À partir de ce jeudi 15 juin 2017, près de 700 000 lycéens commenceront leur examen du bac par la traditionnelle épreuve de philosophie. Après une semaine de travail intense et deux jours de rattrapage en juillet pour certains, les plus chanceux – c’est-à-dire plus de 85 % des candidats – obtiendront le sésame indispensable pour intégrer l’enseignement supérieur. Mis en place il y a plus de 200 ans par Napoléon Ier, le baccalauréat est devenu au fil des décennies un rituel pour les jeunes Français et leur famille. Pourtant, de Terra Nova à l’intellectuel conservateur Jean-Paul Brighelli, tout le monde s’accorde sur le fait que cette institution est en crise. Ainsi, le think tank proche du Parti socialiste analysait en juin 2016 : « Le baccalauréat français est une machine qui tourne à plein régime mais que personne ne contrôle et dont l’utilité réelle devient chaque année plus floue. Il mobilise des énergies et des moyens considérables. On estime à 100 millions d’euros les coûts directs de l’organisation de l’examen, sans compter les coûts indirects. » Terra Nova proposait alors de réformer l’examen, comme beaucoup au cours des quinze dernières années.
Pour le moment, Emmanuel Macron privilégie, comme Terra Nova, la piste d’un bac allégé à quatre épreuves, qui serait complété par un contrôle continu. Pour Brighelli, en revanche, l’examen doit être intégralement remplacé par le contrôle continu. Selon lui, cette solution « redonnera aux enseignants un pouvoir considérable sur le suivi du travail et permettra de “reconquérir” définitivement le mois de juin », afin de gagner un mois de cours. Dans tous les cas, les pourfendeurs du bac dans sa version actuelle l’accusent de coûter trop cher, de ne plus sanctionner un niveau de connaissance acceptable et de mal préparer à l’entrée dans le supérieur. Ces critiques reflètent les transformations subies par l’examen ces trois dernières décennies, amorcées lorsque Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Éducation, popularisa le projet « d’amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat d’ici à 2000 ».
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« L’éducation de masse, qui se promettait de démocratiser la culture, jadis réservée aux classes privilégiées, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes. La société moderne, qui a réussi à créer un niveau sans précédent d’éducation formelle, a également produit de nouvelles formes d’ignorance. » – Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Terme né au XIIIe siècle au cœur de l’université de Paris, le baccalauréat – de bacca laurea en latin, soit « la couronne de laurier » – éclôt sous sa forme actuelle en 1808, quand Napoléon Ier met en place ce diplôme, ainsi que la licence et le doctorat, afin de fabriquer les élites indispensables à la modernisation de la France – et ce moins de 20 ans après que les révolutionnaires français, désireux de faire « table rase du passé », ont supprimé les universités, et le bac « d’avant » avec. Pour l’empereur, l’enseignement secondaire doit permettre la transmission des « connaissances nécessaires à ceux qui sont appelés à remplir des fonctions publiques, à exercer des fonctions libérales ou à vivre dans les classes éclairées de la société ». Peu de gens sont alors concernés. Lors de la première édition, en 1809, il n’y a que 31 bacheliers, pour 39 candidats, tous issus de la haute bourgeoisie, comme le rappelle France Culture. La première épreuve écrite apparaît en 1830, et les mentions « assez bien », « bien » et « très bien » sont introduites en 1840. À cette date, avec un taux de réussite oscillant entre 90 % et 95 %, le bac est jugé trop facile. Le but sera alors de rendre plus difficile et plus élitiste un diplôme désormais délivré à plus de 3 000 personnes par an, afin de concurrencer l’École polytechnique. L’objectif est atteint, puisqu’en 1842 ils ne sont plus que 56 % des candidats à l’obtenir, dont Louis Pasteur.
Quelques décennies plus tard, la IIIe République tente de « démocratiser » légèrement l’examen. Entre 1881 et 1882, Jules Ferry fait voter une série de lois qui rendent l’éducation primaire obligatoire et laïque. Dans le même temps, le bac devient unique, et le français remplace le latin. Ils ne sont pourtant encore que 5 739 candidats à obtenir le bac en 1902. Si quelques pauvres, comme Charles Péguy, diplômé en 1891, obtiennent leur bac, l’examen reste presque exclusivement réservé à la bourgeoisie. Et pour cause : le lycée demeure payant, sauf pour quelques boursiers, jusqu’en 1930. Dans les années 1900, les bacheliers ne représentent que 1 % d’une classe d’âge.
Les choses vont cependant s’accélérer après la Seconde Guerre mondiale. La France connaît alors de très fortes transformations sociologiques. Les Trente Glorieuses permettent l’émergence des classes moyennes, que le sociologue Michel Clouscard définit comme les « catégories sociales qui subissent à la fois la confiscation de la plus-value en tant que producteurs et l’injonction de consommation en tant que consommateurs ». Croyant en la mobilité sociale, elles investissent fortement dans l’instruction de leurs enfants. Ce phénomène, couplé au baby-boom, à la mise en place du collège unique et de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, accroît fortement la population étudiante. En moins de 20 ans, le nombre de reçus au bac quadruple presque, passant de 28 644 en 1946 à 105 839 en 1965. La création des filières technologiques en 1968 va amplifier le phénomène. Les études supérieures, dont le bac est un point de passage obligatoire, sont alors prisées : le bac est en voie de massification.
Ce phénomène va encore s’accélérer sous la présidence de François Mitterrand. Le 27 mars 1985, dans un texte écrit au nom du Collège de France et remis au président de la République, le sociologue Pierre Bourdieu réclame « une profonde transformation de l’organisation scolaire et des mentalités » et explique que « l’importance excessive accordée à la trilogie lire, écrire, compter peut […] être considérée comme l’un des facteurs de l’échec scolaire » – entraînant un abandon de l’enseignement prioritaire des savoirs fondamentaux. La même année, Chevènement crée le bac professionnel et parle d’« amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat ». Si, pour les familles des classes populaires, ce slogan sonne comme le droit pour tous de poursuivre ses études, l’objectif du ministre est surtout de rattraper de nombreux pays développés « comme les États-Unis ou la Suède, [qui] avaient déjà atteint l’objectif des 70 à 80 % de jeunes ayant fait des études jusqu’à l’âge de 18 ans », selon ses dires. Pour arriver à ce résultat, fin 1988, le nouveau ministre de l’Éducation nationale Lionel Jospin crée une commission de réflexion sur les contenus de l’enseignement. Présidée par Pierre Bourdieu et François Gros, elle comprend également Pierre Bergé, Jacques Bouveresse, Jacques Derrida, ou encore Edmond Malinvaud. Le texte remis le 8 mars 1989 sert de base à la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet de la même année, dite « loi Jospin ». Elle place officiellement l’élève au centre de l’école. C’est ainsi qu’apparaît ce qui est appelé par certains le « pédagogisme », qui instaure plus de liberté pour l’élève et prône moins de sévérité, au nom de l’égalité des chances. Le chercheur Philippe Meirieu, qui inspire plusieurs réformes dans les années 1990, et le Syndicat général de l’Éducation nationale (SGEN-CFDT) deviennent les grands artisans de ce projet.
En 2000, la gauche plurielle, par l’intermédiaire Claude Allègre, décide de « dégraisser le mammouth ». Le ministre de l’Éducation, qui estime que « les maths sont en train de se dévaluer de manière quasi inéluctable » à cause des calculatrices et que « les Français doivent cesser de considérer l’anglais comme une langue étrangère », inocule dans les esprits l’idée selon laquelle l’École est une usine à gaz qu’il faut réformer – en réduisant les effectifs de professeurs, notamment. Cette tendance est confirmée par la droite, notamment par la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école de 2005, dite « loi Fillon ». En 2008, Nicolas Sarkozy choisit de supprimer les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), fragilisant la formation des enseignants. D’autres petits changements récents ont de fortes répercussions sur le bac. En 2009, la préparation du bac professionnel passe de quatre à trois ans et le BEP (brevet d’études professionnelles) devient progressivement anodin. Ainsi, les élèves intégrant une filière professionnelle préparent automatiquement le bac, ce qui n’était pas le cas avant. Un décret publié en juillet 2014 – et que veut abroger Jean-Michel Blanquer, nouveau ministre de l’Éducation nationale – supprime presque le redoublement, jugé trop coûteux – près de deux milliards d’euros par an selon l’Institut des politiques publiques (IPP) – et inefficace. Dans le même temps, depuis la session 2016, les élèves des filières générales, technologiques et professionnelles qui ratent leur bac peuvent conserver leurs notes supérieures à 10 l’année suivante. Si nous ajoutons à tout cela le fait que plus de 60 % de ceux qui ont obtenu entre 8 et 10 de moyenne lors de la première session obtiennent leur bac au rattrapage, nous pouvons affirmer que tout est fait pour que le plus d’élèves arrivent au bac et le réussissent.
« Les Français ne peuvent plus supporter leurs enfants. Ils les envoient à l’école dès trois ans, et au moins jusqu’à seize, pour apprendre l’analphabétisme. » – Guy Debord, Notes sur la « question des immigrés »
Aujourd’hui, plus de 85 % des candidats obtiennent leur bac, soit 76,7 % d’une classe d’âge, et ces chiffres sont en hausse pratiquement chaque année. L’examen est aujourd’hui presque « donné », comme au début du XIXe siècle, sauf qu’il n’est plus réservé à une petite élite. Nous sommes passés à l’ère du bac pour tous. Cette donnée ne poserait aucun problème si le diplôme remplissait ses fonctions, c’est-à-dire sanctionner un savoir et préparer aux études supérieures et à la vie active. Mais ce n’est plus le cas.
En 1979, le sociologue marxiste Christopher Lasch écrivait dans son livre phare, La culture du narcissisme, que « l’éducation de masse, qui se promettait de démocratiser la culture, jadis réservée aux classes privilégiées, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes. La société moderne, qui a réussi à créer un niveau sans précédent d’éducation formelle, a également produit de nouvelles formes d’ignorance. Il devient de plus en plus difficile aux gens de manier leur langue avec aisance et précision, de se rappeler les faits fondamentaux de l’histoire de leur pays, de faire des déductions logiques, de comprendre des textes autres que rudimentaires. » Si l’intellectuel analyse la situation outre-Atlantique, la même chose semble se produire chez nous. Ainsi, en 1985, Guy Debord analysait dans ses Notes sur la « question des immigrés » : « Les Français ne peuvent plus supporter leurs enfants. Ils les envoient à l’école dès trois ans, et au moins jusqu’à seize, pour apprendre l’analphabétisme. » Trois ans plus tard, dans ses Commentaires sur la société du spectacle, le situationniste regrette « la dissolution de la logique », alors que, jusqu’à une époque récente, « presque tout le monde pensait avec un minimum de logique, à l’éclatante exception des crétins et des militants ». Derrière les provocations de Debord se cache une réalité aujourd’hui confirmée par les chiffres.
Ces dernières années, les enquêtes PISA (pour « Program for International Student Assessment » ou « Programme international pour le suivi des acquis des élèves »), menées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont montré que, non seulement le niveau des Français ne montait pas, comme le prétendaient certains, mais qu’il avait tendance à stagner. Présentés en décembre 2016, les résultats de l’enquête, certes critiqués, avancent que le système éducatif hexagonal est tout juste dans la moyenne des États développés. Surtout, l’école hexagonale est profondément élitiste : l’écart entre les « bons » élèves et les « mauvais » est très élevé et les origines sociales pèsent lourdement sur la réussite scolaire. Pour finir, les enfants issus de l’immigration sont « au moins deux fois plus susceptibles de compter parmi les élèves en difficulté ».
Parallèlement à cela, la chute du niveau d’orthographe ne souffre aujourd’hui plus d’aucune contestation. Ainsi, le 9 novembre 2016, le ministre de l’Éducation nationale publiait une étude inquiétante révélant que pour une dictée équivalente, comportant 67 mots et 16 signes de ponctuation, les élèves de CM2 ont fait en moyenne 17,8 erreurs en 2015, contre 14,3 en 2007 et 10,6 en 1987. De même, en juin 2017, le magazine Historia a décidé de soumettre des questions d’histoire tirées du certificat d’études – qui sanctionnait jusqu’en 1989 la fin de l’enseignement primaire élémentaire – à un panel de Français pour vérifier si ces derniers l’auraient obtenu. Le résultat est éloquent : seuls 46 % auraient eu la moyenne. Il apparaît que, si de plus en plus d’élèves obtiennent leur bac, leur niveau est de plus en plus faible, alors que les inégalités entre « forts », appartenant généralement à des milieux favorisés, et « faibles », appartenant généralement aux classes populaires, se creusent. Au passage, on peut rappeler que ces inégalités se vérifient dans le supérieur, puisque 30 % des enfants de cadres sortent diplômés d’une grande école ou de l’université à un niveau bac + 5 ou supérieur, contre seulement 7 % des enfants d’ouvriers, comme le rappelait Le Monde en 2015.
Quoi qu’il en soit, le lycée prépare mal aux études supérieures. Alors que la majorité des bacheliers s’orientent vers l’université, le taux de réussite en première année de licence n’est que de 50 % – et de 39 % pour les nouveaux entrants en 2015. Ainsi, comme le rapporte le philosophe Dany-Robert Dufour dans Le délire occidental (2014), « en France, seulement 27 % des entrants en première année de licence (L1) obtiennent leur licence trois ans plus tard et 12 % ont besoin d’une année supplémentaire pour valider leur diplôme, soit 49 % en tout contre 77 % en Allemagne ». La raison est simple : les élèves débarquant à la fac ne sont pas, pour la plupart, préparés à ce nouveau monde, qui demande beaucoup plus de rigueur et d’autonomie. L’orientation se révèle bien souvent catastrophique. Selon le philosophe, « si la France avait la même proportion d’étudiants qu’en Allemagne, elle aurait en tout 1 650 000 étudiants, et non pas 2 400 000 ». Il en conclut que « la France a donc quelque 750 000 étudiants “de trop” – ce qui est une fausse bonne nouvelle car ce chiffre s’explique beaucoup moins par un souci démocratique exacerbé des politiques français à propos de l’enseignement supérieur que par une volonté de dégonfler artificiellement les statistiques du chômage ». Tout cela produit à terme « des populations de jeunes ayant peu (ou très peu) de ressources, épuisés par des petits boulots épisodiques, un très mauvais niveau de formation et de culture générale (certains savent à peine lire et écrire) et souvent en souffrance psychique ».
Malgré ces constatations, est-il vraiment pertinent de supprimer le bac ? Puisqu’il coûte aujourd’hui excessivement cher et ne remplit plus ses fonctions par ailleurs, il est tentant de répondre par l’affirmative. Pourtant, le bac a encore un rôle à jouer dans notre société, en tant que rite de passage symbolique entre l’enfance et l’âge adulte. De plus, cet examen représente une forme d’accomplissement, après quinze années d’enseignement presque obligatoire, ainsi qu’une préparation aux examens périodiques qui rythment la vie des étudiants à l’université, dans les IUT, et dans de nombreuses écoles. Mais, pour qu’il puisse encore avoir un intérêt, le bac doit être réformé, s’inscrivant dans le cadre d’une vaste refondation de l’École, d’une réflexion importante sur l’orientation des élèves, et d’une volonté affichée d’enfin réduire les inégalités. Sinon, à terme, le bac disparaîtra, sans que personne ne le regrette.
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