Pérou-Argentine 1978 : le match de toutes les théories du complot

La Coupe du monde de 1978 n’est pas qu’un événement sportif, c’est un événement politique. En 1966, l’Argentine est choisie comme hôte alors que le pays traverse une période de calme relatif. Mais un coup d’État éclate le 24 mai 1976, le général Jorge Rafael Videla instaure une dictature militaire, l’Argentine entre dans la période la plus violente de la « guerre sale » et des dizaines de milliers de personnes sont assassinées pour, officiellement, combattre les guérillas marxistes.

En réalité, les victimes et les desaparecidos (ou « disparus ») sont des syndicalistes, des étudiants, des journalistes, des artistes, des religieux, des travailleurs, des intellectuels. En somme, toute personne soupçonnée d’opposition au régime. Les organisations de défense des droits de l’homme accusent aussitôt la junte militaire de Videla de torture, exécutions extrajudiciaires et de terrorisme d’État. Les desaparecidos deviennent une cause célèbre en Occident et de nombreux pays appellent au boycott. Pour Videla, ce Mondial prend alors valeur de propagande : l’Argentine doit absolument remporter la finale.

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L’ultime match du second tour se dispute entre l’Argentine et le Pérou, et devient aussitôt sujet à controverse. L’Argentine sait qu’elle doit marquer au moins quatre buts d’écart pour accéder à la finale. Elle finit par s’imposer 6-0 avec une aisance incroyable. L’Albiceleste est une bonne équipe, certes, mais pas à ce point. Sa plus belle victoire enregistrée jusque-là est un 2-0 contre la Pologne. Alors que le Pérou a fait un excellent premier tour.

Jorge Rafael Videla félicite l’équipe argentine pour sa victoire. Photo : INTERFOTO/Alamy Photo

En réalité, la polémique a débuté avant le match : l’horaire de celui-ci ayant été modifiée sans motif, l’Argentine sait précisément combien de buts elle doit marquer. Mais ça ne s’arrête pas là. On raconte que peu avant le coup d’envoi, Jorge Videla et Henry Kissinger, ancien Secrétaire d’État américain – deux hommes intimidants qui ont beaucoup de sang sur les mains – entrent dans le vestiaire péruvien, soi-disant pour discuter de l’esprit fraternel du football et des attentes du public argentin. D’où la question : ont-ils réellement échangé des platitudes politiques, ou des messages codés ? Plus tard, Kissinger affirmera ne pas se souvenir d’être allé dans ce vestiaire.

À la mi-temps, l’Argentine mène 2-0. Jose Velasquez, le milieu de terrain péruvien, est remplacé, alors que c’est l’un des meilleurs joueurs de l’équipe. Déconcerté par cette décision, il déclarera à Channel 4 News en 2012 : « Oui, on nous a poussés à perdre le match. Le gouvernement a fait pression sur les administrateurs de l’équipe, et les administrateurs ont fait pression sur les entraîneurs. »

La même année, Velasquez va encore plus loin dans ses déclarations lors d’une interviewdonnée magazine péruvien Trome. Il accuse six joueurs de s’être vendus avant le match. Évidemment, ces derniers démentent. D’autres théories du complot sont évoquées par la suite : l’Argentine aurait envoyé des bateaux remplis de blé au Pérou en échange de 50 millions de dollars ; les arbitres étaient en faveur de l’Argentine ; les amphétamines seraient à l’origine de cette victoire improbable, voire même du parcours de l’Argentine pendant tout le tournoi.

En 2012, une nouvelle théorie voit le jour. L’ancien sénateur et dissident péruvien Genaro Ledesma fait le lien avec l’opération Condor, une campagne d’élimination des opposants conduite conjointement par les dictatures sud-américaines. Selon lui, le Pérou a cédé 13 de ses opposants politiques à l’Argentine, où ils ont été torturés et contraints de signer de fausses confessions. Videla aurait accepté les 13 Péruviens en échange de la victoire.

À ce jour, aucune de ces théories n’a été étayée par des preuves concrètes. « Plus j’en entends, plus je suis convaincu qu’il ne s’est rien passé », a récemment déclaré au Daily Mail Ossie Ardiles, l’ancien milieu de terrain argentin. Apparemment, la majorité de ses coéquipiers est du même avis.

Passarella, le capitaine de l’Argentine, tenant le trophée de la Coupe du monde après avoir remporté la finale. Photo : Trinity Mirror/Mirrorpix/Alamy Photo

En 1978, pour la première fois, l’Argentine remporte la Coupe du Monde. Videla baptise ce tournoi la « Coupe du Monde de la Paix », et les Argentins semblent unis dans un élan de fierté nationale. La junte a finalement obtenu l’instrument de propagande dont elle avait besoin. Et des années plus tard, le milieu de terrain, Ricky Villa, admettra : « Il ne fait aucun doute que nous avons été utilisés à des fins politiques. »

Mais qu’en pensent les supporters ? S’accordent-ils aussi à dire que le jeu du Pérou a été victime de l’ingérence du gouvernement ? Pas forcément, selon Peter Coates, journaliste basé à Buenos Aires et gérant du site d’actualité sportive Golazo Argentino : « Oui, il a été dit que Jorge Videla et Henry Kissinger sont allés dans le vestiaire péruvien avant le match. Il a été dit que le gouvernement argentin a expédié du grain et des armes. Mais il n’est toujours pas communément admis que le résultat a été truqué. Les argentins n’adhèrent pas, parce que les péruviens ont mieux joué qu’eux au début du match, et que leur gardien a arrêté de nombreux buts. Cette performance n’était pas celle d’un camp qui cherchait à perdre par quatre buts. »

Nous ne saurons probablement jamais la vérité. Ce que nous savons, en revanche, c’est que les joueurs de l’équipe d’Argentine ne sont pas tous à l’aise avec leur triomphe. « Avec tout ce que je sais aujourd’hui, je ne peux pas dire que je suis fier de ma victoire. Mais je ne m’en suis pas rendu compte à l’époque. Personne ne s’en est rendu compte. Nous avons juste joué au foot », déclare Leopoldo Luque, l’ancien attaquant de l’Albiceleste, l’homme qui a marqué quatre buts pendant la Coupe du monde de 1978.

@W_F_Magee

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