FYI.

This story is over 5 years old.

Algérie

La version officielle de l’assassinat des moines de Tibéhirine remise en doute par une nouvelle enquête

Les sept moines auraient été décapités après leur mort, c’est l’un des résultats de l’enquête menée en octobre dernier sur l’un des chapitres les plus sombre des relations algéro-françaises.
Pierre Longeray
Paris, FR
Image via Wikimedia Commons / Ps2613

Selon les conclusions d'une enquête judiciaire transmises à l'AFP ce jeudi, les sept moines français de Tibéhirine, en Algérie, auraient été décapités après leur mort en 1996, et seraient en réalité décédés un mois avant ce qui avait été annoncé. Cette double révélation fait dès lors planer le doute sur la version officielle des autorités algériennes sur ce drame qui a marqué les esprits des deux côtés de la Méditerranée.

Publicité

Il faut remonter en 1996, pour revenir aux origines de cette affaire dans laquelle 7 moines français sont morts.

Cette année-là, l'Algérie est en pleine guerre civile (1981-2002). S'affrontent alors de nombreux groupes islamistes (dont le Groupe Islamique Armé, le GIA) et le gouvernement algérien. Dans la nuit du 27 mars 1996, les sept moines français de l'ordre des cisterciens sont kidnappés dans leur monastère, l'Abbaye Notre-Dame de l'Atlas, près de Médéa, à 80 kilomètres au sud-ouest d'Alger. Le 21 mai, le GIA revendique leur assassinat. Des moines, on ne retrouvera que les têtes décapitées le 30 mai, sur le bord d'une route dans la région de Médéa. À ce jour, le reste des corps reste introuvable.

Plusieurs versions s'opposent pour expliquer l'assassinat des moines de Thibéhirine — dont l'histoire a été le sujet d'un film réalisé en 2010 par Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux.

Un communiqué écrit le 21 mai 1996 et diffusé deux jours plus tard, revendiquait au nom du GIA l'assassinat des moines de Thibéhirine. Les membres du GIA précisaient aussi avoir envoyé le 30 avril 1996 « un messager à l'ambassade de France » pour « confirmer que les moines [étaient] toujours vivants » ainsi qu'« une lettre qui précise la façon de négocier ». Pourtant d'après les conclusions de l'enquête rendues publiques ce jeudi, les moines auraient en réalité été exécutés entre le 25 et 27 avril 1996, donc avant l'arrivée du fameux messager.

Publicité

Cette version « officielle » — de la responsabilité unique du GIA — a été maintes fois remise en question des en France comme en Algérie, et ne convainc pas les familles des victimes. Deux autres hypothèses existent alors pour tenter de donner une explication à ce septuple homicide.

En juin 2009, soit 13 ans après les faits, le juge antiterroriste français, Marc Trévidic, (en charge de l'enquête) recueille le témoignage surprenant d'un ancien militaire français qui révèle que la mort des moines serait en réalité due à une bavure de l'armée algérienne qui aurait mitraillé depuis un hélicoptère un bivouac suspect — l'Abbaye Notre-Dame de l'Atlas, lieu de villégiature des moines. S'apercevant de leur erreur une fois posés au sol, les militaires algériens auraient pu décapiter les moines français pour maquiller la bavure en exécution du GIA. Cette version se trouve quelque peu discréditée suite aux conclusions de l'enquête révélées ce jeudi par l'AFP. Les crânes des moines qui ont été analysés courant octobre 2014 ne comportent aucune trace de balle.

Une autre hypothèse existe, celle défendue par Jean-Baptiste Rivoire, journaliste d'investigation, grand connaisseur de la guerre civile des années 1990 et auteur du livre Le Crime de Tibhirine. Révélations sur les responsables. Pour Rivoire, il s'agit d'une opération pilotée par les services secrets algériens. En octobre dernier, Rivoire expliquait à VICE News « qu'entre 1994 et 1996 le principal chef du groupe GIA, Djamel Zitouni, a été manipulé. […] Le GIA aurait été utilisé par les autorités pour éliminer les moines qui dérangeaient. »

Publicité

À lire : Ce que l'on peut attendre de l'autopsie des crânes des moines de Tibhirine

Selon le journaliste, les moines « gênaient le régime », entre autres parce qu'ils soignaient des combattants islamistes, ce qui aurait motivé le gouvernement algérien à organiser « un faux enlèvement par des islamistes. » L'objectif de cette manoeuvre serait double : se débarrasser de ces moines gênants en les renvoyant en France et discréditer les islamistes. Ce scénario aurait dérapé lorsque les services secrets français ont eu des soupçons, les services algériens auraient été obligés d'éliminer les moines, d'après Rivoire. Aucune déclaration de la France ou de l'Algérie n'est venue soutenir cette hypothèse.

Les conclusions de l'enquête rendues ce jeudi révèlent que les crânes auraient été enterrés une première fois pour être ensuite déterrés et ré-entérés là où ils ont été découverts, sur le bord de la route de la région de Médéa. Les experts ne peuvent toujours pas assurer avec certitude la cause des décès, n'ayant pas accès au reste des corps. L'enquête révèle tout de même que sur trois crânes exhumés on trouve « des lésions évocatrices d'égorgement, » égorgements suffisant pour être à l'origine de leurs morts — ils auraient donc pu être décapités post-mortem, permettant en quelque sorte de maquiller le crime.

En plus de l'absence de corps, les experts légistes sont confrontés à une autre difficulté : les autorités algériennes ne les ont pas laissés ramener en France les prélèvements faits sur place, en octobre 2014, lorsqu'ils se sont rendus en Algérie pour procéder à l'autopsie des crânes. Ce qui a notamment été dénoncé par Patrick Baudoin, l'avocat des familles, « Il faut que les Algériens cessent de faire obstruction, » a-t-il déclaré ce jeudi lors d'un point presse. Pour Marc Trévidic, qui était du voyage en octobre, ces prélèvements sont indispensables pour faire avancer l'enquête, expliquait-il ce jeudi à l'AFP. Trévidic a aussi salué les découvertes des experts, qui sont de haute importance, puisque « Parfois, la date de la mort permet de savoir qui est l'auteur de la mort, » selon le juge antiterroriste.

Une autre nouvelle pourrait faire piétiner l'enquête. Trévidic, qui s'était saisi de l'affaire en 2007, va devoir laisser le dossier à son successeur en septembre 2015. En effet, comme le prévoit la loi, les magistrats doivent changer de poste tous les dix ans — Trévidic rejoindra le Tribunal de Grande Instance de Lille. Avec son départ, les familles craignent que le dossier s'enlise, mais Trévidic a assuré qu'il serait disponible pour répondre à toutes les questions de son successeur.

Suivez Pierre Longeray sur Twitter @PLongeray

Vue du monastère de Tibéhirine. Image via Wikimedia Commons / Ps2613