Billie Eilish ou l’avènement de la pop dépressive

Billie Eilish, musique, pop dépressive

Le 23 Juin 2009, selon le lieu où vous vous trouvez, vous l’entendez pour la première fois à travers vos écouteurs, les enceintes d’un magasin ou la radio d’une voiture. Le morceau débute par quelques notes de synthés joyeux – une intro déjà nauséeuse en soi – juste avant d’enchainer sur ces paroles fatidiques : « I gotta feeling (woohoo)… That tonight’s gonna be a good night… That tonight’s gonna be a good good night. » Encore. Et encore. Et encore. Puis : « do it, let’s do it… and do it, and do it (x15) »

Vous avez forcément déjà entendu « I Gotta Feeling » de Black Eyed Peas, si ce n’est à sa sortie en 2009, du moins plus récemment – il était omniprésent alors, et il l’est toujours. Ce tube inoxydable est resté quatorze semaines en première place du Billboard 100, et a pendant quelques années été le thème non-officiel des soirées les plus terrifiantes du Cap d’Agde à Miami, en passant par ce sympathique club en banlieue de Troyes dans lequel vous avez oublié votre dignité. Il a même été, à un moment donné, le morceau le plus populaire du 21ème siècle, selon le chiffre de ventes et d’écoutes combinés. Et ce n’est qu’en 2014 qu’il a été détrôné par « Happy » de Pharrell Williams, autre chanson plus sucrée et écœurante qu’une grosse plâtrée de choux à la crème.

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À ce jour, « I Gotta Feeling » est le morceau le plus téléchargé de tous les temps sur Itunes. Bien entendu, dix ans après sa sortie, plus personne ne télécharge de musique. On la streame sur nos téléphones, nos ordinateurs et nos tablettes, sur des systèmes son intégrés, ou en demandant à un truc qui s’appelle Alexa, situé à l’autre bout de la pièce, de la jouer. Et contrairement aux best-sellers musicaux de 2009, l’ère pop-club représentée par « I Gotta Feeling », « Just Dance », voire même « Party in the USA » semble révolue, la pop music de 2009 paraissant bien moins insouciante que ses aînées.

Prenez Billie Eilish, par exemple. C’est la dernière artiste à avoir battu le record d’écoutes sur un service d’Apple Music. Son premier album When We All Fall Asleep, Where do We Go sorti fin mars a atteint la première place dans pas loin de 66 pays. Et contrairement à la Miley Cyrus sous ecsta de 2013, le son d’Eilish choisit plutôt de frayer avec le macabre. Le disque est plus ou moins inspiré des propres paralysies du sommeil de la chanteuse, de ses « terreurs nocturnes, cauchemars et rêves lucides », comme elle le dit au présentateur Zane Lowe. Un habillage sonore à la fois inquiétant et iconoclaste, composé tour à tour d’une sirène d’alarme qui s’éloigne dans « you should see me in a crown », le bruit d’une roulette de dentiste ou d’une agrafeuse dans « bury a friend. »

Le très populaire album de la jeune fille de 17 ans sort après une ribambelle de singles à succès qui laissent suggérer que la pop blockbuster dépressive et neurasthénique a plus que jamais droit de cité. On a souvent glosé sur le rap nihiliste de Lil Uzi Vert, Lil Peep, ou Xxxtentacion. Un peu moins sur cette nouvelle pop mélancolique, qui n’en est au final que le pendant assimilable par tous – ce qu’a toujours fait la pop avec les avant-gardes, et plus encore de nos jours avec le hip-hop. Cette tendance s’étend aujourd’hui de Lana Del Rey à Lorde en passant par Khalid et The 1975, et atteint des sommets dans l’album d’Eilisih. C’est un album sombre pour une époque sombre, la « terror-pop de la Génération Z » comme le dit le Guardian.

« Je l’ai trouvée grâce à une vidéo sur la chaîne YouTube de COLORS, où elle jouait ‘Watch’ », dit Aron Kühner, âgé de 17 ans, qui tient un compte Instagram de fans, centré sur Eilish. Il apprécie le fait que la chanteuse soit le produit d’une culture Internet où la musique est moins catégorisée que jamais. « On ne peut pas vraiment trouver un seul terme pour décrire sa musique. Elle a tellement de morceaux différents, c’est difficile de lui coller un genre. »

Que pense-t-il du fait de décrire sa musique par le mot fourre-tout de « pop dépressive » ? Faut-il être déprimé pour l’apprécier ? Les ados sont-ils tous déprimés, et est-ce pour cela qu’il semble y avoir aujourd’hui une poussée de musique-sinistrose ? « Je suis heureux, et j’aime quand même la musique de Billie, et parviens quand même à m’y identifier malgré le fait que je n’aie jamais été sujet à la dépression », dit-il. Il rajoute : « Je comprends parfaitement pourquoi autant de gens arrivent à s’identifier à elle, ainsi qu’à ses paroles et aux parties plus déprimantes de sa musique. » En réalité, si les gros titres ont tendance à faire un lien de causalité entre les réseaux sociaux et l’anxiété et la dépression chez les ados, Billie est avant tout populaire au sein d’un public adolescent parce qu’elle a leur âge.

Bien sûr, on peut arguer du fait que d’une manière générale la musique pop soit de plus en plus déprimée aujourd’hui. L’année dernière, des chercheurs de l’Université de Californie ont écouté 500 000 chansons sorties les trente dernières années, et ont noté une baisse d’épithètes positifs dans celles-ci. Moins de « joie » et de « gaieté », plus de « tristesse ». Mais d’où vient cette disposition à la chanson abattue et léthargique ? Si l’on observe la pop de la dernière décennie, Lana Del Rey – reine-sirène-languissante, « Summertime Sadness », tout ça – est le nom qui revient le plus.

En six albums, elle est devenue la poster girl de ce glissement pop mélancolique, une influence considérable pour Billie Eilish (« ‘Off To The Races’ est la chanson la plus badass que j’ai jamais entendue de ma vie »), une porte d’entrée vers Lorde (bien que la Néo-Zélandaise aie dit que Lana Del Rey aie une « mauvaise influence » sur ses fans), une pourvoyeuse de punchilines-Instagram à foison.

Eilish en est sans doute la dernière mutation, devant autant à Lana Del Rey qu’à Tyler, The Creator (comme lui, elle garde le contrôle artistique sur ses vidéos et son image), les scènes rap plus ou moins controversées qui l’inspirent, ainsi que la vague de productions Soundcloud minimalistes qui influencent la musique qu’elle et son frère composent. Ce que Lana était à l’époque Tumblr, Eilish l’est aux plus jeunes qui ne consomment plus du tout les médias traditionnels. C’est ainsi qu’elle s’est glissée au sommet, débarquée censément de nulle part avec un premier album à succès, alors qu’elle avait déjà sorti un premier single, « Ocean Eyes », en 2016.

Nous sommes peut-être effectivement témoin d’une mode de la pop triste, mais elle est de toute évidence cyclique. Ou alors nous avons juste plus de choix musicaux qu’auparavant. Quoiqu’il en soit, l’industrie musicale a bien changé depuis le succès de Black Eyed Peas en 2009, avec l’arrivée du streaming et de la culture des playlists permettant à la pop alternative et au rap d’acquérir une audience sans précédent. Peut-être avons-nous toujours été friands de ce genre d’esthétique, mais que tout était fait à l’époque pour que des horreurs comme « Happy » ou « I Gotta Feeling » prennent plus de place que les autres. Ce qui n’est pas plus mal au final, car si la musique de Billie Eilish nous dit, au mieux, qu’elle colle parfaitement à l’humeur de l’époque, au pire, qu’il existe désormais un marché pour tout, elle permet au moins de ne plus se fader des atrocités qui te beuglent leur bonheur en pleine gueule. Atrocités qui sont au final bien plus agressives et obscènes que le monde contre lequel elles sont censées faire écran.

Cet article a d’abord été publié sur Noisey UK.

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