Société

Dans les coulisses de l’industrie des ladyboys en Thaïlande

« Je fais ce travail pour subvenir aux besoins de ma famille. Pas seulement ceux de mes parents, mais aussi ceux de mes grands-parents. »
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
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Earth, 22 ans. Toutes les photos sont de l'auteur.

Clubs de strip-tease, salons de massage, bars karaoké, bordels : la Thaïlande, surnommée le pays du sourire, est aussi le pays du sexe. Et les ladyboys, comme on les appelle, sont considérés comme une spécificité culturelle du marché de la prostitution en Thaïlande.

Mais qui sont ces gens ? La plupart des étrangers se demandent rarement comment et pourquoi les personnes trans se livrent au commerce du sexe. Pour le savoir, je me suis rendu dans les bars de Bangkok, où j'ai rencontré Earth, une femme transsexuelle de 22 ans qui qualifie le travail du sexe de lucratif, malgré la stigmatisation et les dangers qui l'accompagnent.

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« Je suis allé à l'université et j'ai obtenu un diplôme en comptabilité, explique-t-elle. Mais je n'arrivais pas à trouver du travail. Même avec mon diplôme, les employeurs n’arrêtaient pas de me rejeter. Il est devenu évident que je n'avais pas beaucoup d'options, alors ma mère m'a envoyé à l'école de coiffure. » Après avoir travaillé dans un salon pendant un certain temps, Earth a décidé qu'elle ne gagnait tout simplement pas assez d'argent et a commencé à envisager la prostitution.

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La loge d’un club de strip-tease.

Pour de nombreuses personnes transgenres en Thaïlande, la question est la suivante : pourquoi travailler huit à dix heures par jour dans un café, un salon ou un restaurant, si c'est pour souffrir et galérer à joindre les deux bouts ?

« Je fais ce travail pour subvenir aux besoins de ma famille. Pas seulement ceux de mes parents, mais aussi ceux de mes grands-parents. Il est important pour nous de savoir que nous pouvons nous débrouiller seuls. Nous n'avons plus besoin de dépendre de personne. Nous gagnons notre propre argent. »

Il est évident que Earth est intelligente, mais même avec de l'intelligence et une forte éthique de travail, les personnes trans ont du mal à gagner un salaire décent en Thaïlande. Et comme dans la plupart des pays, l’économie les force à se prostituer, même si l'industrie du sexe n’est pas du tout réglementée.

« Les chercheurs ont constaté que 81 % des personnes interrogées se sont tournées vers le commerce du sexe en raison de leur désespoir financier »

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Ryan Figueiredo, fondateur et directeur exécutif d'Equal Asia, une organisation qui œuvre en faveur de l'inclusion, affirme qu'il est extrêmement important que les droits des travailleurs du sexe trans ne soient pas négligés, même si le travail sexuel est illégal. « Le plus grand défi pour la communauté LGBTQ en Asie est de s'assurer que personne n'est laissé pour compte, dit-il. Cela inclut les personnes trans, les réfugiés, les personnes qui vendent des services sexuels, les personnes qui consomment de la drogue, les personnes handicapées, les personnes âgées et les autres. Notre appel à l'action ne devrait pas se limiter à un petit ensemble de droits civils pour les privilégiés de notre communauté, mais s'étendre à la citoyenneté sexuelle. »

En 2016, une étude intitulée Same Same Same But Different a été la première à cerner les expériences et les dangers auxquels sont confrontés des milliers de travailleurs du sexe transgenres en Thaïlande. L'étude a compilé des données à partir de 60 entretiens, ce qui a permis de comprendre les vulnérabilités, l'exploitation et souvent les abus physiques et sexuels qu'ils subissent sur une base régulière.

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Les chercheurs ont constaté que 81 % des personnes interrogées se sont tournées vers le commerce du sexe en raison de leur désespoir financier. Ils ont également découvert que les travailleurs du sexe transgenres étaient particulièrement vulnérables à la violence physique et sexuelle : les 2/3 des personnes interrogées ont admis avoir été victimes de violence sexuelle au cours de la dernière année et une personne sur quatre avait été violée.

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Quand j'ai mentionné ces statistiques, Earth m'a raconté une expérience qu'elle a vécue. C’était un client qui avait déjà une mauvaise réputation dans la communauté. Il n'était pas connu pour être violent, mais on le soupçonnait de transmettre intentionnellement le VIH en coupant le bout des préservatifs avec un couteau. Après avoir eu des rapports sexuels avec lui, Earth a remarqué qu’en effet, les préservatifs qu'ils avaient utilisés avaient été soigneusement coupés. Elle s'est immédiatement rendue dans une clinique pour obtenir la prophylaxie pré-exposition (PrEP). Depuis, elle est devenue incroyablement prudente et inspecte chaque préservatif avant de l'utiliser. « C'était vraiment effrayant, parce que je savais qu'il s'en tirerait. Je ne pouvais pas aller voir les flics de peur qu'ils me poursuivent pour mon travail », explique-t-elle.

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Il est important de noter que les travailleurs du sexe transgenres ne sont pas les seuls à être marginalisés en Thaïlande. Le pays est souvent considéré comme un modèle d'inclusion pour la communauté LGBTQ, en particulier par rapport à des endroits comme Brunei, où la peine de mort a récemment été appliquée pour la pratique de la sodomie, puis annulée en raison des pressions internationales, ou dans certaines parties de l'Indonésie, où l’on risque le fouet et la canne pour avoir enfreint la charia. Pourtant, la communauté trans thaïlandaise continue de dire qu'elle n'est pas vraiment acceptée, mais seulement tolérée.

La stigmatisation et la marginalisation qui accompagnent le travail du sexe affectent également les enfants et les hommes, selon Celeste McGee, fondatrice de Dton Naam, une organisation qui travaille avec la communauté transgenre de Thaïlande. « De nombreuses cultures considèrent les femmes comme étant plus vulnérables. On les croit plus timides, plus sensibles, plus faibles », dit-elle. Mais ce n'est pas du tout le cas : les enfants, les hommes et les LGBTQ sont tout aussi vulnérables aux abus.

Earth, en dépit de ces histoires d’abus, ne veut pas qu'on la plaigne. Bien qu'elle ait l'intention d'économiser de l'argent et d'ouvrir un jour son propre salon de beauté, elle reconnaît que le commerce du sexe est un mode de survie important, une phase temporaire qui lui permet d’aider ses proches. « Je sais que beaucoup d'étrangers nous méprisent et voient d’un mauvais œil ce que nous faisons, dit-elle. Mais je veux qu'ils sachent que nous essayons avant tout de subvenir aux besoins de nos familles du mieux que nous le pouvons. Notre travail ne doit pas être sous-estimé. »

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