Devant la tombe du Soldat inconnu d’Ottawa, en cette matinée gelée de janvier, une femme distribue des petites photos de Nazzareno Tassone, qu’elle tire d’un sac Ziploc.
Sur la photo, Tassone porte une chemise camouflage, posté devant un fond jaune agrémenté de l’étoile rouge du YPG (les Unités de protection du peuple). Tous ceux qui sont venus rendre hommage à ce Canadien de 24 ans, originaire d’Edmonton, ont agrafé la photo à leur veste. Tassone est mort en Syrie, alors qu’il combattait l’organisation État islamique. Il fait partie de la dizaine d’Occidentaux morts au combat aux côtés des troupes kurdes.
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Si les combattants de l’EI refusent encore de rendre le corps de Tassone (ils demandent à être payés), des membres de la communauté kurde et d’autres combattants canadiens des YPG n’ont pas attendus pour rendre hommage à leur camarade tombé au combat. Il n’y a pas de programme ou de règles à suivre pour une cérémonie comme celle de ce lundi matin, puisque c’est la première à avoir lieu dans le pays. Contrairement aux rituels élaborés réservés aux soldats de l’armée canadienne, personne ne dirige la cérémonie. Ceux qui se sont rassemblés pour Tassone disent que l’esprit du jeune Canadien est parmi eux.
Plusieurs hommes, une femme, en tenue militaire trainent dans la foule. On les reconnait — ils ont combattu avec les YPG, comme Tassone, mais en sont revenus pour raconter leur histoire. Ces volontaires habitent d’un peu partout au Canada, et ce matin, c’est la première fois qu’ils se rencontrent en chair et en os. Souvent qualifiés par l’armée et le gouvernementde casses-cou à la recherche de sensations fortes, les volontaires sont traités comme des héros ce lundi matin.
Un Kurde donne sa veste à Hanna Bohman, une ancienne mannequin de Vancouver qui a passé l’année 2015 à combattre avec les Unités de protection de la femme (YPJ). Elle porte un écusson du drapeau canadien sur l’une de ses manches.
Des murmures s’échappent du petit groupe, et certains pointent Kiril Drago, connu sous son nom de guerre kurde, Gabar Tolhildan. Originaire de Québec, Drago est rentré au Canada en septembre après avoir passé 9 mois avec les YPG. Des inconnus enlacent les héros du jours et se prennent en selfies avec eux.
Quelqu’un lance un hymne kurde sur son téléphone portable qui fait office d’enceinte. Le groupe forme un rond autour de la mère de Tassone et de ses proches, qui ont décidé à la dernière minute de venir à la cérémonie depuis Niagara Falls (Ontario).
C’est devant cette même tombe du Soldat inconnu, que le soldat Nathan Cirillo avait été tué par balle, il y a deux ans, par un partisan de l’EI. Comme Tassone, Cirillo est mort à l’âge de 24 ans.
« C’est l’endroit parfait pour honorer la mémoire de Nazzareno Tassone, qui a été victime du terrorisme — même si nous sommes les seuls ici et que notre gouvernement n’a rien fait, » explique Gabar.
Combattre dans les rangs des YPG n’est pas puni par la loi au Canada, mais le gouvernement décourage vivement tous ceux qui souhaiteraient s’engager. Les invitations envoyées au gouvernement et à l’armée pour la cérémonie honorant Tassone sont soit restées sans réponse ou ont donné lieu à des communiqués de presse standards.
Comme la plupart des volontaires occidentaux qui prennent les armes aux côtés des Kurdes, Tassone n’avait aucune expérience militaire ou de liens familiaux avec le Moyen Orient. Il n’avait pas non plus dit à ses proches où il allait. Après avoir payé de sa poche le voyage pour rejoindre la Syrie, l’entrainement militaire a été des plus succincts. Tassone aimait jouer avec des pistolets nerf chez lui, mais personne ne pensait qu’il irait si loin.
Les autorités essayent de dissuader tous les Canadiens qui cherchent à rejoindre les YPG — qui sont soutenues financièrement par les États-Unis. Elles font savoir que le danger est réel dans la région et menacent vaguement les candidats au départ en disant que participer à toute activité qui « facilite » le terrorisme peut être puni par la loi une fois qu’ils rentrent au Canada. Ceux qui sont partis sont âgés entre 67 ans (un professeur de langues étrangères) et 19 ans (une jeune femme d’Edmonton). L’ambassadeur turc au Canada a récemment demandé au gouvernement de faire plus d’efforts pour éviter que des Canadiens rejoignent les YPG.
Si certains combattants sont interrogés aux aéroports et aux frontières à cause des tampons d’entrée sur le territoire irakien imprimés dans leurs passeports, ils disent que les forces de l’ordre veulent surtout savoir comment était la vie là-bas ou les encouragent. Aucun Canadien n’a été poursuivi par la justice pour son engagement avec les YPG ou YPJ.
« C’est au cours de la bataille de Rakka que Sehid Agir Ararat [le nom de martyr de Tassone] a fermé ses yeux pour la dernière fois, mais il a semé derrière lui l’espoir, la révolution, l’égalité et la liberté, » dit une jeune femme kurde de Montréal devant la petite centaine de personnes rassemblées ce lundi matin à Ottawa. « Nous pensons que le martyr Nazzareno est un membre de notre famille, et nous serons fiers de lui à tout jamais. Nous voulons dire à sa famille qu’ils font désormais partie de la notre. »
Après plusieurs chants reprenant le nom de martyr de Tassone et un moment de silence, les combattants cherchent un endroit pour se mettre au chaud. Un vieil homme kurde insiste pour les inviter chez Tim Hortons [Ndlr, le Starbucks local] pour un café. L’homme a émigré de la Turquie vers le Canada il y a de ça 25 ans. Pour des raisons de sécurité, il a demandé à ce qu’on le surnomme John. Pour les autorités turques, les YPG sont une filiale du PKK, que la Turquie et le Canada considèrent comme une organisation terroriste. John dit ne pas être lié aux YPG directement, mais reste en contact avec les combattants canadiens et a mis la main à la poche pour payer le billet d’avion de Bohman (qui est venue depuis Vancouver). « Elle n’en avait pas les moyens et je savais au fond de mon coeur qu’elle devait assister à ça, » dit John.
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« Je veux vous expliquer pourquoi on fait ça. »
Hozan Kobani, qui vit désormais à Montréal, est assis dans le café, alors que de bruyantes conversations en anglais, français et kurde se poursuivent.
« C’est compliqué parce que nous opérons dans un cadre légal flou, et vous ne savez jamais ce que vont faire les autorités, » dit cet homme de 35 ans qui a combattu avec les YPG pendant 6 mois. Il est rentré au Canadaen juin dernier. « Cette cérémonie illustre bien comment cette guerre est faite. Il s’agit surtout de Kurdes qui essayent de faire de leur mieux. »
Kobani s’est immergé dans la politique kurde après avoir essayé pendant des années de rejoindre la réserve de l’armée canadienne. La décision du Premier ministre canadien, Justin Trudeau, d’arrêter de bombarder l’EI a aussi joué, dit-il. Mais ce sont vraiment les mots de John Gallagher — un ancien soldat canadien qui a combattu avec les YPG en 2015, mort au combat — qui lui ont donné la dernière once de motivation qu’il cherchait encore.
Kobani était très impliqué dans les groupes anti-fascistes et anarchistes alors qu’il était étudiant en anglais et en sciences politiques à l’université de Toronto. Puis il est tombé sur un papier de Gallagher qui critiquait les politiques de gauche. Gallagher avait lui quitté son master de l’université de York pour ce qu’il décrivait comme le pacifisme de la gauche.
« Il a bouleversé mes croyances quand il a écrit que le mouvement de la gauche à Toronto et en Occident ne qualifiait pas l’EI correctement — à savoir qu’il s’agit d’un mouvement fasciste. Pour moi, beaucoup de militants de gauche voulaient mettre cela sous le tapis, parce que ce fascisme n’était pas l’apanage d’Européens blancs, » dit-il. « Cela ne rentrait pas dans leur cadre de pensée et cela n’était pas politiquement correct. Il y a un génocide qui vise les Kurdes. C’est hypocrite de la part de la gauche de rester silencieuse là-dessus. »
Deux hommes kurdes nous interrompent pour prendre une vidéo de Kobani qu’ils veulent envoyer à leurs contacts stationnés en Syrie. « Ils veulent savoir ce que tu fais maintenant ! » dit l’un des hommes dans un anglais hésitant tout en agitant son iPhone devant son visage. Les réseaux sociaux regorgent de vidéos de combattants — souvent le seul moyen de communiquer.
Pour rentrer dans les YPG, c’est assez simple, indique Kobani. On s’assure que vous n’êtes pas un fasciste et que vous croyez en la démocratie et à l’égalité entre les hommes et les femmes. « Et après une semaine à trainer à la base, je me suis retrouvé en première ligne avec deux types européens dans une ville entre Rakka et Mossoul — toutes les deux tenues par l’EI à l’époque, » se souvient Kobani. La rumeur veut que des combattants de l’EI sont payés des centaines de dollars pour chaque cadavre de combattant occidental qu’ils ramènent.
« Ils m’ont dit qu’on était sur le territoire de Daesh maintenant et qu’on allait probablement mourir. J’ai fumé beaucoup de cigarettes puis on s’est engouffré dans les montagnes… Ils balançaient de la musique guerrière kurde à fond pour nous motiver. »
Devant lui, il a vu un camion qui transportait des combattants de l’EI qui étaient en mission suicide. Les combattants des YPG de « l’unité de sabotage » avaient déjà navigué entre les mines posées par l’EI pour que les djihadistes ne sachent pas où ils étaient. « Ils ont sorti le camion, et j’étais excité mais maintenant ils savaient où on était. » Kobani et ses camarades combattants ont monté la garde en attendant une riposte. Puis il a vu qu’une famille de civils d’un village voisin avait été gravement blessée. « Jusqu’à ce moment-là c’était super, puis je me suis dit “Qu’est-ce que je suis en train de faire ?” Dans les missions qui ont suivies j’ai perdu mon ami allemand, qui est devenu un modèle pour moi. »
Si cela se passait pas si mal avec les YPG, il s’endettait au fur et à mesure et a dû rentrer chez lui. « J’y retournerais en un clin d’oeil si je pouvais, mais à un moment il faut se demander ce que vous voulez faire de votre vie. »
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John le Kurde dit qu’il est désormais temps de passer à autre chose. Il veut inviter tout le monde chez Jimmy the Greek installé dans le food court du centre commercial Rideau Center.
« N’essayez même pas de refuser, » plaisante Hanna Bohman. Bohman est l’une des trois Canadiennes à avoir combattu avec les YPJ. La plus jeune d’entre elles, Shaelynn Jabs, une jeune femme d’Edmonton de 19 ans, a combattu à deux reprises avec les YPJ, malgré son manque d’entrainement militaire et le fait qu’une attaque suicide l’ai rendu sourde d’une oreille et ait fracturé son crâne.
« Ils m’attendent avant de commencer à manger, » sourit Bohman, âgée de 48 ans, avant de croquer dans son shawarma. Depuis son retour au Canada à l’été 2015, elle dit que sa vie est vide. Elle avait décidé de rejoindre les YPG après avoir vu une vidéo de John Maguire, un Canadien converti à l’islam qui avait été recruté par l’EI et a finalement été tué en Syrie. Maguire implorait ses compatriotes de commettre des attaques terroristes, seuls.
« Je me suis dit que si des Canadiens rejoignaient l’EI, on devait pouvoir aussi s’engager de l’autre côté. » Après avoir discuté avec un recruteur des YPJ, elle est partie et a suivi encore moins d’entraînement militaire que Kobani — seulement 4 heures. « Ils m’ont vu tirer. Je tire très bien parce que dans ma famille on chasse dans les Prairies. Donc ils ont fait de moi un sniper. »
« Pendant une offensive, j’ai failli me faire tirer dans la tête parce que j’étais bien plus grande que les autres filles. On était seulement 6 filles. Je n’avais pas peur de mourir, parce que je savais que la vie à la maison était faite de privilèges, » dit Bohman. « Je devais un peu activer tout le monde dans mon unité, parce qu’elles étaient habituées à s’assoir en attendant que quelque chose se passe. Les Occidentaux ont importé un sentiment d’urgence je pense. »
Elle dit avoir encouragé les unités à essayer de sauver coûte que coûte les combattants blessés et ne plus penser qu’ils étaient des causes perdues.
« Le “Sehid” ou la culture du martyr est tellement forte, que parfois ils laissent les combattants mourir. » Dans le cas de Gallagher, des familles kurdes ont des portraits de lui chez eux, et des rues portent le nom de martyrs.
« J’ai porté le cercueil de Gallagher pendant la procession funéraire en direction de la frontière irakienne. C’est comme si on enterrait un saint. Tout le monde pleurait et déifiaient le martyr, » dit-elle. Elle sort la photo de Gallagher qu’elle garde dans son porte-feuille. « Je ne le connaissais pas, mais il m’a inspiré. »
Elle est revenue à la maison pour aider un des commandants de son unité à déménager au Canada : « J’essaye de garder une relation avec eux depuis le Canada, » ajoute-t-elle. « Mais la bataille contre l’EI bat au plus fort à nouveau. J’ai l’impression de manquer quelque chose. C’est tellement abrutissant d’être ici. Et surtout à Vancouver. »
Le petit groupe fait un dernier passage devant la tombe du soldat inconnu, et se met en cercle sans dire un mot. Bohman s’agenouille pour enlever la neige qui est tombée sur les photos de Tassone et de Gallagher. Elle se recule et commence à pleurer — pour la première fois de la journée.
La tombe est à eux, pour le moment, recouverte de roses colorées et de grandes affiches barrées d’un message : « Les martyrs ne meurent jamais. »
Suivez Rachel Browne sur Twitter : @rp_browne