FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

Eurovision : la faute au Schlager ?

Nous avons enfin trouvé le coupable.
Photo : Gideon Markowicz / AFP

Pardon, mais la réponse à cette question est indéniablement non, et il serait d’une malhonnêteté intellectuelle crasse que d’établir un lien de causalité entre la variété germanique troupière et le spectacle annuel de ce que notre planète produit de plus médiocre en matière de pop musique criarde. Non, le peuple allemand n’est pas responsable de tous les maux de ce monde. Cette pratique qui consiste à vous appâter avec une affirmation tapageuse pour vous arracher un instant d’attention, ça a un nom : le racolage.

Publicité

Moi, je n’ai rien contre le racolage. J’aime bien rentrer chez moi la nuit, à vélo, en traversant le bois de Vincennes, et voir s’agiter sous les lampadaires des bouls arrogants dans des micro-shorts à deux doigts de l’explosion, j’aime bien entendre les « Ça va, chéri ? » qu’on m’adresse quand, emmitouflée dans un sweat à capuche, je passe pour un mec, et j’aime bien les rires stridents qui éclatent en choeur quand je réponds « Ça va, et toi ? » de ma petite voix flûtée. Je les aime bien, les putes. Les putes, c’est uniquement sur notre cerveau reptilien qu’elles font leur chiffre d’affaire, alors, pour plaire, elles mettent le paquet.

L’Eurovision, c’est pareil. J’aime bien l’Eurovision. Ce théâtre de cordes vocales tendues comme des strings, de chorégraphies millimétrées, de pyrotechnie, de machinerie (à titre d'exemple, la prestation de l’Ukrainien Melovin, samedi, se résume en 3 moments-clé : 1. Intro dans cercueil incandescent 2. L’escalier prend feu 3. Le cercueil se transforme en piano)… en somme, un maximum d’effets, de démesure, de sur-amplification, dans un unique but : plaire. Moi, toute cette bonne volonté, cette vision archaïque et candide de la séduction où l’enjeu est d’en faire des caisses pour attirer l’attention sur soi, ça m’émeut, j’y peux rien. Et si j’aime autant l’Eurovision, c’est en grande partie la faute au Schlager, qui, très tôt, m’a introduite aux arcanes du plaisir de la variété sentimentale bas de gamme. Devant ces profiteroles musicales sous vide, la seule posture à adopter est la suivante : arrête de théoriser, laisse-toi aller, laisse monter le Schlager en toi, ou comme le disait Bruce Lee : « Empty your mind… Be formless, shapeless, like Schlager… Schlager can flow, or Schlager can crash… Be Schlager my friend ».

Publicité

Né en Allemagne au début du siècle dernier, le mot désigne à l’origine des airs tirés d’opérettes à succès et qui peuvent être fredonnés par Herr et Frau Toulemonde sans que quinze ans de formation musicale en conservatoire aient été nécessaires. Le mot « Schlager », tout comme « hit », vient du verbe « frapper » ; en somme, une chanson qui te percute la gueule, s’insinue dans tes tympans, phagocyte ton cerveau et, dès lors qu’apparaissent les techniques de reproduction de supports musicaux, te colle une envie irrépressible de la posséder pour l’écouter encore et encore chez toi, au chaud, en chantant le refrain à tue-tête pour oublier tous tes soucis, qu’ils soient de l’ordre du chagrin d’amour ou de la défaite de Koursk.

Mais c’est après la Seconde Guerre Mondiale, dans le courant des années cinquante, que le genre connaît un tournant décisif : alors que la variété anglophone déferle sur le pays et que les premiers germes du rock viennent secouer la jeunesse, le Schlager mute lentement en un contre-pouvoir purement germanophone, propre sur lui, et obstinément dénué de toute forme d’agitation. Il chante l’amour, les vacances, les amours de vacances, les montagnes, l’amour des montagnes, les amours de vacances en montagne, et devient le havre de paix lénifiant d’une génération de parents qui ne savaient pas pour les camps et n’ont plus envie d’y penser on n’en parle plus on passe à autre chose maintenant ça suffit reprends donc un peu de Schnitzel tiens et tais-toi on ne parle pas la bouche pleine. Le Schlager est le lieu par excellence de la Sehnsucht, cette nostalgie ambivalente pour laquelle il n’existe pas de mot en français et qui s’apparente à la saudade portugaise, le désir d’un lieu lointain et en même temps familier. Stéphane Bern le rappelait d’ailleurs samedi soir en reprenant les mots d’un écrivain dont le nom m’a échappé à cause d’une pinte de trop, appelons-le Jean-Michel Char : « c’est comme regarder partir un bateau et avoir envie d’être à la fois sur le bateau et sur le quai. »

Publicité

La mutation fondamentale du Schlager au fil du siècle dernier est une mutation de sens. Par Schlager, on entend à l’origine, comme par hit, une qualité, celle d’une chanson qui reste dans la tête, quel que soit son style. Et puis, peu à peu, le Schlager est devenu un genre musical en soi ; mais la particularité de ce genre est qu’il demeure très difficilement définissable par de simples critères musicaux. Les chansons du fado ont par exemple ceci en commun qu’elles sont majoritairement mélancoliques, accompagnées par un ou plusieurs instruments à cordes pincées, divisées en sections qui s’achèvent toujours par une coda ; tentez de trouver des caractéristiques musicales qui sous-tendraient tout le genre Schlager, vous constaterez certes qu’ils sont en majorité composés dans des tonalités majeures, mais en dehors de cela, vous vous arracherez les cheveux comme des générations de musicologues avant vous.

Les contours du Schlager se dessinent plutôt à l’aide de paramètres extra-musicaux : les conditions de production (industrielles, à la chaîne, par des armées rodées d’auteurs, d’arrangeurs et de producteurs), les lieux de représentation (des émissions de télé dédiées, les fêtes de la bière, le carnaval), le vocabulaire (rimes riches, poncifs, sentimentalisme à l’emporte-pièce), le public visé (prolos, retraités)… Mais stylistiquement, le Schlager mange à tous les râteliers :

Il y a le Schalger traditionnel

Publicité

Le Schlager rock’n’roll

Le Schlager zouk

Le Schlager EDM

Le Schlager enneigé

L'endimanché

Le Schlager metal

Le Schlager saudade

Le Schalger sous acide

Carrément sous acide

Ou carrément, carrément sous acide

Le Schlager est ainsi l’incarnation musicale ultime de la notion de kitsch. Ce bon vieux Umberto Eco ne me contredira pas (prise de risque minimale, RIP Umberto), lui qui, dans « La structure du mauvais goût », définissait l’objet kitsch selon trois critères : la surcharge (une accumulation jusqu’à la nausée d’ornements et d’effets amplifiants), le déplacement (s’approprier des éléments pillés dans d’autres oeuvres, son exemple : un canapé — objet du quotidien — orné de motifs de Klee — oeuvre d’art) et le confort (un message immédiatement compréhensible qui ne nécessite aucune connaissance pour être déchiffré).

Amusez-vous maintenant à tester ces trois critères sur chacune des prestations de l’ESC 2018, vous verrez, c’est merveilleux, tout colle. Particulièrement délicieux dans la soupe servie aussi bien par l’Eurovision que par les morceaux Schlager : l’absorption et l’association plus ou moins erratique d’éléments musicaux et stylistiques, picorés compulsivement tantôt dans des musiques traditionnelles, tantôt - et parfois simultanément - dans tout ce qui était à la mode il y a un an ou plus. D’ailleurs, les genres les plus douteux du monde ne sont-ils pas les genres hybrides ? Je pense electro swing, je pense balkan beat, je pense opéra rock. L’Eurovision nous aura donc offert cette année : une simili-Katy Perry slovène, trois Justins À Peu Près Timberlake (un Suédois, un Tchèque à la croisée de l’électro swing sus-mentionnée, de Bruno Mars et de Backpack Kid, et un Norvégien qui a assaisonné son funk d’air violon et de scat, oui, de scat), un Ed Sheeran allemand qui a pompé ses harmonies sur Adele, de la power-country en veste léopard, des polyphonies serbes épiques croisées avec Gala… Un YOLO esthétique total qui fait tant d’efforts pour exciter les sens que, une fois passée l’overdose, on se retrouve assez vite dans une agréable torpeur généralisée.

C’est précisément cet état de semi-anesthésie que je recherche dans l’Eurovision. Mais ce qui m’embête, c’est qu’on n’est jamais à l’abri d’un groupe venu pour véhiculer un message (cette année : l’homosexualité ce n’est pas grave, je ne suis pas une femme-objet, les migrants c’est triste, les attentats tuent), sans parler des interludes sur l’Europe et l’amitié entre les peuples. Dans mon trip, je vis tout ce qui vient réveiller mon activité neuronale, ne serait-ce qu’une demi-seconde, comme une agression. C’est pour cela que le Schlager lui est supérieur et représente à mon sens la forme de divertissement la plus pure qu’ait créée l’humanité : le Schlager ne transporte pas la moindre espèce de message, il est la vacuité totale, le confort absolu. Et d’ailleurs, à la différence de l’Eurovision, une écrasante majorité de ses interprètes chante exclusivement en playback, supprimant ainsi toute éventualité d’accident vocal qui viendrait irriter l’auditeur.

Le Schlager est pro, il connaît son taf, il fait appel au déjà-entendu, il ne surprend pas, il est blanc, il est sympa, il est efficace, rassurant, enveloppant… un peu comme les protections urinaires de son public, dont une frange non négligeable fait partie, soulignons-le, du troisième âge. Si l’Eurovision est une bonne grosse coquine de l’Est en lycra, le Schlager est une assistante sexuelle bienveillante pour seniors esseulés. Dans les deux cas, l’objectif est le même : un bien-être immédiat. Venez me dire en face que c’est pas beau, ça. Putes, je vous aime.