Lorsqu’on le rencontre dans les bureaux de Def Jam France, Benjamin Chulvanij, 46 ans, parle rapidement, avec l’assurance de celui qui a réussi dans le business. Un peu comme si son esprit allait plus vite que ses mots, il digresse, passe d’une époque à une autre, évoque le parcours de Booba pour mieux le comparer à celui de Sch. Quelque part, on le comprend : présent dans le game depuis la fin des années 80, riche d’expériences fondamentales pour le hip-hop au sein d’Hostile et de Delabel, Benjamin Chulvanij est indéniablement l’une des personnalités les plus influentes et prolifiques de l’industrie du rap français. Sa caractéristique ? Avoir produit des hits à une époque où le hip-hop était encore marginal. Et avoir continué à le faire au cours des années 2000 chez Capitol ou Def Jam. Autant dire qu’entre ses débuts avec Kickback ou Tonton David, ses interviews atypiques aux côtés de Doc Gynéco, son soutien à Skyrock et sa réputation de « requin », Benjamin Chulvanij a un tas d’histoires à raconter.
Noisey : Ce qu’il est important de savoir avec ton parcours, c’est que tu es de ceux qui véhiculent l’esprit hip-hop dès le début des années 90. Tu fais du graff, tu bosses sur la compilation Rapattitude…
Benjamin Chulvanij : À la base, je viens de la culture des sound systems. Avec un pote, on a rejoint assez vite le High Fight Sound System de Tonton David, qui était en train de préparer un album chez Labelle Noire. J’ai fini par devenir manager de Tonton David, par bosser un peu sur Rapattitude et c’est comme ça que tout a commencé : au contact des artistes, en les accompagnant en concert et en bossant comme un dingue. L’idée, c’était déjà de faire grandir le projet et d’imposer mes idées. C’est pour ça que j’ai rapidement extrait Tonton David de chez Labelle Noir pour rejoindre Emmanuel De Buretel chez Delabel.
À ce moment-là, tu es encore dans le graff, non ?
À vrai dire, j’étais plus un défonceur qu’un taggueur. Mon crew, c’était les AEC (Actuellement En Cavale) ou les SAS (Sex And Shit, voire Sans Aucun Scrupule). Notre but, en 1989, c’était de défoncer les métros.
Il faut toutefois attendre 1996 pour que tu crées ta propre structure, Hostile. L’idée est née comment ?
Hostile a été monté sur un lifestyle qui était le mien. À l’époque, j’étais directeur artistique chez Delabel Editions et j’écoutais beaucoup de metal, de reggae et de rap. J’étais à fond dans le New York hardcore, avec tous ces métalleux aux cheveux courts qui trainaient avec les mecs du hip-hop et qui piquaient tous les riffs de Slayer. Donc, en gros, c’était l’occasion d’être une vraie tête chercheuse, d’aller vers ce qui me passionnait J’arrive à signer La Cliqua, qui était déjà bien en place, mais à qui j’arrive à dégager environ 50 000 francs pour acheter du matériel pour que le groupe puisse enregistrer son album Conçu Pour Durer.

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Tu n’as pas l’impression, justement, d’avoir parfois trop privilégié le marketing et la popularité d’un morceau au détriment de sa qualité ?
Déjà, c’est un débat qui n’existe pas. Pourquoi la popularité d’une chanson en altèrerait sa qualité ? Comment le succès peut-il systématiquement rimer avec seulement quantité ? C’est n’importe quoi ! Les exemples qui explosent cette théorie bien-pensante, je t’en trouve des milliers ! Wu-Tang, Beastie Boys, Radiohead, Eminem, IAM, NTM, je continue ? Et au contraire, j’en suis très fier. Ma vision du hip-hop était peut-être plus pop et commerciale (même si, à y réfléchir, ça ne veut pas dire grand-chose, qui ne rêve pas d’être populaire avec ses chansons ?) que d’autres, mais je pense avoir grandement aidé le mouvement. Si c’est pour rester dans les égouts, ça ne m’intéresse pas. Être hardcore, c’est bien, c’est même une condition obligatoire quand tu fais une musique urbaine et énervée. Et des artistes qui sont restés hardcore en vendant des tonnes de disques, j’en connais, tu en connais, tout le monde en connait. Mais il n’y a pas que ça. Et souvent, ceux qui crient « vendus ! » sont ceux qui n’ont pas le talent nécessaire pour percer.
Aujourd’hui, tu as des comptes à rendre à Def Jam US ?
Non, aucun. Je fais absolument ce que je veux. Et puis Def Jam US galère plus que nous ces derniers temps. Ils ne sont pas dans le même schéma. Aux Etats-Unis, les labels sont davantage une banque pour les artistes qu’autre chose. C’est essentiellement de la distribution. Des mecs comme Jeremih ou French Montana gagnent beaucoup d’argent dans les clubs et se fichent un peu de sortir un album. D’autant qu’une campagne radio coûte environ 500 000 dollars là-bas. Si tu n’as pas un gros hit, c’est difficile de rentabiliser tout ça. En France, le budget est moins élevé, mais on profite également des lieux de diffusion pour faire tourner nos artistes. La création en France de 900 chichas en quelques années a été une bénédiction pour nous. Tous nos artistes peuvent y jouer et des mecs comme Sch ou Alonzo y tournent tous les week-ends. Ça leur permet de gagner de l’argent.
Je sais que tu n’as pas réussi à signer Oxmo et Assassin sur Hostile. Il y a d’autres artistes que tu regrettes de ne pas avoir signé ?
Le truc, c’est qu’on a mis Oxmo sur Blue Note pour son projet avec les Jazzbastards et que ça n’a pas très bien marché parce qu’il y avait Abd Al Malik en face avec un projet assez similaire. Quant à Assassin, tu connais Squat ? C’est très compliqué de le convaincre de se mélanger aux autres [Rires]. Aujourd’hui, j’aurais bien aimé signer PNL. L’un des deux frères est venu dans mon bureau, je l’ai trouvé intelligent et je savais que ça marcherait. Ils ont fait un super boulot en tant qu’indépendants, mais je pense que ça aurait encore plus marché s’ils nous avaient rejoints.
Un mec comme Sch partait de beaucoup plus loin, il a beaucoup bossé, on l’a accompagné comme il faut, il a trouvé son public et il cartonne en streaming. Et son disque est aussi disque d’or, en physique ! D’ailleurs, lorsque j’ai signé Sch, j’avais vraiment la sensation de signer une star. Et puis, on a aussi des mecs comme Lacrim, du talent pur ! Et on vient de sortir le nouvel album solo de Kool Shen, Sur le Fil du Rasoir. Ça, je kiffe aussi. Kool Shen, putain !
Tu parles de Sch comme une star. C’est comme ça que tu vois les rappeurs dans quelques années, comme les plus grandes stars de France ?
Quand je vois que, aujourd’hui, on a sept ou huit morceaux dans le Top 10, je me dis qu’on a gagné. Pareil quand je vois qu’un film comme Pattaya fait 802 000 entrées en une semaine. D’ici peu, il va y avoir de très grosses fortunes grâce au rap. Kaaris commence à jouer dans des films, en France et aux États-Unis, avec le fils Eastwood entre autre. Kool Shen aussi regarde de plus en plus vers le cinéma. Il se passe un truc. Il se passe toujours un truc, si tu t’en donnes les moyens !
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