Sports

Beaulieu : du skate fait maison

Les mecs de l’association Hang Up pourraient orner leur skatepark de l’un de ces logos “Fait maison”, mis au point il y a trois ans par le ministère de l’Économie : le skatepark qu’ils ont construit à Beaulieu, dans la campagne montpelliéraine, est entièrement fait main. En avril dernier, pour la troisième année consécutive, ils ont invité tout un tas de skateurs à prendre possession de leur park et de leurs nouvelles constructions, dans le cadre de leur event, “Support your local D.I.Y.”.

Les premiers échanges que j’ai eus avec Will, qui gère la page Facebook de l’asso, n’étaient pourtant pas vraiment de bon augure. Hang Up, qui prend ses décisions collectivement, ne voyait pas l’intérêt de faire la promotion de son événement – et encore moins de son emplacement – dans la presse non spécialiste. Je suis donc allé les rencontrer sur leur terrain de jeu, à Beaulieu pour plaider ma cause. Pourquoi ne pas vouloir faire parler d’un événement qui permet à l’association de collecter des fonds, d’asseoir sa légitimité et, surtout, de promouvoir sa vision du skateboard ? Pour moi – sans doute parce que je suis extérieur à ce milieu – ça n’avait pas de sens.

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Je pourrais résumer les réticences de l’équipe par cette phrase, prononcée par l’un des membres de l’association : « On veut pas qu’il y ait trop de trottinettes. » C’est aussi, en substance, ce que déclarait le skateur professionnel Rémy Taveyrat au magazine Free, qui lui demandait il y a six mois : « Vouloir que ça reste “underground”, c’est pas un peu égoïste ? Tu n’as pas envie que d’autres kids découvrent le skateboard et profitent de ce qu’il a à offrir, comme tu l’as fait ? » « Oui, mais il y a déjà un million de jeunes qui skatent, et je n’ai pas envie que ça devienne le sport numéro un, comme ça pourrait l’être en Amérique. Et je n’aime pas l’idée que le grand public regarde ça sans comprendre ce que ça représente pour toi et moi. »

Guillaume Chalet en Backside Lipslide. Photo Julien Deniau.

Dans le skate, on appelle “D.I.Y.” (pour Do It Yourself, ndlr) les spots fabriqués par les skateurs eux-mêmes, souvent dans des endroits inattendus. Une petite rampe en béton pour faciliter l’accès à un spot, une courbe adossée à un séparateur modulaire, une vieille cave reconvertie en bowl ou, dans le cas présent, un skatepark entier sur une vieille dalle en béton plus ou moins oubliée. En 2012, les éditions 1980 publiaient un livre de photographies de Rich Gilligan consacré au sujet et expliquaient : « Depuis quelques années, la construction de skateparks DIY, des adaptations ou des structures en béton plus ou moins bien réalisées, s’est en effet fortement intensifiée, un peu partout dans le monde. »

L’histoire de Beaulieu a déjà été résumée sur le site de Confusion, « un magazine de skate underground qui s’intéresse aux spots construits par des skateurs et aux parks en béton du monde entier ». En 1998, la commune de Beaulieu accepte de transformer la dalle en béton d’une carrière voisine en skatepark. Au fil du temps, le projet est récupéré par Hang Up, une association de skate montpelliéraine, qui le transforme en véritable laboratoire. Quelques années plus tard, tous les skateurs de la région et d’ailleurs font le déplacement pour skater le spot.

Jerome Chevallier Frontside Air. Photo Julien Deniau.

Pour l’édition 2017 de « Support your local D.I.Y. », la plupart des modules ont été repeints en noir, à l’exception des deux courbes les plus récentes, laissées vierges de coups de peinture. Pour les distinguer du reste, mais surtout pour avoir une meilleure adhérence. Et en plus des esprits conquis l’an dernier, dont une bande de Grenoblois surmotivés, le team Antiz y a fait une escale – preuve que l’événement fait parler de lui.

Le résumé de la journée peut tenir en peu de mots. Une succession de jam sessions, chacune ayant lieu sur un module différent. Deux groupes locaux en live sur une mini-scène ombragée. De la bière fraîche. Beaucoup de coups de soleil. Un niveau de skate assez incroyable, un public connaisseur. Hang-Up a déjà partagé plusieurs edits vidéo de la journée et il devrait encore y en avoir un ou deux dans les jours qui viennent. Cette déferlante d’images à la bande-son énervée devrait suffire à convaincre tous les amateurs de planche à roulettes de faire le déplacement pour la prochaine édition.

L’année dernière à la même période, j’étais également à Montpellier, pour un autre événement lié au skate : le FISE. Le Festival International des Sports Extrêmes fête ses vingt ans cette année, et c’est à plusieurs égards l’exact opposé de Beaulieu. Du skate au wakeboard en passant par le BMX et le vélo de descente, le FISE réunit les meilleurs athlètes mondiaux de leur discipline. En marge des compétitions, on trouve toutes sortes d’ateliers d’initiation à d’étranges sports de glisse. Les kakémonos des sponsors volent au vent. Les journalistes accrédités descendent des canettes de boisson énergisante. Des centaines de milliers de spectateurs arpentent les bords du Lez pendant les cinq jours que dure l’événement, certains ne semblant pas bien saisir de quoi il retourne.

Les organisateurs du FISE mettent sur pied un événement colossal et font ça très bien. Ils n’évoluent simplement pas dans le même univers que ceux de Beaulieu. Pendant l’une des épreuves, je suis tombé sur un député montpelliérain à qui j’ai exposé ce paradoxe que m’avaient révélé des locaux : avec le FISE, Montpellier s’impose comme la capitale des sports extrêmes. Pourtant, le reste de l’année, il n’existe aucune structure pour pratiquer correctement. L’élu m’a assuré que « ça devrait changer très bientôt » avant de me gratifier d’une poignée de main aussi ferme que condescendante.

Jerome Chevallier en Flip Front. Photo Julien Deniau.

Dans La Conjonction interdite, l’artiste Raphaël Zarca évoque ce rapport tendu entre municipalités et skateurs : « Mais plus que les skateurs, ce sont les municipalités qui modifient certains espaces pour les rendre “inskatables”. Montpellier est sur ce point une ville exemplaire : sur toutes les arêtes et les bordures utilisables par les skateurs,(…) on a taillé des encoches.(…) Des barrières (…) ont été installées devant certains dénivelés pour couper la possibilité d’un saut ou la prise d’élan. On ne pourra pas reprocher à la municipalité montpelliéraine de méconnaître une activité qu’elle a su si bien éradiquer. »

Le skatepark de Beaulieu n’est pas à proprement parler une réaction à cet état de fait, ni même une critique du FISE : ces deux événements sont tellement radicalement opposés que les personnes aussi à l’aise dans l’un que dans l’autre doivent se compter sur les doigts d’une main. On pourrait même estimer qu’ils évoluent dans des sphères si lointaines qu’il ne s’agit pas tout à fait du même sport. Pourtant, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils sont liés : si les skateurs étaient les bienvenus en ville, ils n’auraient sans doute pas ressenti le besoin de construire ailleurs un véritable petit coin de paradis – appelons ça un effet secondaire désirable. Une utopie bétonnée, fabriquée grâce à l’aide de maçons, d’amis ou d’inconnus qui le sont devenus au fil des ans, à coups d’heures incomptables de bénévolat –et, là aussi, de bières fraîches et de coups de soleil.

Jérémie Plisson en frontside air sur la nouvelle courbe. Photo Julien Deniau.

Pourquoi, alors, vouloir livrer le fruit de ce travail au premier venu ? Thomas More l’a montré en forgeant le terme d’utopie, il y a 500 ans : celle-ci fonctionne quand elle est une île – un territoire isolé du reste du monde, si possible méconnu de lui. C’est aussi ce qu’explique le journaliste du New Yorker William Finnegan dans son autobiographie, Jours barbares : surfeur depuis son plus jeune âge, il insiste à plusieurs reprises sur l’importance de ne pas révéler les spots, afin de préserver la pratique d’un nombre trop élevé de pratiquants. Pourtant aujourd’hui, le skate – comme le surf – est omniprésent : des jeux vidéos aux campagnes de mode, des Jeux Olympiques aux grandes surfaces… Qu’on le veuille ou non, tout le monde y est exposé.

Au milieu de ce maelström hyper marketisé, n’est-il pas important de faire entendre sa voix ? De porter une vision différente de celle, immédiatement accessible, que beaucoup trouvent faussée, ou éloignée de leur propre pratique ? Il me semble que si. Mais je perds peut-être de vue ce qui fait l’essentiel du D.I.Y. de Beaulieu : le lieu de retrouvailles d’une petite communauté, la somme de ses efforts. Pas un projet politique alternatif.