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Music

Bruit Noir devrait faire partie du patrimoine mondial de l'Unesco

« Les artistes se prennent pour le centre du monde et considèrent que ceux qui les ignorent sont tous des traîtres. Bien sûr, personne ne va te le dire de cette façon. »
Bruit Noir, interview, Pascal Bouaziz
© Simon Gosselin

« Attention, hein, pas de noms », lançait Jean-Michel Pirès (musiques) à Pascal Bouaziz (textes) lors de notre première interview de Bruit Noir, en 2015. Le duo affranchi de Mendelson venait de donner un coup de cravache vengeur au rock français. Et comme cette vieille mule refuse encore de bouger, les revoilà avec un nouveau fouet, tressé d’un humour encore plus blessant, d’une poésie encore plus remuante, d’une misanthropie encore moins consolable. À la provoc’ « bête et méchante » de Hara Kiri, ils substituent un esprit « intelligent et méchant », prenant de la hauteur (référentielle, esthétique) pour respirer un air dépollué et gagner en précision de tir. Et cette fois-ci, les cibles sont nommées, même si les anonymes (vous, nous, enfin surtout vous) n’en sortiront pas indemnes. Parce qu’on ne pouvait pas se laisser faire sans réagir, et qu’un certain masochisme nous pousse à en redemander, on a retrouvé Bouaziz dans son quartier pour discuter du fond, des formes, et de ce rôle de fouteur de merde qu’il endosse avec tant d'aplomb. I think this is the beginning of a beautiful friendship.

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Noisey : Avec la chanson « Le Succès », j’ai l’impression que tu as inventé l’anti-prophétie réalisatrice : tu dis que personne ne parle de vous, du coup tout le monde s’y met.
Pascal Bouaziz : On me dit qu’il y a un buzz, mais moi, pour le moment, j’ai l’impression que rien n’a changé. C’est toujours la même presse qui parle de nous. Le morceau est évidemment fait pour réveiller un peu, mais je n’ai pas encore vu une réponse à la hauteur de la question. J’ai mis un truc sur la table et j’attends. À la limite, j’ai perçu plus d’émotion chez les musiciens. Peut-être parce que ceux que je fréquente sont dans la même situation que moi. Je sens que ça a fait du bien à certains.

Attaquer les médias en balançant des noms, ça pousse forcément à réagir.
Ce qui est rigolo, c’est qu’un journaliste m’a demandé si je parlais de lui à travers l’expression « le blog à ta soeur ». Il s’est senti visé alors que, justement, toutes mes cibles sont nommées par ailleurs. Je pense que certains auraient bien aimé avoir leur nom dans la chanson.

En tout cas, la consigne donnée par Jean-Michel en 2015 n’est plus d’actualité.
Je crois que plus ça va, moins je suis sortable. J’ai de moins en moins de filtre. Mais ce n’est pas la même chose de taper sur les journalistes et sur les artistes. J’ai découvert il y a longtemps que les gens qui font ce métier, même ceux qui le font de la pire manière qui soit, ont quand même un vrai amour pour la musique. Les idoles, il faut taper dessus parce que c’est comme ça qu’on atteint les idolâtres. Mais taper sur ceux qui sont dans le même bateau que moi, ça n’a pas trop d’intérêt.

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Il y a eu un mauvais timing avec Beauvallet, qui a quitté les Inrocks avant la parution du morceau.
Ça fait trente ans qu’il est là, et bim, il suffit que ça sorte pour qu’il s’en aille. Mais il était encore en place quand j’ai écrit « Le Succès ». Surtout, il a été très important pour ma génération. J’ai l’impression d’avoir grandi avec les Inrocks, et quand quelqu’un tel que lui se met à écrire toutes les semaines sur des conneries, ça donne envie de le secouer.

Tu ne penses pas que le timing n’est pas idéal pour la presse musicale en général, qui est très affaiblie et perd son rôle de leader d’opinion ? Les Inrocks, Manoeuvre, sont presque des cibles du passé.
Oui mais ça reste des icônes, un peu comme Jeanne Moreau ou Daniel Darc. Si je me mets à sortir des noms de journalistes qui écrivent aujourd’hui dans Rock & Folk, tout le monde s’en fout, personne ne les connaît. Manoeuvre, c’est un symbole, celui du rock critic qui se met en avant plus que les artistes dont il parle. Il fait partie des gens de pouvoir. Quand il choisit, chaque mois, de mettre en couv’ des bébés rockeurs, ou Bertignac, il se fout de la gueule du monde. Dire que le rock français c’est ça, et pas Michel Cloup, c’est salaud pour le public autant que pour les artistes.

Ce qui est un peu dur à avaler, c’est que tu mets en scène un procès dont tu es à la fois juge et partie.
Normal, c’est moi qui écris la chanson. Et puis comment peut-on imaginer que j’aie le moindre pouvoir sur ceux dont je parle ? Ce qui aurait été démagogique, en revanche, c’est d’exclure le public. Or dans la chanson je le rends aussi responsable : ce ne sont que des fainéants qui écoutent de la merde et ne font aucun effort.

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En plus de juger, tu adoptes le rôle du génie incompris qui se lamente sur son sort, ce qui est encore plus glissant. Tout est fait pour qu’on se dise : c’est qui ce connard ?
C’est le jeu. En même temps, je pense que tous ceux qui créent quelque chose, à un moment de la journée, sont persuadés d’être à la fois Rembrandt, Chagall et Van Gogh. Les artistes se prennent pour le centre du monde et considèrent que ceux qui les ignorent sont tous des traîtres. Bien sûr, personne ne va te le dire de cette façon. Il y a un mec qui est très à l’aise avec ça, c’est Jean-Louis Murat. Lui, il est dans l’esprit du « Succès » 24 heures sur 24. Moi, ça s’arrête quand même à la fin de la chanson. Tout ce que je dis, je le pense, mais je le pense à un moment. Je suis conscient qu’il y a un truc tabou, un truc qui ne se fait pas. C’est ça qui me fait rire. Au lieu de ronchonner dans mon coin, j’assume.

Tu ne te fixes aucune limite ?
La seule censure, dans Bruit Noir, c’est quand Jean-Michel me dit qu’un texte est trop long. Au départ, dans « Le Succès », il y avait encore plus de saloperies. J’espère seulement avoir conservé les meilleures.

Dans Mendelson, il y avait souvent un narrateur et des personnages, ce qui créait un recul, comme ta manière de chanter toute en retenue. Dans Bruit Noir, tu t’exprimes à la première personne sur un ton vindicatif, voire théâtral. D’où est sortie cette voix ?
Je ne sais pas trop, mais quand elle est arrivée, elle m’a fait du bien. Il s’est produit une sorte de scission dans mon cerveau, parce qu’après le premier album de Bruit Noir, j’ai sorti Haïkus, un disque très doux, acoustique et apaisé. On dirait que ces deux extrêmes, qui pouvaient cohabiter dans Mendelson, ont pris leur indépendance.

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C’est aussi une évolution de ton rapport à la pudeur ?
La pudeur, tu sais… Comme je le dis dans la chanson « 1967 », je suis suffisamment vieux pour ne plus avoir peur de passer pour un vieux con. Et a fortiori de paraître impudique. S’il se passe un truc avec ce disque, si le public cesse un peu d’être passif, je n’en demande pas plus. Même si c’est un peu ridicule, je vis avec, pas de problème. Je ne suis pas Guidoni non plus.

Le morceau « Paris », tu l’as quand même écrit pour rétablir la balance après « La Province ». Je me dis que ça ne devait pas être si évident à assumer.
Bizarrement, la seule fois où j’ai me suis fait huer pendant un concert, c’était à Paris. Parce qu’en province, les gens savent exactement de quoi je parle. Mais tu as raison, j’avais un peu honte d’avoir écrit cette chanson. Il fallait que j’exerce un droit de réponse sur moi-même, pas en flattant la province, mais en disant du mal de Paris.

C’est aussi une chanson sur Daniel Darc. Qu’est-ce qu’il symbolise pour toi ?
Il est à la fois touchant et insupportable. En fait, c’est tout ce que je déteste dans le rock’n’roll : la passion pour les drogués, ceux qui se cassent la gueule, ceux qui n’arrivent pas à articuler. Je trouve ça fascinant que les gens soient fiers d’admirer un drogué, que ça devienne un critère de sélection. Pour moi, c’est comme si on admirait les malades : « tu as vu celui-là, il a un super cancer ! » J’ai encore lu récemment un article dans lequel un artiste disait : « moi, je suis plutôt coke que héro…» Je trouve ça effarant de bêtise.

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Dans « Paris » et « Partir », tu parles de quitter cette ville. Mais ça donnerait quoi, Bouaziz, loin du 20ème arrondissement ?
J’en sais rien. Ce qui est sûr, c’est que Paris ne me fait plus d’effet. Quand je suis arrivé de ma banlieue à 17 ans, je marchais dans les rues, je regardais les appartements à travers les fenêtres et j’étais émerveillé. Maintenant, il n’y a plus grand chose qui m’intéresse ou me fasse rêver. Comme le chantait Diabologum, « il n'y a rien à gagner ici ». Peut-être que dans le sud, au moins, il y a un peu de lumière. Je me fais vieux, j’ai envie d’avoir chaud plus souvent, comme les retraités américains qui partent à Miami.

Au-delà de ta misanthropie, ton thème, c’est l’incommunicabilité. Même dans « Romy », une grande chanson d’amour, tu distingues « pour toi » et « pour moi ».
Albert Cohen écrivait : « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte ». C’est un peu la base. Les moments où on est bien avec quelqu’un, il faut les regarder comme des miracles et les chérir comme tels. Dans Les choses de la vie, le souvenir de Romy Schneider de dos, avec ses lunettes, pfff… C’est un de ces moments-miracles comme on n’en vit que quelques uns dans une vie. Quand je dis « tu es belle comme Romy Schneider dans Les choses de la vie, je parle de ce sentiment-là.

Cette chanson m’a fait penser à Blutch, qui travaille sur ce rapport mélancolique au cinéma, à la beauté… Tu le connais ?
J’ai été très passionné de bande dessinée il y a 25 ans, puis j’ai complètement arrêté. Les premières années de l’Association ont été assez déterminantes pour moi, même si je n’en parle presque jamais. Il y avait quelque chose d’assez Bruit Noir chez Trondheim ou Larcenet, au début, quand ils faisaient de l’autofiction. Je me sens proche de cette génération d’auteurs, surtout les comiques, qui sont les plus noirs et les plus touchants.

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C’est d’ailleurs rare de retrouver cette combinaison dans la musique : être à la fois sombre, drôle et émouvant.
Beaucoup ne conçoivent pas qu’on puisse être plusieurs choses à la fois, ou alors, ils n’ont pas d’humour. Moi, on me dit souvent que je suis méchant, sauf que dans ma tête, à ce moment-là, c’est de la tendresse. Je vois bien que c’est méchant. Mais c’est drôle. Et c’est tendre. Tiens, tout à l’heure, j’écoutais la radio, il y avait un des frères Dardenne qui parlait de Levinas à France Culture, tu imagines le niveau… Il expliquait que selon Levinas, on est créé par le désir de l’autre. Je trouve cette idée bouleversante. C’est pour ça que je peux relativiser sans problème mon image d’artiste sombre. Quand je repense aux premières chansons que j’ai écrites, il y en avait qui étaient noires, mais aussi d’autres plus légères et rigolotes. Vincent Chauvier, le mec du label Lithium, a tout entendu ; puis il a fait son tri et n’a retenu que les morceaux sombres, car c’étaient ceux qui lui correspondaient. Il s’agit presque d’une création - de ce que j’étais capable de faire, de ce pourquoi j’étais bon - plus que d’une volonté consciente de ma part.

Du premier Bruit Noir, tu disais : « c'est un disque de joie et de liberté retrouvée. » Comment tu t’es senti après celui-ci ?
J’étais content de m’en être débarrassé. Comme c’est une trilogie, il faut garder une cohérence, ce qui implique une contrainte. Il faut que la contrainte tombe bien, au bon moment, et j’ai attendu longtemps. Ça a été dur aussi pour Jean-Michel, il en avait marre. La malédiction de la simplicité du premier nous est tombée dessus sur le deuxième. Mais on est très content du résultat. Et j’espère encore que ça provoquera une réaction. Tu dois penser que je suis complètement perché, à me faire des illusions après toutes ces années… En même temps, je m’en fous. Je ne fais pas ce que je fais pour les autres, mais parce que je ne pourrais pas ne pas le faire. Alors autant continuer.

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Ça a une fonction, dans une société, celui qui dit ce que les autres taisent.
Oui mais faut faire gaffe, souvent c’est le bouc émissaire. On charge le mec de tous les maux et on l’envoie mourir dans le désert. Jean-Michel, lui, est déçu de voir que tout le monde est gentil avec nous. Dès qu’il trouve un commentaire un peu désagréable, il retrouve le sourire. « Ça y est, il se passe quelque chose ! »

Sans doute parce qu’au fond, ça fait surtout du bien aux gens.
J’espère. Tu vois, dans une version antérieure du « Succès », je disais que Bruit Noir devrait être financé par l’Unesco. On a une mission de service public qui n’est pas reconnue du tout. On devrait faire partie du patrimoine.

L'album de Bruit Noir II / III est sorti le 1er février chez Ici d'ailleurs. Vous pouvez le commander ici.

Le groupe sera en concert au Point Éphémère le 19 février.

Michaël Patin est sur Noisey.

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