Le géant des télécommunications Bell veut mettre un frein au piratage de contenus sur internet. La compagnie veut que soit créée une liste noire de sites de piratage « flagrants », que tous les fournisseurs internet au pays devraient obligatoirement bloquer.
Bell a proposé cette solution lors de consultations sur les négociations de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), révélait CBC cette semaine.
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« De notre point de vue, c’est la seule façon d’enrayer le piratage », a soutenu le vice-président principal des affaires réglementaires de Bell, Rob Malcolmson, lors de la consultation. Il estime que les « Canadiens ont fait 1,88 milliards de visites à des sites de piratage l’an dernier. »
Avec un petit rire, il a convenu que les fournisseurs eux-mêmes ne devraient pas choisir à quels sites appliquer cette censure, et que cette tâche devrait être laissée à une « agence indépendante » qui pourrait « être supervisée par un régulateur comme le CRTC. »
Serait-ce même possible?
Bloquer un site, c’est déjà possible dans le cadre de la loi, rappelle le professeur en droit à l’Université de Montréal et expert du cyberespace, Pierre Trudel. Ça se fait déjà dans le cadre de la pornographie juvénile, du terrorisme; des sites contenant du matériel « grossièrement illégal », illustre-t-il.
« Ce n’est pas parce qu’on n’aime pas la loi qui interdit le piratage qu’il devient conforme à la loi d’accéder à ces sites. Au plan juridique, un site de pornographie juvénile et un site de piratage, c’est la même chose. C’est illégal l’un et l’autre », note M. Trudel.
Cofondateur de Crypto.quebec et expert en sécurité informatique, Luc Lefebvre rejette cette vision des choses. Il juge que les sociétés sont beaucoup plus modérées face à cette explication que « tous les crimes sont égaux », et qu’il est « très malhonnête intellectuellement de comparer un site où les gens s’échangent du contenu culturel et des sites de pédophilie. La pédophilie est un crime contre l’humain qu’il faut éliminer à tout prix et il faut y accorder un maximum de ressources. Le téléchargement de films ou séries non accessibles localement ne l’est pas », nuance-t-il.
Pour M. Lefebvre, la question est encore plus profonde. « Le problème fondamental avec le fait de bloquer des sites, c’est que ça va à l’encontre du concept fondamental du web qui s’appelle la “neutralité du réseau”, martèle-t-il. C’est ce qui fait en sorte que des gens de partout ont accès à tout le contenu qui existe sur internet, pas seulement celui que l’État ou un gouvernement quelconque veut leur permettre de voir ou pas. C’est un concept profondément démocratique. Tout le monde devrait pouvoir avoir accès à tout, tout le temps, de partout. »
La neutralité du réseau est ancrée dans la réglementation du CRTC, après que le scandale Telus a éclaté en 2005, notamment. La compagnie avait bloqué à ses clients la page web d’un syndicat avec qui la compagnie était en conflit de travail.
Hier, en présentant la politique culturelle canadienne, la ministre du Patrimoine, Mélanie Joly, a elle aussi réitéré que le gouvernement adhère au principe de neutralité de l’internet. Sans ce principe de neutralité, on s’expose à des risques de dérive sérieux, quant au contrôle de l’information et à la liberté d’expression, rappelle Luc Lefebvre.
Il reste qu’un jugement de la Cour suprême rendu à la fin juin vient confirmer qu’il serait possible de bloquer un site en vertu du droit d’auteur, explique le M. Trudel. Il s’agit d’une interdiction faite à Google d’afficher, dans ses résultats de recherche, certains sites web contestés en vertu de la propriété intellectuelle. Le blocage serait donc légitime s’il vient renforcer la loi.
Ce que Bell veut, par contre, c’est de régler en dehors de la cour ces histoires de blocage, ce que Pierre Trudel interprète en partie comme la volonté d’accélérer le processus. « Les tribunaux réagissent à la vitesse de l’escargot, observe le professeur. Le temps qu’on aille en cour, qu’on obtienne une ordonnance, le site va migrer 500 fois vers d’autres URL. »
En sortant des tribunaux, on s’expose à de plus grands risques de biais. Les intérêts de télédiffuseurs comme Bell viendraient-ils teinter les décisions rendues par un quelconque comité indépendant? Le CRTC serait-il outillé pour chapeauter de telles opérations? Pas pour le moment, explique Patricia Valladao, responsable des communications de l’organisme. La loi ne prescrit pas au CRTC de réglementer les sites internet, ce n’est pas une avenue qui est étudiée pour le moment.
Il faudrait pour cela une modification de la loi, ce qui part d’une action politique. Mme Valladao indique qu’une révision globale de la loi sur les télécommunications doit s’entamer cet automne par la ministre du Patrimoine. Il faudra voir si le sujet y sera abordé.
Oubliez ça le blocage, ça ne sert à rien
Il est possible d’avoir des doutes quant à la pertinence de la démarche de Bell. Pierre Trudel croit que d’augmenter le risque pour les sites de piratage peut à la rigueur rendre ces sites moins accessibles à une partie du public qui a moins d’habileté, mais il convient qu’on trouvera toujours moyen de contourner le blocage.
« Ce n’est pas efficace de bloquer de sites. C’est comme mettre de la musique classique à la station de métro Berri-UQAM en espérant que ça fasse fuir les vendeurs de drogue », lance Luc Lefebvre.
On peut imaginer comment : emploi de proxys, changement d’URL, Dark Net, miroirs… Le monde de l’internet est rempli de ressources qu’un archaïque blocage ne saurait endiguer.
M. Lefebvre juge que Bell ne fait que s’attaquer à « un symptôme d’un problème plus grand : l’accessibilité au contenu culturel de n’importe où, à tout moment, par n’importe qui ».
Il en revient plutôt à Bell de revoir son modèle d’affaires, croit-il. « Faites du “Market hacking”. Netflix l’a compris. YouTube l’a compris. Allez dans cette direction-là. Ne tentez pas de bloquer ce qui est juste le symptôme d’un problème. »