickel comme on en voit partout. Juste de la photo d’art, qui restitue la réalité. On n’a pas maquillé les gens, ni trafiquer les clichés. Et on a placé les gens dans leur contexte professionnel d’avant, à poil évidemment, mais avec des objets qui rappellent leurs métiers. Comme Doriane qu’on a photographié nue avec ses casseroles.
Toi Doriane, tu étais cuisinière et tu t’es retrouvé brutalement à la rue, c’est bien ça ? Doriane : J’ai fini la saison estivale sur l’île de Ré, j’avais un appartement que je louais au black, et du jour au lendemain la propriétaire est venue me voir pour me demander de quitter les lieux. Les assistantes sociales ne pouvaient rien pour moi. Heureusement que je connaissais quelqu’un qui était au village et qui en a parlé à Brann. Sinon, j’aurais été dehors.
Contrairement aux idées reçues à propos des corps des SDF, on remarque que vous tenez largement la forme.
Olivier : Moi j’étais alcoolique, je reviens de loin grâce aussi à l’expérience du 115 du Particulier. Je me suis reconstruit intellectuellement et physiquement. J’avais tout perdu : mon boulot, mon logement…
Anne : Au village, on s’active. Il y a plein de travaux en cours. Là, ils ont customisé la caisse d’un semi-remorque pour en faire un réfectoire. Ça aide à la remise en forme
Brann : C’est l’art de la récup et de la débrouillardise. Cela nécessite des compétences manuelles en électricité, en mécanique.
Comment t’es-tu sentie pendant le shooting, Doriane ? Poser nue, ce n’est pas forcément évident.
Dorianne : Eh bien, j’étais super à l’aise avec Anne. On a bien rigolé.
Anne : On se connaissait à peine ! Je me suis retournée quand elle s’est déshabillée. On a vite oublié qu’il y avait un appareil photo… C’était aussi pour dire : montre-nous ton joli corps, ce n’est pas parce qu’on vit dans une caravane qu’on est gros et moche. Il est important aussi pour une femme de retrouver sa féminité.
C’est une réappropriation des corps qui ont pu être maltraités ?
Anne : La vraie vie, c’est pas les superbes corps qu’on voit dans les catalogues. Si on doit montrer des cicatrices, on les montre. La rue est à poil dans ce calendrier.
Doriane : Tout a été fait avec beaucoup d’humour.
Anne : On a mis la couve du calendrier sur Facebook et sur Le Parisien et on a eu des retours hostiles de gens qui nous accusaient « d’exploiter la misère des SDF ». Les gens qu’on a photographiés habitent au village et étaient volontaires. Les fonds serviront à financer des choses au village.
Brann : Les gens pensent que l’exclusion c’est honteux. Nous avec le calendrier on leur dit : Prends ça dans ta gueule. L’exclusion s’est tellement banalisée qu’il n’y a plus rien de honteux. Tu fais pas tache en tant que SDF – tu fais partie du monde.
Karim est sur Twitter.