Bienvenue dans la vraie vie d’un youtubeur professionnel

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Bienvenue dans la vraie vie d’un youtubeur professionnel

On peut avoir un million de fans sur YouTube et, comme WillNE, passer le plus clair de son temps tout seul, devant un écran d’ordinateur.

Il y a deux ans, Will Lenney a quitté son job d'été dans un club de golf sur le thème des dinosaures, dans sa ville natale de Whitley Bay, au nord-est de l’Angleterre. À l’époque, son patron le traitait de « mou du cul ». Aujourd’hui, Will passe six jours par semaine dans sa chambre, et son attention navigue entre l’écran de son ordinateur et celui de son téléphone. Mais quand il allume la caméra qui se trouve dans un coin de son bureau, plus d’un million de personnes sont là pour le regarder. Et tous ces gens veulent savoir ce qu'il a à dire.

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Les youtubeurs ne sont pas un phénomène nouveau au Royaume-Uni. Et il n’est pas nécessaire d’être diplômé en sociologie pour savoir que les célébrités de YouTube comme Zoella, Pewdiepie et autres Natoo ont une influence sans commune mesure sur nos petites têtes blondes. Il y a quelques semaines, un combat de boxe entre deux youtubeurs britanniques, KSI et Joe Weller, a réuni plus de téléspectateurs que la dernière finale de la Coupe d’Angleterre de football. Mais l’ancrage de la culture YouTube dans notre société est quelque chose que l’on commence à peine à comprendre.

Aujourd’hui, il y a plus de youtubeurs professionnels que jamais auparavant. Le Royaume-Uni compte plus de 250 chaînes avec plus d’un million d’abonnés – des chaînes dont vous n’avez sûrement jamais entendu parler, et moi non plus – qui réunissent chaque semaine plus de spectateurs que n’importe quel épisode de l’Amour est dans le pré, Top chef ou L’île de la tentation, et feraient passer les audiences des nouveaux Minikeums pour une recherche scientifique dans l’infiniment petit.

Il y a deux mois, Ofcom, l’équivalent britannique de notre bon vieux CSA, publiait son rapport sur l’utilisation des médias par les enfants et les parents en 2017, qui comportait son lot de révélations étonnantes. Parmi les jeunes de 12 à 15 ans, YouTube était le diffuseur de contenu le plus plébiscité, devant ITV, Netflix et la BBC. 90 % de ces jeunes l’utilisent, et la plupart d’entre eux le préfèrent à la télévision.

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Lors du Forum économique mondial de janvier dernier, à Davos, en Suisse, le groupe de travail sur l’Éducation et les employeurs présentait un rapport intitulé « Drawing the Future » [Dessinons le futur] à de grands chefs d’entreprise du monde entier. Un sondage mené auprès de 13 000 enfants scolarisés dans les écoles primaires britanniques (l’un des plus grands ensembles de population) leur demandait de dessiner le travail qu’ils aimeraient faire quand ils seront plus grands.

Le 4 e boulot le plus populaire chez ces enfants était « réseau social/gamer ». Il arrivait même en seconde place chez les garçons, devant des professions telles que policier, chercheur en sciences, docteur, enseignant, pompier ou tout autre métier lié à l’univers militaire. Le rapport expliquait que le youtubeur a quasiment remplacé les rêves des enfants qui voulaient devenir stars de cinéma ou de la télé. De plus en plus de personnes rêvent de vivre la vie du youtubeur. Mais… ça ressemble à quoi au juste, la vie d'un youtubeur ?

Il est 11 h 25, et je suis dans Canary Wharf, le cœur obscur de la turbo régénération de Londres. L’agent de sécurité me dévisage tandis que je patiente dans le hall au sol immaculé de cette tour de 43 étages. Le type sait que je n’habite pas ici. Au bout de 10 minutes, Will Lenney sort de l’ascenseur. Il porte une casquette de baseball de la marque de Drake, OVO, et un sweat à capuche Supreme. « Ça roule, mec ? ! » me lance-t-il avec un fort accent de Newcastle et un large sourire.

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Will a quitté la maison de ses parents, à Whitley Bay, en janvier 2017, pour venir s’installer ici, lorsque sa carrière de youtubeur a explosé. Sa chaîne, WillNE, compte désormais plus d’un million d’abonnés. Il a également une seconde chaîne avec plus de 500 000 abonnés et une ligne de produits à vendre, notamment des photos de Darcey, son chien, et son slogan jeu de mots « subtoWillNe » (qui invite à s’abonner à la chaîne, ndlr). À 21 ans, Will est un entrepreneur à succès.

« Ils me détestent, » dit-il en riant et en pointant du doigt la porte de ses voisins. Il ne leur a jamais parlé, excepté pour une plainte officielle pour tapage qui a atterri dans sa boîte aux lettres, signée par l’avocat desdits voisins, après une petite soirée. L’appartement de Will est luxueux et minimaliste. Des bandes de plastique rose scintillant sont accrochées aux murs, les plantes sont ornées de paillettes et un verre de 50 cl rempli de paillettes trône au milieu de la table de la salle à manger. « C’est pas moi, » me dit-il en me voyant un peu étonné devant un tel spectacle. « Ma coloc est youtubeuse elle aussi, et elle vend des paillettes. » Memeulous, un autre youtubeur, vit quelques étages plus bas.

Des portes vitrées coulissantes s’ouvrent sur un balcon qui me rappelle bien vite que j’ai le vertige, et qui offre une vue d’ensemble sur le quartier des affaires de Canary Wharf, de même que sur les lumières clignotantes de Barclays, HSBC, Citibank et One Canada Square. C’est le genre de vue qu’on pourrait retrouver dans un film afin que le spectateur comprenne qu’il est à Londres au premier coup d’œil. On est loin du club de golf pour gamins fans de dinosaures.

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Toute la carrière de Will repose sur un tweet, et il n’était même pas de lui. Un jour, en 2016, il était assis dans sa résidence d’étudiant, à l’Université de Loughborough, et faisait défiler son fil Twitter en se préparant à repartir passer l’été dans son cher Nord-Est. C’était la fin de sa première année en ingénierie automobile. Et il avait trouvé ça horrible.

Quelqu’un avait retweeté un lien vers une vidéo YouTube sur son fil. C’était un rap freestyle intitulé « Road Rage » par un gamin de 13 ans qui habitait à Blackpool. Le gosse se surnommait Little T, il avait un accent du Lancashire extrêmement fort et attaquait son freestyle avec un « Yo, yes, light the bifta, I’m gonna rape your little sister. » [Yo, ouais, allume le joint, je vais violer ta petite sœur.]

Will faisait des vidéos à ses heures perdues depuis l’âge de 14 ans, et comptait quelque 15 000 abonnés sur sa chaîne. Il avait connu la première vague des youtubeurs, avant que les revenus publicitaires et la monétisation ne prennent l’importance qu’on leur connaît. Il avait toujours rêvé de faire partie de ces gens-là.

Il avait survécu à sa première année de fac avec environ 10 livres par semaine (environ 11 euros), avait claqué 600 livres de son prêt étudiant pour s’acheter un appareil photo Nikon, 400 livres pour s’acheter du matériel, et enfin, il avait dépensé 25 livres de plus pour s’offrir un grand cadre avec le portrait d’Alan Shearer, la légende du club de football de Newcastle, qu’il avait accroché afin qu’il apparaisse derrière lui quand il faisait ses vidéos (il aime faire un maximum de références à sa terre natale, le nord de l’Angleterre). Ses vidéos suivaient une formule simple et assez répandue chez les youtubeurs : il se filmait en train de se moquer des trucs les plus choquants qu’il pouvait trouver sur Internet. Il appelait cela « This Week on the Internet » [Cette semaine sur Internet]. Et le freestyle de Little T allait lui ouvrir la porte du succès.

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Le freestyle venait d’une chaîne du nom de Blackpool Grime Media - a.k.a. BG Media – (Le mot grime désigne un genre musical mais il signifie également « crasse », « saleté », ndlr) et il s’est avéré que Little T n’était pas le seul gamin à rapper dans Blackpool. Ils étaient pleins. Soph Aspin, Clarko, Shelton, et des MCs plus âgés, Afghan Dan et CallyManSam. Ils s’envoyaient tous des taquets lyriques extrêmement violents (Cette petite troupe a d'ailleurs fait l’objet d’un documentaire VICE, Blackpool Grime, en 2016). Will a passé une journée de plus dans sa cité U pour tourner et monter une vidéo sur ces gamins. Il l’a ensuite publiée sous le titre « World’s Cringiest Children Ever Make Grime » [Les gamins les plus horribles du monde envoient du grime], puis il est retourné à Whitley Bay. Et la vidéo peinait à faire des vues.

Après avoir quitté son fantastique club de golf, Will avait pas mal de temps à tuer. Un soir, il jouait à Pokemon Go avec ses potes. Il était 1 heure du matin et ils étaient près d’un phare, le St Mary’s, sur une plage au nord de Whitley. Après avoir passé près de 5 heures à chasser les Pokemon au milieu des dunes de sable, dans l’obscurité, Will a jeté un œil sur son compte YouTube. Le graphique des vues ressemblait à cet écran qui indique un arrêt cardiaque. Des milliers de personnes se ruaient sur sa chaîne. Les dieux de l’algorithme avaient fait de lui l’élu : sa vidéo devenait virale. C’était le sentiment le plus cool qu’il ait jamais ressenti.

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Il a passé les mois suivants à faire de nouvelles vidéos dans la petite pièce au fond de la baraque de ses parents, saisissant la moindre opportunité de filmer, à chaque fois qu’ils allaient promener le chien ou autre. Un style a vu le jour – une espèce de type balançant une critique acerbe sur tout et plus encore, pour un public d’adolescents hyper calés sur la culture de l’Internet. Le montage s’est affiné, de même que les blagues de Will. Chaque vidéo était accompagnée de quelques vannes sur lui-même et d’autres parties en mouvement – des gags visuels faits à partir d’images avec une petite légende en Comic Sans apparaissaient sur l’écran pendant deux secondes avant de disparaître.

Le ton a fait de plus en plus de place à l’ironie et à l’autodérision (les fans balançaient des commentaires sur sa tête excessivement carrée et Will feignait d’être offensé pour les provoquer), mais le vidéaste a su garder un peu de cette hyper sincérité de la première vague de youtubeurs pour les encourager à liker et à s’abonner. La première fois que j’ai vu l’une de ses vidéos, par le biais de mon petit frère, j’ai trouvé ça irrésistible et frénétique – un peu comme regarder une réalité alternative dans laquelle les personnalités les plus influentes ne seraient pas les Kardashian ou Taylor Swift mais plutôt Danielle Bregoli, Jacob Sartorius et le type qui chantait « Pen-Pineapple-Apple-Pen ».

Après sa vidéo sur les mecs du Blackpool Grime, Will en a posté une nouvelle, sur un vendeur de montres extrêmement zélé d’une quarantaine d’années, Archie Luxury, qui mettait en ligne des vidéos de lui principalement, dans lesquelles il critiquait des objets de luxe, et dans lesquelles il révélait parfois, malgré lui, son côté alcoolique très porté sur les prostituées thaïes. Puis une autre sur ces gens qui font des vidéos de ASMR. Mais sous ces nouvelles productions, il y avait toujours un flot de commentaires l'exhortant à parler encore du Blackpool Grime. « BG Media », « MG media », « MG MEDIA ». Il a posté une photo de son chien sur Instagram, et quelqu’un a commenté : « Fuck your dog bgmedia » [Va niquer ton chien, bgmedia].

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Will s’est plié à la requête populaire et a fait une nouvelle vidéo sur Little T, puis une autre sur son ennemie jurée, Soph Aspin, une jeune MC que Will, plein de sarcasme, a surnommé la « Queen of Grime » [la Reine du Grime]. D’un coup, de vrais MCs du monde du Grime comme Jammer et JME parlaient de Little T et de Soph Aspin sur Twitter. Grâce à son obsession pour YouTube, Will savait comment intituler une vidéo et indiquer les tags appropriés afin qu’elle soit référencée et vue. Mais le type qui gérait le Blackpool Grime Media n’avait clairement pas ces connaissances. Alors quand les gens cherchaient Little T ou Soph Aspin, ou quoi que ce soit qui renvoie vers ce sujet, les vidéos de Will figuraient automatiquement parmi les premiers résultats.

Little T a vu l’une des vidéos de Will et lui a répondu en menaçant de « planter sa grand-mère ». Alors Will a fait une vidéo sur cette réponse. Un autre MC de Blackpool, Afghan Dan a fait une diss, un morceau bien violent, qui faisait clairement référence à la chaîne YouTube de Will, et pas exactement pour lui adresser des compliments. Donc Will a sorti une vidéo à ce sujet. Confortablement installé chez ses parents, il orchestrait une guerre totale sur la toile, et ses vues atteignaient des sommets. « Si j’étais musicien, alors BG Media aurait été mon premier album, » m’a-t-il déclaré.

Puis septembre est arrivé, et il était temps pour lui de retourner à ses études d’ingénierie automobile. Mais il comptait déjà 250 000 abonnés et sa chaîne accumulait environ 200 000 vues par jour. Sa mère, qui avait toujours trouvé stupide de passer autant de temps devant un ordinateur, voyait désormais le potentiel de l’activité. Un soir, elle s’est assise avec lui pour en discuter. « Tu n’aimes pas trop la fac, non ? » lui a-t-elle demandé. « Prends une année de césure et fais du YouTube. Tu verras bien ce qui se passe. »

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Des gens, souvent des gamins, ont commencé à reconnaître Will dans la rue. Le matin de Noël, vers 5 heures du matin, quelqu’un s’est mis à jeter des pierres contre la fenêtre de sa chambre. Will s’est enfoncé sous ses coussins et a continué à dormir, mais pas sa mère. Quand elle a ouvert la porte, il y avait un gosse devant la maison. « Je peux parler à WillNE, s’il vous plaît ? » a-t-il demandé. Et la mère de répondre, « Eh bien… non ! », en fermant la porte. Alors qu’ils avalaient leur repas de Noël, plus tard ce même jour, plusieurs gamins se sont réunis devant leur fenêtre pour les regarder.

Au-dessus du bureau de Will, dans sa chambre londonienne, il y a un gros tableau blanc sur lequel il a listé toutes les ambitions qu’il avait pour 2017. Et le tableau est traversé d’un énorme symbole noir pour indiquer que… c’est bon. Il voulait que son compte soit certifié sur Twitter (ce n’est toujours pas le cas), il voulait adopter une pratique sportive quotidienne intensive (toujours pas le cas). Mais tout en haut de la liste, inscrit au marqueur rouge, on peut lire « 1 million d’abonnés ».

Il y a consacré absolument tout son temps, travaillant 16 heures par jour, comme obnubilé par cet objectif. Et le 22 décembre 2017, un peu après 1 h 30 du matin, le graal, le but était atteint. Il a immédiatement tweeté : « ON A RÉUSSI ! Du fond du cœur, merci. Je n’ai jamais rien voulu avec autant de force que ça. Je vous aime tous, bande d’enfoirés, » suivi d’un emoji cœur. Mais le sentiment s’est évanoui en un instant. Il a ensuite réouvert Adobe Premiere Pro et s’est remis au boulot. Il devait mettre une autre vidéo en ligne 48 heures plus tard, et cela le rendait déjà anxieux.

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Depuis, il n’a jamais vraiment pris de pause. Hier, il a bossé jusqu’à 4 h 30 du matin sur une vidéo, puis il s’est levé à 8 heures, ce matin, pour travailler encore un peu avant que j’arrive. Il a des poches sous les yeux et un rythme de sommeil instable. Il se tape des nuits blanches pour finir des vidéos et ne sait pas vraiment à quel point cela peut l’affecter jusqu’à ce que, deux jours plus tard, il se retrouve allongé, les yeux grands ouverts, à 5 h 30 du matin. L’hiver, certains jours, il ne voit la lumière naturelle que pendant deux heures. Sa coloc est souvent absente et la personne qu’il voit le plus pendant la semaine, c’est cette femme qui travaille au café, en bas de chez lui.

Je lui réponds : « C’est une blague, pas vrai ? ! », comme pour lui laisser une chance de me dire qu’il exagère un peu.

« Non, c’est la putain de vérité, mec. Cette femme est un peu comme ma meilleure amie, » me répond-il.

Son lieu de travail est le même que celui où il dort : sa chambre. Il a un swegway qui prend la poussière dans un coin, et la photo d’Alan Shearer est à côté de son lit. Sur son bureau, il a un Mac, un appareil photo sur un trépied et un micro. De chaque côté de son bureau, il a installé deux diffuseurs de flash. Quand il filme, il ferme les rideaux et les allume. Et c’est à peu près tout. Voilà l’équipement complet du youtubeur qui se cache derrière la chaîne WillNE. J’ai connu des photographes de boîtes de nuit de petits villages qui avaient plus de matos.

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Pour une vidéo de sept à huit minutes, Will passe une dizaine d’heures à faire des recherches, deux heures à écrire un script, puis 45 minutes à filmer. Ses recherches impliquent généralement de farfouiller sur Twitter, Facebook et YouTube. « Ce que je kiffe le plus, c’est Twitter, mais quand tu veux déconner sur des trucs, tu tombes sur des véritables perles en naviguant sur Facebook ou dans les recoins les plus sombres de YouTube. »

Qu’est-ce qui tient plus de la recherche et qu’est-ce qui est en réalité de la procrastination ? Voilà un débat qui n'a pas de réponse définitive. Est-ce que lire de nouvelles histoires au sujet d’un type qui met sa tête dans un micro-ondes, c’est de la procrastination ? Pas si il arrive à en faire une vidéo de dix minutes avec quatres pubs.

Je le questionne sur le temps qu’il passe sur le Net chaque jour.

« Je dirais… activement, plus de douze heures par jour. Je n’ai pas de jour de congé. Et même quand j’en prends un, je n’ai qu’une envie, c’est de retourner au travail. Le matin, je me lève, je regarde mon portable et je parcours environ trois mètres jusqu’à mon bureau. »

Je lui demande ensuite quand est-ce qu’il a cuisiné un repas pour la dernière fois. Il fait une espèce de moue et me demande si les pâtes à la sauce tomate, ça compte. Puis il reconnaît devoir sa survie aux courageux cyclistes qui lui ramènent la bouffe qu’il commande ici ou là. Avant, il aimait beaucoup la lecture. Mais ça doit faire six ou sept ans qu’il n’a pas ouvert un bouquin, et il ne sait pas s’il en serait encore capable.

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« Maintenant, je ne lis que des œuvres de pure connerie de 140 à 280 caractères. J’ignore quels tests pourraient confirmer mes craintes, mais je crois que ça a pas mal modifié mon cerveau. »

J’enchaîne : « Donc j’imagine que ta vie sociale est… » Mais il ne me laisse pas finir. Il m’interrompt d’un mot : « Inexistante. Je passe six jours par semaine dans cette pièce, » me dit-il, esquissant un large sourire qui me transmet tout sauf de la joie. « Non, je déconne. Sept jours. »

Alors je le questionne sur son boulot : « C’est une activité drôlement solitaire, non ? »

« Grave » me répond-il. « Ma coloc bosse souvent ailleurs, et la seule interaction que tu as, parfois, c’est avec toi-même, de l’autre côté de l’écran. Et là, tu te sens comme une vraie merde. Ça peut être super solitaire. Je pourrais me forcer à sortir un peu plus, mais je suis tellement pris par mon boulot, que ça prend le pas sur tout le reste. »

« Et tu la vis bien, cette solitude ? »

« Je me suis toujours considéré comme étant d'une très bonne compagnie pour moi-même… » Il marque une petite pause et réfléchit à la façon dont il veut me le présenter. « Et ça peut avoir des effets sur toi. Les longues nuits noires peuvent te fatiguer. Mais il faut savoir prendre soin de soi, parce que si tu te laisses aller et que tu te sens comme une merde, ça affecte tes vidéos. Donc il faut prendre soin de soi. »

On se quantifie tous via les réseaux sociaux. Alors que les experts et les journalistes continuent d’explorer les manières dont Internet nous affecte, il y a quelques trucs fondamentaux dont on peut être certains : nos interactions (ou absences d’interactions) sur Facebook, Twitter et Instagram peuvent nous rendre heureux ou malheureux. Mais Will, et j’imagine que c’est aussi le cas de beaucoup d’autres youtubeurs, semble vivre cette expérience de manière extrême.

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Il me montre un site qui s’appelle Social Blade, qu’il regarde constamment et sur lequel il peut voir (lui et tout le monde d’ailleurs) presque toutes les statistiques imaginables liées à sa chaîne YouTube. Elle classe Will en fonction de ses vues et de ses abonnés, de ses gains estimés et de la santé de sa chaîne au cours des 30 derniers jours. C’est un indicateur constant de ses perceptions du succès, et il compare le succès de Will à celui de ses amis et rivaux Youtubeurs. Le site attribue même une note à chacun : Will a actuellement un B +. En gros, c’est un indicateur en direct de la valeur de l’individu.

Je le questionne encore : « Tu apprécies ce genre de pression ? »

« Je n’ai jamais aimé un truc aussi fort que j’aime YouTube, » me répond-il. « Mais je commence à réaliser à quel point cela m’affecte. Quand l’une de mes vidéos fait un bon résultat sur sa première heure, cela me rend vraiment heureux. Mais des fois, je prends du recul et je me dis : "Attends, mec. Ces nombres, sur cet écran, ils contrôlent totalement tes émotions. Putain, mais c’est dangereux." Je me sens bien et nul en même temps. C’est un peu comme une came, c’est le crack de ma génération. »

« Est-ce que tu pourrais passer une journée sans tes stats YouTube ? »

« Je préférerais passer une journée sans dormir, » me dit-il en souriant. Mais ces yeux me répondent quelque chose du genre « Honnêtement, non. » Et il poursuit : « C’est une véritable obsession. »

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Et malgré la difficulté et l’intensité de travail que cela représente, les youtubeurs se voient constamment rappeler à quel point leur situation professionnelle est précaire. Will semble résigné devant le fait que, à n’importe quel moment, cette histoire peut prendre fin. « On a tous une date de péremption dans ce domaine, » lance-t-il, comme une sentence. « Un jour, les gens n’en auront plus rien à péter de mes vidéos. Je travaille juste à améliorer mes compétences pour repousser cette date le plus possible. »

L’an dernier, il y a eu une controverse au sujet de la manière dont YouTube valide ses contenus après que des sociétés ont découvert que leurs publicités étaient parfois placées à côté de vidéos présentant des contenus extrémistes ou des discours haineux. Les annonceurs ont alors massivement retiré leurs billes de la plateforme. YouTube a répondu en changeant les règles concernant les types de vidéos qui pourraient recevoir de la pub et, par conséquent, seraient monétisables. Mais ils ont mis cela en place de manière vague et relativement incompréhensible.

Ce changement a porté un grand coup aux youtubeurs moyens. Entre mars et avril 2017, les revenus mensuels de Will ont chuté de 85 %. Les Youtubeurs ont appelé ce moment the adpocalypse (Vous aurez noté le jeu de mots plutôt bien senti mais complètement impossible à traduire). Will a ainsi vu certaines chaînes vaciller puis finir par disparaître. « Ta vie et ton gagne-pain peuvent changer du jour au lendemain, » me dit-il. Ce mois-là, il a réussi à payer son loyer en vendant des hand spinners, et je sens bien son embarras quand j’évoque le sujet. Depuis, il s’est assuré de ne plus avoir tous ses œufs dans le même panier et ses revenus dépendent désormais de la pub sur YouTube, de la vente de produits et de parrainages.

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Quand Vine a mis la clé sous la porte, en 2016, une bonne partie des grands noms de cette plateforme se sont directement rabattus sur YouTube. Ce phénomène a été connu sous le nom de « L’invasion des vineurs », et elle a vu arriver sur la plateforme reine de la vidéo en streaming des noms tels que Logan Paul, Jake Paul et Lele Pons. Les youtubeurs étaient déjà dans une lutte constante pour essayer de se surpasser, chacun face à lui-même, mais aussi les uns les autres, sur une plateforme et dans un petit monde qui demande une créativité incessante, mais cette nouvelle concurrence (et la disparition des revenus liés à la publicité) a rendu la quête de vues plus difficile que jamais.

Sept mois avant ce qui allait devenir la célébrissime affaire Logan Paul, venue du Japon, un youtubeur a reçu une balle en pleine poitrine, tirée par sa femme et partenaire scénique, lors du tournage d’un canular qui a… mal tourné. Ils pensaient que si elle lui tirait dessus à travers une encyclopédie, la balle ne pourrait pas traverser toute l’épaisseur. Et pourtant… Il est mort. Sa femme, alors enceinte, a été condamnée pour homicide involontaire. Quand Will a vu la vidéo de Logan Paul dans la forêt des suicides, au Japon, pour la première fois, il n’a pas été choqué. Cela semblait inévitable.

« Si ça peut ramener des vues, les gens le feront. Parce que ça rapporte de l’argent, des followers et de la reconnaissance. Dans le climat actuel, on est tous amenés à se demander : "Quel est le prochain truc de dingue qui va faire des vues ?" ; "Qu’est-ce qui pourrait choquer les gens ?" Et clairement, ça va trop loin. On finit par voir n’importe quel truc comme un contenu potentiel. C’est là que les aspects moraux passent à la trappe. »

En même temps, ces controverses alimentent l’écosystème du youtubeur. Quand Logan ou Jake Paul font des trucs terribles, ou qu’un type met sa tête dans un micro-ondes, ça fait parler au niveau international et une foule de youtubeurs y vont de leur petit commentaire en faisant une vidéo. C’est un peu comme quand une baleine meurt et que sa carcasse nourrit l’océan pendant des jours et des jours.

Curieux, je le lance dans une autre direction. « Si ça devait s’arrêter, tu ferais quoi ? De la télé ? »

Will prend quelques secondes de réflexion. « Je crois que pour pas mal de youtubeurs, la télé, ce serait comme de descendre en division inférieure. Tu vois, le premier épisode de la nouvelle saison de The Apprentice, on aurait pu imaginer qu’il allait tout péter niveau audience, non ? Figure-toi que mon pote qui joue au ballon dans son jardin avec son petit frère a fait plus de vues. Et quand on considère le budget de The Apprentice, ça remet vraiment tout en perspective. »

D’une certaine façon, on peut voir le youtubeur comme la créature ultime de la culture néolibérale moderne : une communauté d’entrepreneurs individualistes qui passent leur temps à faire la promo d’eux-mêmes, et qui se disputent désespérément pour s’approprier la plus grande part du gâteau que représente le succès économique, alors que leur travail profite surtout aux annonceurs, et construit puis conforte la réussite d’une entreprise monolithique : YouTube.

Mais on peut aussi voir ça d’un autre angle : la mobilité et les opportunités que YouTube peut offrir à de jeunes entrepreneurs créatifs qui ne se sentent pas accomplis ou conformes avec l’éducation et les carrières traditionnelles. Will était coincé dans une licence en ingénierie automobile qui ne lui plaisait pas, il accumulait une dette dans son logement étudiant à Loughborough, et YouTube a été cette espèce de rond-point qui lui a permis de donner une nouvelle direction à sa vie. D’un coup, le gamin bavard de Whitley Bay a eu l’occasion de satisfaire ses envies et de connaître le succès. À une époque où les jobs de merde se généralisent, et où l’idée un tantinet radicale d’une société post-travail devient de plus en plus réaliste, la carrière du YouTubeur, qui est tout sauf conventionnelle, devient un phénomène fondamentalement intéressant.

« Tu devrais être fier de toi, Will. Tu as 21 ans, tu es ton propre patron, tu vis à Londres et tu as construit un empire en miniature. »

Il me répond qu’il a de la chance. « Je crois que j’ai un peu provoqué la chance et que ça a marché. Mais cela reflète également l’époque dans laquelle on vit. On est au cœur de l’une des plus importantes révolutions sociales de toute l’histoire de l’humanité. Si, il y a 10 ou 15 ans en arrière, on avait raconté à quelqu’un la façon dont les choses se passent aujourd’hui, il aurait trouvé cela complètement fou. Les opportunités dont on dispose du fait de la technologie qui traîne au fond de nos poches, c’est quelque chose d’absolument hallucinant. Et je suis vraiment heureux d’être né et de vivre à cette époque. »

À la fin de notre journée, Will m’accompagne jusqu’à la station de métro. Les rues sont bondées, mais personne ne s’arrête sur nous. Il me parle d’un youtubeur qu’il admire et respecte, Nathan Zed. Le dictaphone n’enregistre plus, et cette anecdote s’est un peu perdue dans ma mémoire jusqu’à ce que l’idée émerge à nouveau, environ 15 jours plus tard, alors que je m’apprête à mettre fin à mon premier brouillon. Je fais quelques recherches sur Nathan Zed sur YouTube et tombe sur une vidéo qu’il vient de mettre en ligne. Elle s’intitule : « Réussir avant 25 ans… OU ÉCHOUER À JAMAIS ? »

Dans la vidéo, Nathan dit : « J’ai 20 ans, bientôt 21, et j’ai toujours eu le sentiment d’être dans une course pour atteindre le succès le plus tôt possible. Je crois que pas mal de gens de mon âge partagent ce sentiment. On doit réussir nos vies. Et vite… On a l’impression qu’autour de nous, tout le monde y arrive plus vite, mieux, plus tôt. »

Je repense à Will, puis je repense à ce que je faisais quand j’avais 21 ans. Je passais le balai dans un salon de coiffure, je découvrais la méphédrone et je racontais que j’adorais l’« aquacrunk ». Je ne sais pas ce qui est pire.

Je remercie tout particulièrement Zoe Glatt, chercheuse doctorante à la LSE et spécialiste de la culture YouTube, qui a été interviewée pour cet article.

@joe_zadeh / @CBethell_Photo