Bienvenue dans Last Call, notre colonne qui donne la parole aux employés des bars de quartier, des troquets ou autres brasseries emblématiques qui ont marqué leurs époques. Dans cet épisode on est allés à la rencontre de Benoit Ferreux, barman aux Bains Douches entre 1978 et 1981.
Tout le monde a déjà entendu parler des Bains Douches, le club emblématique du Paris branché des années 1980. Ceux qui avaient une bonne gueule à l’époque l’ont connu parce qu’ils pouvaient y rentrer, les autres l’ont connu par réputation. Et puis il y a ceux qui, comme moi, n’étaient pas encore nés et ne peuvent que se l’imaginer. Si la mémoire de ce lieu a traversé les années, c’est que, dès son ouverture en grandes pompes en 1978 et jusqu’au milieu des eighties, les Bains Douches furent, à Paris, le symbole d’une décennie placée sous le signe de la fête, du look et de tous les excès.
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Aux origines des Bains Douches, il y a les Bains Guerbois – des thermes créés en 1885 par un certain François Auguste Guerbois et que Marcel Proust fréquentait jadis. C’est en décembre 1978 que Jacques Renault et Fabrice Coat transforment l’endroit (idéalement placé au cœur de Paris) en un temple de la fête – le tout sans la moindre thune. Pour s’occuper de la déco, ils font appel à un jeune designer montant : Philippe Starck. En l’espace de quelques mois, l’immeuble de la rue du Bourg-l’Abbé – qui cumule désormais boîte de nuit, salle de concert, restaurant, bar et piscine – devient le point de ralliement de tout ce que Paris compte de noctambules, de branchés et de célébrités du monde entier.
Dès leur ouverture, les Bains Douches sont hyper en avance sur leur temps : la programmation d’artistes et de DJs y est tranchée et anti-disco – cette musique sur laquelle on danse partout ailleurs. On assiste aux premiers DJ sets techno et on se bouscule aux concerts des Dead Kennedys, de Joy Division, des Rita Mitsouko, des Simple Minds ou de Depeche Mode – entre autres. On va aux Bains pour palper la contre-culture, on va aux Bains pour sentir ce que la décennie a de décadent. À l’instar du Palace, l’autre club mythiques de ces années-là, c’est aux Bains que se croisent les intellectuels, les personnalités et les artistes qui veulent se montrer ou – plus probablement – simplement faire la teuf. Mick Jagger, Robert De Niro ou encore Basquiat et Polanski, pour ne citer qu’eux, viennent alors y boire des coups, prendre de la drogue et accessoirement, draguer les plus beaux mecs et les plus belles femmes de la planète.
Fast forward jusqu’à la fin des années 80 où la boite restera un endroit incontournable des nuits parisiennes, les Bains Douches changeront ensuite une première fois de propriétaires pour devenir, dans les années 90, ce que serait devenu Elvis Presley s’il n’avait pas crevé à 42 ans : vieux, dégueulasse et dépassé. Le charme du lieu disparaîtra définitivement quand Cathy et David Guetta en prendront la direction. Mais ce n’est vraiment qu’après leur départ, au début des années 2000, que la boîte se décomposera totalement. Au bord de la faillite, elle deviendra, sans grand succès, une boîte gay. Si bien qu’en 2011, le lieu, laissé à l’abandon est en ruine. En 2015, l’enceinte est finalement intégralement rénovée pour être transformée en hôtel de luxe avec restaurant, bar et boite de nuit.
Moi, comme les autres barmen, on n’y connaissait rien. On ne savait même pas qu’il fallait des doseurs pour servir l’alcool.
C’est dans ce contexte – et dans ce nouveau décor, rebaptisé Les Bains Paris – que j’ai pris rendez-vous avec Benoit Ferreux, un barman des Bains de la « grande époque », celle qui court de 1978 à 1981. Il est 17 heures. L’hôtel est calme. De la musique électronique sort des enceintes à moyen volume. Julien Deba, le chef barman, prépare des cocktails avec précision et passion derrière son bar. Je lui commande un whisky japonais. Benoit déboule et on commence à discuter.
MUNCHIES : Bonjour Benoit, vous aviez quel âge quand vous avez commencé à bosser aux Bains Douches ?
Benoit : J’étais tout jeune. J’avais23 ans quand on m’a mis au bar principal, et j’ai fini au « bar Chinois », celui du rez-de-chaussée, à 25 ans.
Et vous saviez un peu comment tenir un bar avant d’atterrir ici ou pas du tout ? Moi, comme les autres barmen, on n’y connaissait rien. On ne savait même pas qu’il fallait des doseurs pour servir l’alcool. À l’ouverture, rien n’était très pro de toute façon – et c’est pour ça que ça a aussi bien marché. Par exemple, pendant les trois années que j’ai passées ici, on n’a jamais eu de caisse derrière le bar – juste une boîte à chaussure.
J’ai accepté le poste parce que j’avais besoin d’argent et que je savais que l’aventure allait être grandiose – même si à la base je n’étais pas un féru de la nuit.
Ceux, comme moi, qui n’ont pas connu les Bains Douches ont un peu de mal à se faire une idée. C’était grandiose comment ?
Grandiose à tout point de vue. Déjà, tout s’est fait au feeling et grâce aux idées de génie de Fabrice Coat et Jacques Renault. Le bon goût musical de Pierre Benain a aussi joué. C’était une équipe d’aventuriers qui ont monté tout ça sans une thune.
Coluche était comme chez lui ici ; en fin de service, on mangeait ensemble les immenses terrines de foie gras que je préparais. Et quand la boîte fermait, on allait tous chez lui pour finir la soirée.
À la base, ils voulaient juste acheter les deux caryatides en bronze de l’entrée et au final, ils ont acheté tout l’ensemble. L’enseigne est vite devenu l’endroit le plus branché de Paris, mondialement connu. Tous les weekends, toutes les stars descendaient aux Bains. Le même soir, on pouvait voir débouler Mick Jagger, Roman Polanski, Andy Warhol ou David Bowie.
Ce n’était pas une simple boite de nuit, c’était mieux. C’était un lieu extrêmement particulier et singulier. En somme, c’était l’incarnation des années 80, mais dans le sens branché du terme.
Ça devait être hyper étrange, en tant que barman, de voir passer les stars du monde entier, soir après soir… Oui, je les regardais derrière mon bar, comme si j’étais au théâtre.Être barman, si vous voulez, c’est être un spectateur privilégié.
J’ai servi Prince, Ian Curtis, les Rolling Stones – quand ils ont enregistré un clip en bas –, Louboutin, Polanski, Poivre D’Arvor mais aussi les types du magazine Actuel, les gens du Splendid ou encore Coluche. Coluche était comme chez lui ici ; en fin de service, on mangeait ensemble les immenses terrines de foie gras que je préparais. Et quand la boîte fermait, on allait tous chez lui pour finir la soirée. C’était très sympathique.
En 1979, l’endroit a carrément été privatisé pour que Andy Warhol le découvre ; je lui ai servis quelques coups à cette occasion. Je me souviens aussi du réveillon 1980, quand Karl Lagerfeld a passé sa soirée à l’entrée, à dessiner. Il avait fini par distribuer ses sketches à tout le monde.
L’entrée au club était gratuite mais se faisait à la tête du client. On dit que pour y rentrer, il fallait sortir de l’ordinaire, être bien sapé et avoir une dégaine excentrique… Vu de l’intérieur, c’était comment ?
Avoir une bonne gueule, c’était la base ; l’entrée se faisait à la bonne mine. Au début, c’était le groupe de rock Les Pharaons qui faisaient la porte. Il y avait surtout des jeunes parmi notre clientèle et il est vrai que la plupart avaient un look excentrique, pour se faire remarquer. La plupart étaient dingues, quand j’y repense…
Les jeunes qui venaient ici appartenaient au mouvement des « jeunes gens modernes » ou à celui des rockeurs fauchés. Il y avait un mélange de fringues bariolées et de blouson noir à l’intérieur du club. Dans l’ensemble, tout le monde avait un style branché.
Philippe Krootchey était le disc jockey – Il mélangeait des titres de New Wave avec Wilson Pickett et Oum Kalthoum. Ce qui ne s’était encore jamais fait avant dans une boîte de nuit.
Il y avait aussi quelques clients squares (Comprendre : des clients « carrés », en opposition aux « excentriques », N.D.L.R).Mais même eux finissaient beurrés. Je me souviens particulièrement d’un type qui venait souvent, très classe, et qui était tout le temps bourré au petit matin. Ça m’a fait un choc quand j’ai appris que c’était un pilote de 747 et qu’il allait fréquemment au travail après les Bains Douches…
À l’époque à Paris, c’était les Bains Douches ou le Palace, c’est ça ?C’était les deux endroits branchés de la capitale, oui. Les gens faisaient généralement la tournée de ces deux club le weekend. Le Palace était aussi une boîte extraordinaire, mais dans un autre style. Fabrice Emaer, le patron du Palace, était agacé de voir ces petits jeunes qui réussissaient autant dans le milieu de la nuit – alors que lui y évoluait depuis longtemps.
Le Palace était beaucoup plus grand et avait une clientèle plus homo-festive (sic) que les Bains Douches. C’était une boîte de nuit plus classique et donc moins branchée. Fabrice avait tendance à essayer de ramener du personnel des Bains Douches dans sa boîte. La musique du Palace était plus standard aussi ; ils passaient de la musique disco.
Une grande part de l’identité des Bains Douches c’était la musique, justement… Philippe Krootchey était le disc jockey alors qu’il n’y connaissait rien en DJ set – il était par ailleurs un très grand amateur de musique. Il mélangeait des titres de New Wave avec Wilson Pickett et Oum Kalthoum – ce qui ne s’était encore jamais fait avant dans une boite de nuit.
Il y avait les concerts aussi, vous avez vu qui comme groupe mémorable ? Joy Division, ça m’a fasciné. Je les ai vu deux fois – une fois pendant le sound-check et la deuxième fois lors du concert. Les Lounge Lizards et Orchestral Manœuvres in the Dark étaient très bons en live, aussi.
Je me souviens aussi du concert des Simple Minds, mais essentiellement parce qu’ils ont fait les trous du cul. Ils nous avaient vraiment fait chier. Ils n’avaient pas de loges alors ils nous avaient insulté et avaient jeté leur bouffe partout. Pour me venger, j’ai pissé dans leurs sacs et je me suis mis la brosse à dent du chanteur dans le cul. Ça me fait encore rire aujourd’hui.
Classique… Mes potes barmen me disent qu’être derrière un bar, c’est un bon plan pour draguer les filles. Vous avez réussi à choper le numéro de Madonna ? J’ai fait une erreur ; je me suis mis en couple avec la fille qui faisait l’entrée, Violetta – qui a ensuite été l’égérie de Saint Laurent. J’étais donc mal barré pour choper quoi que ce soir. Je n’ai pas pu en profiter, malgré le nombre hallucinant de stars féminines que j’ai croisé.
Il y a un rapport privilégié entre le barman et le client. Les anonymes comme les stars venaient se confesser, c’était amusant… J’ai eu les confessions de Jean-François Bizot et du guitariste des Pretenders.
Mais vous savez, quand vous êtes derrière un bar vous voyez les mecs se beurrer petit à petit et vous les voyez abreuver les femmes pour qu’elles rentrent avec eux. C’est un peu écœurant comme spectacle. Cette comédie de la nuit est un peu lourde parfois et à vrai dire, je n’y accrochais pas vraiment.
Les gens s’épanchent facilement après quelques verres dans le nez. Vous jouiez ce rôle de barman qui écoute les problèmes des stars ? C’est vrai qu’il y a un certain rapport privilégié entre le barman et le client. Les anonymes comme les stars venaient se confesser, c’était amusant… J’ai eu les confessions de Jean-François Bizot et du guitariste des Pretenders, James Honeyman Scott, avec qui j’ai parlé des heures, par exemple.
Je vois. Vous avez des infos sur ce qu’il se passait plus bas, dans la fameuse piscine ? Il y avait un damier sur le sol de la piscine et les gens jouaient aux Dames. Deux plongeurs déplaçaient les pions des gens. Mais aucune partie ne s’est jamais finie ; les clients préféraient se baigner.
Il est vrai qu’une fois à l’intérieur, la jeunesse qui venait ici préférait se droguer plutôt que de boire. Mais ils prenaient de la drogue pour faire la fête. Ils venaient essentiellement ici pour danser et être ensemble.
Il n’y avait pas d’air conditionné alors parfois, des jolies filles se mettaient nues ou à moitié nues sur les bouées gonflables et fumaient des cigarettes – ce n’était pas désagréable. Mais on veillait à que ça ne parte pas trop en sucette quand même.
Aujourd’hui les jeunes font la fête pour se défoncer à la tise et aux drogues, alors qu’avant, j’ai l’impression que les gens semblaient consommer ces produits pour faire la fête. Quel était le rapport aux drogues et à l’alcool dans l’établissement ?
Àcette époque, il y avait pas mal d’héroïne et un peu de cocaïne qui circulaient. C’était assez libre, même s’il y avait parfois des chasses aux dealers à l’intérieur de la boîte de nuit.
Il est vrai qu’une fois à l’intérieur, la jeunesse qui venait ici préférait se droguer plutôt que de boire. Mais ils prenaient de la drogue pour faire la fête. Ils venaient essentiellement ici pour danser et être ensemble. C’était plus festif qu’aujourd’hui. Quand je vois les jeunes qui se vomissent dessus en soirée, ça fait moins divertissant.
Avec 35 ans de recul, quel regard portez vous sur la période pendant laquelle vous avez été derrière le bar aux Bains Douches ? Je n’ai pas envie de tomber dans le « c’était mieux avant », mais c’était une belle époque quand même. Rien n’était contrôlé, alors on était plus libres et plus responsabilisés.
La période était clairement moins tendue et moins sécurisée qu’aujourd’hui alors il y avait moins de tensions. C’était une période faste où ce n’était pas un problème de trouver du boulot ou un logement. Il n’y avait pas non plus de digicode, c’était encore des concierges qui gardaient les bâtiments… Tout ça facilitait le rapport humain ; et ça se ressentait dans la manière dont les gens faisaient la fête. Les gens aimaient danser et s’amuser.
Selon vous, quelle est la différence la plus signifiante entre les deux époques ?
Les gens sont moins ouverts et moins extravagants de nos jours. Mais la vraie différence, c’est qu’il y a beaucoup moins de connexions aujourd’hui. À l’époque, il y avait ce mélange entre le monde des branchés, souvent sans le sou, avec celui des bourgeois et des gens du showbiz. Les punks et les dandies faisaient la fête dans une très grande harmonie.
On était plus libres au travail dans les années 80 aussi, alors les rapports avec les patrons étaient plus amicaux. Maintenant, tout est hiérarchisé et les gens se prennent trop au sérieux.
C’est pas faux, merci Benoit. À la prochaine.
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