Après m’être frayé un chemin tant bien que mal à travers des piles de cartons et des amas de déchets, j’ai enjambé une barrière en métal pour atteindre l’enclos. Les cochons, qui étaient un peu plus d’une vingtaine, se sont immédiatement réfugiés dans un coin sombre, puis ils sont finalement revenus à la place qu’ils occupaient avant mon arrivée, pour finir de mastiquer les écorces d’orange et les diverses matières organiques laissées pour eux.
« Bienvenue à Garbage City ! » a crié un homme qui se tenait juste derrière moi, avant de se remettre à compresser et emballer des cartons usagés. Puis, il a levé la tête et s’est de nouveau adressé à moi : « Vous aimez les cochons ? ».
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Manshiyat Naser, plus connue sous le nom de Garbage City, la « Cité des déchets », est une vaste zone urbaine où vivent une majorité de Coptes. Elle s’étend au pied de la montagne du Mokattam, environ à 8 kilomètres du centre du Caire. Une grande partie de sa population s’est spécialisée dans le recyclage informel et dans la collecte de détritus. Ainsi, le quartier accueille quelques 60 000 Zabbalines (littéralement, « les ramasseurs d’ordures ») et presque un tiers des déchets produits quotidiennement par la capitale égyptienne, soit 4 200 tonnes. Lorsqu’on se promène à travers le dédale des rues, il n’est pas rare de tomber sur des trous, qui servent de fourneaux de fortune pour le recyclage. Les bouffées de chaleur et les vrombissements métalliques ne manquent pas de nous rappeler où nous sommes : dans une véritable zone industrielle du recyclage. Par ailleurs, une odeur incroyablement âcre plane sur les rues. Des restes de nourriture et diverses matières organiques pourrissent sous un soleil brûlant et l’odeur qui s’en dégage est telle qu’elle vient brûler les sinus. Au bout de quinze minutes pourtant, on se fait déjà à l’odeur. On finit même par oublier la pestilence.
Garbage City accueille également la plus importante population de porcs de tout le pays : 50 000 environ, deux fois plus qu’il y a un an. Ce qui est plutôt une bonne nouvelle depuis que le gouvernement d’Hosni Moubarak a prit la décision d’abattre la plupart des porcs qui se trouvaient en Égypte. Prise en 2009 (et toujours en vigueur), cette mesure drastique avait pour but de prévenir l’épidémie de grippe porcine. Aujourd’hui, quelques éleveurs audacieux essaient de réformer l’ensemble du secteur, même si l’élevage de porc reste pour le moment illégal.
Le 29 avril 2009, pour répondre à la crainte grandissante engendrée par le virus H1N1, le gouvernement égyptien, dirigé par Hosni Moubarak, a ordonné le massacre immédiat de tous les porcs. A cette époque, le Ministère de l’Agriculture, avait estimé leur nombre à près de 250 000.
Même s’il a été prouvé qu’aucun des porcs du pays n’était porteur du virus, et bien que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ait déclaré qu’il n’y avait aucune chance de contracter le virus en mangeant du porc si celui-ci était correctement préparé, le gouvernement n’est pas revenu sur sa décision. Peu de temps après l’annonce de la directive, il a d’ailleurs changé de discours : ce n’était plus une mesure préventive face au virus, mais une mesure de santé publique. La quasi-totalité des porcs ont été conduits dans des abattoirs et, il semblerait que dans certains cas, ils aient été couverts d’acide ou enterrés vivants.
A Garbage City, les éleveurs m’ont expliqué qu’il était maintenant autorisé d’élever des cochons pour sa propre consommation. Ce qui est interdit par la loi, c’est de les abattre pour les vendre ensuite. Bref, l’élevage de porc est toujours illégal. Ceux qui ont le sens des affaires n’ont pas tardé à trouver un subterfuge pour contourner cette loi et répondre à la demande : dans les quartiers plus riches et plus ouverts aux touristes, comme Zamalek et Maadi, certains commerçants se sont mis à vendre de la viande de porc importée. Les cochons abattus et préparés à l’étranger, sont désormais vendus à une clientèle principalement constituée d’expatriés.
En me baladant au cœur d’une des rues principales de Zamalek, je suis tombé sur une petite boutique d’alcool qui proposait un assortiment de charcuteries allemandes. Dans l’entrée, à la vue de tous, foie gras, mortadelle, bacon ou encore escalopes de porc attendaient derrière la vitrine d’un comptoir.
« C’est que du bon porc, tout droit venu d’Allemagne », m’a dit Atalah, un des employés. Chaque mois, leur chiffre d’affaires s’élève à un peu plus de 220 livres égyptiennes (27 euros). « Il y a beaucoup d’étrangers par ici, et ils adorent la viande de porc ». Il a insisté sur la bonne légalité de ses affaires et m’a assuré qu’il ne risquait absolument pas d’aller en prison pour quelque chose d’aussi insignifiant que la vente de porc. Puis il m’a prit en aparté : « Je peux te trouver de bonnes bouteilles d’alcool si tu veux ? Tous ces trucs européens : bières, vin, vodka, whisky. J’en ai. Mais tu le gardes pour toi, c’est pas légal. »
De retour à Manshiyat Naser, les éleveurs m’ont expliqué les difficultés auxquelles ils se heurtaient depuis le massacre de 2009. « J’avais environ 1500 porcs avant que Moubarak ne prenne la décision de tous les tuer » m’a dit Rezek, un habitant de la cité des déchets. « Après, ils sont venus et me les ont tous pris. j’ai du perdre l’équivalent de 70 000 livres (soit 8 500 euros) d’un coup ».
« Nous n’avons pas seulement perdu de l’argent, m’a expliqué Bekhit, un ancien éleveur. Mais aussi notre style de vie. C’était l’assurance d’avoir un revenu tous les mois, la possibilité de financer un mariage, et aussi d’offrir de bons repas à la famille. Vous savez, les grillades de porc, ce genre de trucs ». Les grillades de porc sont extrêmement populaires à Garbage City. J’ai la sensation que n’importe lequel des habitants que j’ai rencontré aurait pu prononcer cette phrase. « Les porcs nous aident à nous débarrasser des matières organiques. Nous pouvons recycler tout ce qui est inorganique, le plastique et plein d’autres choses, mais pas les restes de nourriture, qui pourrissent dans un coin », a ajouté Rezek.
Assis à un café qui débordais sur le bord de la route, des hommes discutaient de la décision de 2009 et de ses retombées. « La première conséquence a été la hausse du prix du bœuf. Ceux qui avaient encore leurs porcs les gardaient, ou les vendaient à des prix exorbitants, explique Bekhit. Avant, avec 25 livres (3 euros), tu pouvais acheter un kilo de viande de porc à un boucher. Maintenant ? C’est le double. »
« C’était l’assurance d’avoir un revenu tous les mois, la possibilité de financer un mariage, et aussi d’offrir de bons repas à la famille. Vous savez, les grillades de porc, ce genre de trucs »
Raafat, qui a une vingtaine d’années d’expérience derrière lui, fait partie des six ou sept bouchers qui proposent et cuisinent encore du porc. « En fait, j’ai dû vendre du poulet après l’abattage de 2009, m’a-t-il expliqué. Il n’y avait tout simplement plus aucun porc ».
Avant Moubarak, Raafat vendait l’équivalent de quatre porcs par jour. « Après, c’est descendu autour de un ou deux par jour. Ça va mieux depuis ; même si en ce moment, je ne vends que l’équivalent de deux ou trois porcs, peut-être à cause du jeûne à l’approche de Pâques et parce que l’économie va mal.»
L’obstacle le plus important c’est l’absence d’un label de certification qui soit reconnu par une autorité officielle en matière de santé. « Les gens se méfient en général lorsqu’il n’y a pas de label. Avant le massacre, il y avait des spécialistes qui acceptaient de contrôler la qualité de la viande. Maintenant, je dois le faire par moi-même. Les gens d’ici me font confiance, mais en dehors de Garbage City, cela fait fuir les clients. »
Si on se promène dans le quartier, on a l’impression que chaque immeuble abrite des porcs, dissimulés quelque part dans une porcherie improvisée, sur le toit d’une maison ou d’un immeuble ou sous un escalier. « Je me souviens de la première fois où ils sont venus (en 2009), m’a raconté Bashai. J’ai caché deux porcelets dans une petite pièce de ma maison, pendant que les autres ont été emmenés pour être abattus. Ce n’est qu’à partir du moment où Moubarak a été destitué que les choses ont commencé à s’améliorer», a-t-il continué. Il faisait référence au coup d’État qui a renversé le président islamiste en juillet 2013 : « Sous Moubarak, le gouvernement était constamment à la recherche des porcs. Aujourd’hui, il n’y a plus aucun problème ».
Bashai m’a conduit à l’arrière de son immeuble en se faufilant habilement à travers un océan de bouteilles et de cartons. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer la présence d’au moins deux seringues. Je marchais sur ses pas, essayant désespérément de ne pas tomber. Son plus jeune fils est passé devant moi et à eux deux, ils m’ont aidé à atteindre l’enclos. « A présent, je possède environ 60 cochons, a-t-il déclaré, sans cacher une légère pointe de mécontentement, tandis que les cochons lui tournaient autour et grignotaient à ses pieds. Mais j’espère en avoir bientôt plus, maintenant que les choses vont mieux. »
Selon Rafaat, puisque les cochons étaient vus d’un meilleur œil, les ventes ne pouvaient qu’augmenter : « Je n’ai plus peur que quelqu’un ne vienne m’arrêter parce que je vends ces bestioles. Je pense sincèrement que les abattoirs vont bientôt rouvrir, dit-il en souriant. Je propose toujours du poulet si les gens en veulent, mais la plupart préfère les grillades de porc ».