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Crime

Les Sons of Sahara, bikers dans une Libye devastée

Alors que le pays se cherche un vrai gouvernement, des motards espèrent trouver leur route dans une Libye sens dessus dessous.
Des membres des forces de l'ordre inspectent un site après un attentat suicide, qui a fait au moins 70 morts dans un poste de police, à Zliten en Libye, le 7 janvier 2016. Photo via EPA

C'est une semaine importante qui s'achève pour la Libye. Elle a commencé ce lundi avec le rassemblement de plusieurs ministres des Affaires étrangères, à Vienne, pour soutenir le nouveau gouvernement appuyé par les Nations unies. Il s'agit de l'une des trois autorités qui se disputent le pouvoir en Libye. C'est ce gouvernement qui obtient aussi le soutien des Occidentaux pour combattre la branche locale du groupe État islamique (EI). La rencontre viennoise s'est conclue sur la promesse faite par le gouvernement de redoubler d'efforts pour empêcher l'immigration illégale vers les côtes européennes depuis la Libye.

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Le Gouvernement d'union nationale (GNA) est le dernier outil de la communauté internationale pour stabiliser un pays en crise depuis 2011 et la destitution de Mouammar Kadhafi. Après un accord passé avec ses soutiens américains et européens, le GNA s'est installé dans la capitale Tripoli — promettant pêle-mêle, le retour de la sécurité, une meilleure situation économique et l'assurance du soutien de puissances internationales.

Aujourd'hui, trois entités distinctes veulent le pouvoir en Libye — une basée dans l'Est et deux autres à Tripoli. Leurs degrés respectifs de contrôle du territoire sont variables et leurs légitimités sont toutes contestables. Le pays compte plus de 400 000 réfugiés internes, il manque cruellement d'argent à cause de la chute des prix du pétrole, et il voit couver une nouvelle guerre au centre de son territoirecontre une milice alliée à l'EI.

Le nouveau Premier ministre libyen, Fayez al-Sarraj, est installé dans une base navale particulièrement bien gardée, sur le front de mer de Tripoli. Il est arrivé par bateau le 30 mars dernier. Plusieurs menaces émanant d'opposants politiques (et de leurs milices alliées) avaient empêché son avion d'atterrir.

Sarraj est soutenu par plusieurs groupes armés puissants, comme les brigades de la ville de Misrata, qui sont un acteur clé de la situation libyenne depuis la révolution de 2011. Il est aussi appuyé par une sorte de police salafiste qui se bat contre la branche libyenne de l'EI, qui a attiré l'attention des médias du monde entier en attaquant le Corinthia Hotel de Tripoli, en janvier 2015.

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Le GNA participe actuellement à une offensive militaire contre les djihadistes de l'EI, pour les repousser dans leur fief de Syrte — leur plus grande base en dehors de leur califat autoproclamé en Syrie et en Irak. Ce mercredi, des forces loyales au GNA ont fait quelques avancées d'après des officiels, mais ont dû essuyer la perte de plus de 30 hommes.

Mais pour le Libyen moyen, rien n'a vraiment changé depuis l'arrivée du GNA. Même à Tripoli, le quotidien est fait d'instabilité et de chaos économique. Les temps sont durs — et même pour les gros durs du club de motos des Sons of Sahara (les Fils du Sahara).

Les Sons of Sahara

Lors d'une chaude soirée printanière, le long d'une autoroute bondée de Tripoli, le club avait donné rendez-vous à d'autres jeunes motards pour fêter l'ouverture du café d'un des membres du club. Chacun a le même son de cloche : la Libye est un vrai bordel.

« Vivre sans loi, c'est comme évoluer dans la jungle, » explique le motard, Tariq Shalbot, qui se souvient avoir dû protéger sa maison des pilleurs au cours de la bataille de Tripoli à l'été 2014. Les choses se sont aggravées depuis, « L'année dernière, c'était vraiment, vraiment horrible — la pire année. Je ne sais pas quoi penser du nouveau gouvernement, j'attends de voir c'est tout. Je ne fais confiance à personne. Seulement à ma famille et aux amis. »

Un membre des Sons of Sahara à Tripoli. Photo de Rebecca Murray/VICE News

À Tripoli, le gouffre entre le désir de stabilité et la réalité quotidienne est évident pour les Sons of Sahara, le club de motards qui essayent en vain de faire de l'autoroute côtière une route sur laquelle ils peuvent rouler sans peur.

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La police de l'époque de Kadhafi arrêtait les motards qui roulaient ensemble, et confisquait souvent leurs bécanes, explique Salah al-Morjini, 28 ans et un des membres fondateurs des Sons of Sahara. Juste après la révolution, les motards de Benghazi avaient aidé ses amis à organiser une virée à moto jusqu'à Derna (à 1 300 bornes), avant que les extrémistes ne prennent la ville.

Morjini, comme beaucoup de motards libyens, a acheté son Harley aux États-Unis, après des années d'économies et grâce son business de vente en gros de poissons. Il l'avait fait importer par voie maritime avant que la crise économique de ces dernières années ne mette le pays à genoux. À l'époque, il bricolait son engin avec ses amis motards de Benghazi.

« Mais c'est de plus en plus compliqué de faire de la moto aujourd'hui, » regrette Morjini. Certaines de ses connaissances de Benghazi continuent de se battre ou sont parties en exil. « Maintenant pour rejoindre Tripoli à moto, il faut passer au sud pour éviter le territoire de l'EI à Syrte, puis remonter. »

Morjini, un ancien combattant révolutionnaire, indique que le déploiement de forces de sécurité dans le centre-ville de la capitale avec l'arrivée du GNA, doublé de la volonté de la communauté internationale de traiter le problème de l'EI dans le pays, est un signe avant-coureur du retour d'un conflit global en Libye. La plupart du pays est inaccessible pour les motards de toute manière, à cause des combats et des enlèvements.

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Récemment, les Sons of Sahara ont été contraints d'annuler une virée à Khoms, une cité portuaire près des ruines romaines de Leptis Magna. « On s'est dit que cela ne serait pas respectueux d'aller rouler, alors qu'à côté d'autres se battent contre l'EI, » souffle Morjini.

Le Premier ministre du gouvernement d'unité libyen, Fayez al-Sarraj (quatrième en partant de la gauche) mène un conseil présidentiel à Tripoli avec le conseil municipal de la ville, le 31 mars 2016. Photo via EPA

La crise financière et le manque de sécurité sont deux phénomènes connexes. Les milices, qui tiennent le territoire en absence d'un pouvoir central puissant, vivent grâce aux enlèvements et aux pillages ce qui complique toute reprise économique. Certaines milices ont été engagées par le GNA pour participer au maintien de l'ordre à Tripoli — puisqu'il n'y a pas de réelle police nationale.

Il est fréquent que des employés de banques renseignent les milices sur la richesse de certains clients afin de les cibler avant de les enlever ou de leur extorquer de l'argent. On raconte aussi que des milices blanchissent de l'argent grâce à de faux deals immobiliers faits sous de faux noms, ou encore que des hommes d'affaires arnaquent le gouvernement grâce à des lettres de crédit.

Alors, à la veille du début du Ramadan (qui commence début juin), période synonyme de charité et de partage avec les amis et la famille, les Libyens se retrouvent dans une situation financière compliquée.

Les magasins situés le long des rues cabossées du centre-ville de Tripoli sont fermés pour la plupart et les gens se ruent dans les banques pour retirer de maigres économies ou toucher leurs fonds de sécurité sociale. Mais puisque leurs coffres sont vides, les banques ont limité les retraits d'argent à quelques centaines de dinars. Si le taux de change officiel est plus ou moins d'un dinar pour un dollar, la valeur de la monnaie libyenne est trois fois moindre sur le marché noir.

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« Les gens sont sarcastiques quant au GNA, » explique Sami Khashkhusha, un professeur d'économie de l'université de Tripoli. « Ils sont en train de perdre leur attrait. Pour toucher le coeur des gens, il faut passer par leur estomac. Ils veulent leurs salaires, ils veulent des services publics, alors que les coupures de courant recommencent. Et il n'y a pas de cash — sur le papier, ils ont des salaires, mais ils ne reçoivent rien. »

Sarraj a réussi à s'assurer le soutien d'institutions vitales pour l'économie comme la banque centrale et la compagnie pétrolière nationale — qui ne va plus si bien. Avant la révolution, la Libye produisait 1,6 million barils de brut par jour, aujourd'hui on tourne autour des 200 000 barils.

Mais cela ne signifie pas pour autant que Sarraj est le détenteur du pouvoir dans le pays. Son rival, Khalifa Ghwell, du gouvernement du Salut National, a refusé de se retirer après l'arrivée de Sarraj. Pendant ce temps, le Parlement en exil, qui a fui pour Tobrouk près de la frontière égyptienne après une bataille sanglante pour le contrôle de la zone de l'aéroport de Tripoli, a refusé de voter l'intronisation du GNA — ce que demande pourtant l'ONU.

En avril, de nombreux dignitaires étrangers ont eu droit au tapis rouge à la base navale du GNA, quand ils sont venus promettre des investissements une fois la stabilité revenue. Leurs priorités sont de détruire la branche locale de l'EI et d'empêcher les migrants d'atteindre les côtes européennes, alors que les gangs de criminels profitent de l'absence d'État pour organiser ce trafic d'êtres humains.

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Mais pour Anas el-Gomati, un expert du think tank libyen Sadeq Institute, les pays occidentaux qui soutiennent le GNA n'ont pas fait grand-chose pour traiter les causes réelles du chaos libyen — comme les milices et la corruption politique qui mènent le pays à sa perte — et ont préféré prioriser la lutte contre l'EI.

« En termes de transition vers une démocratie, la communauté internationale n'a pas ressenti le besoin de réprimander les voleurs, ou de régler une bonne fois pour toutes la guerre civile, » explique Gomati. « La concurrence s'est creusée entre les différents camps, en laissant croire que vous pouvez faire ce que vous voulez tant que vous n'êtes pas l'EI. »

Un autre centre de pouvoir se trouve à Tobrouk, tout à l'est. C'est n'est pas seulement ici que siège le "troisième" Premier ministre du pays, Abdullah al-Thani, et la chambre des représentants en exil. Tobrouk est aussi la base d'une campagne militaire unilatérale menée par le controversé Khalifa Haftar, un ancien général de Kadhafi, qui est revenu d'un exil aux États-Unis pour conduire une force militaire soutenue par l'Égypte et les Émirats arabes unis.

Regardez notre reportage La guerre discrète des Touaregs de Libye

Haftar combat ouvertement les milices islamistes, mais ses détracteurs basés à Tripoli et à Misrata le comparent au président autoritaire égyptien Al-Sissi. Ils disent qu'il veut s'emparer du pétrole et du pouvoir, et qu'il a pour plan de renverser la révolution. Fort de victoires contre des alliés de l'EI à Benghazi et Derna, Haftar compte désormais cibler la place forte de l'EI et ses 4 000 combattants rassemblés à Syrte.

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Le refus d'Haftar de s'associer au GNA pour repousser l'EI l'a obligé à s'opposer une nouvelle fois aux révolutionnaires de Misrata, dont les combattants avaient joué un rôle prépondérant pour faire tomber Kadhafi de son trône. Il y a à peine un an, des combattants de Misrata avaient affronté des hommes d'Haftar pour le contrôle de puits de pétrole à Sidre, près de Syrte. Pour les hommes de Misrata, Haftar et l'EI sont deux menaces mortelles comparables.

D'après un rapport publié ce mercredi par Human Rights Watch sur l'EI en Libye, les djihadistes auraient imposé une stricte interprétation de la charia à Syrte, où les gens vivent dans des conditions affligeantes. « Le groupe ne parvient pas à fournir des produits de première nécessité à la population locale. Au lieu de ça, l'EI détourne la nourriture, les médicaments, le carburant et l'argent liquide, ainsi que les maisons que le groupe a confisqué après la fuite des locaux, pour les donner aux 1 800 combattants, policiers et fonctionnaires réunis dans la ville, » peut-on lire dans le rapport de l'ONG.


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Cet article a d'abord été publié sur la version anglophone de VICE News.