L'histoire des cités des banlieues françaises
Cité de la Grande-Borne, le 21 juillet 2002 à Grigny. ©J. Robine/ AFP

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Société

Une histoire des « cités de banlieue » françaises

Dans « Les Abandonnés », le journaliste Xavier de Jarcy propose une radiographie historique de l’échec de ce que les technocrates appelaient alors les « grands ensembles ».
Pierre Longeray
Paris, FR

Souvent, le mieux pour comprendre où on a merdé, c’est de revenir sur ses pas pour capter comment on a pu se fourrer si profond le doigt dans l’œil. La tâche est généralement peu agréable et particulièrement fastidieuse. Ce travail, le journaliste de Télérama, Xavier de Jarcy, s’y est collé pour comprendre l’échec du logement social à la française entre 1950 et 1970. Ce qu’on a appelé successivement les « grands ensembles », les « quartiers sensibles » ou les « cités de banlieue » sont nés d’une histoire complexe peu connue, dont le dernier livre du journaliste spécialiste d’architecture, Les Abandonnés, propose enfin une radiographie.

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En épluchant pendant trois ans 17 000 pages d’archives à travers la France, Xavier de Jarcy a voulu comprendre comment telle cité avait pu être construite à tel endroit et dans telles conditions. Si on explique souvent que la « crise des banlieues » démarre au milieu des années 1970 après la crise économique, l’étude précise de la genèse de ces quartiers montre que l’échec de ceux-ci a été annoncée bien plus tôt – sans que rien ne soit entrepris pour l’éviter. À l’occasion de la sortie de son ouvrage, on est revenu avec Xavier de Jarcy sur l’histoire de ce fiasco mâtiné d’idéologie autoritaire et de recherche du profit.

VICE : Votre livre débute en 1935 avec la construction de la cité de la Muette à Drancy – qui servira de prototype aux « grands ensembles » pour les cinquante prochaines années. Mais de quoi naît le besoin de construire ce que vous appelez les « cités de banlieue » ?
Xavier de Jarcy : Les cités modernes se sont construites en réaction à ce qu’on appelle « l’anarchie des banlieues ». Après Haussmann, les villes s'étendaient un peu n’importe comment. Dans les années 1920-30, on a construit beaucoup de logements pavillonnaires, où il n’y avait aucun équipement public, ni système d’assainissement ou de routes goudronnées. Pour remédier à cette supposée anarchie, on va alors construire des tours et des barres parce que cela exprimait l’ordre. Mais avant même l’apparition des « grands ensembles », ce besoin d’ordre des gouvernants se faisait déjà sentir, notamment avec ce qu’on appelait les « cités-jardins ». Si ces cités-jardins semblaient être un beau projet social, elles illustraient un certain hygiénisme social.

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C’est-à-dire ?
En gros, l’hygiénisme social consistait à dire aux plus démunis qui n’arrivaient pas à se loger : « Vous n’allez vraiment pas bien, vos enfants sont malades, vous êtes très mal logés, on va s’occuper de vous en vous construisant de beaux logements. Mais à une condition : vous allez être disciplinés et vous comporter de façon saine et morale, afin de devenir plus productifs. Et pour cela, on va vous surveiller. » C’est notamment pour cela que le logement et l’urbanisme ont été la priorité du régime de Vichy, qui voulait « mettre en ordre le pays ».

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Le chef de l'Etat, François Mitterrand, s'entretient avec les jeunes habitants de la cité des Minguettes à Vénissieux, le 10 Août 1983, près de Lyon. © M. Clement/AFP

Comment le régime de Vichy reprend à son compte l’urbanisme ?
La première grande loi d’urbanisme française a été signée en 1943 par Pierre Laval, le chef du gouvernement de Vichy. Cette loi a permis d’étatiser l’urbanisme et la construction. S'est alors mis en place une politique dirigiste qui a permis à l’État de nommer des urbanistes en chef et des architectes en chef. Le problème, c’est qu’à la Libération en 1945, cette loi n’a pratiquement pas été rediscutée, puis le principal ministre de la Reconstruction et de l’urbanisme de l’après-guerre, Eugène Claudius-Petit, était totalement partisan de cette loi, donc appliquait une politique très autoritaire en se tenant à la Charte d’Athènes, rédigée en grande partie par Le Corbusier en 1943.

« Dès 1959, on parlait d’univers concentrationnaires. Plusieurs articles sortent à cette époque, et se demandent ce qu’on est en train de construire »

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En quoi consiste cette Charte ?
Cette charte a défini un urbanisme fonctionnaliste selon lequel la ville est réduite à quatre fonctions : travailler, circuler, se loger et cultiver le corps et l’esprit. C’est une vision très simpliste et surtout une vision non-politique, technocratique, de la ville. La ville n’est plus considérée comme le lieu de l’échange, de la politique, de l’agora… C’est une ville où il faut travailler et dormir.

Réjouissant programme. Du coup, plusieurs critiques émanent relativement rapidement contre la construction des cités…
Dès 1959, on parlait à leur sujet d’univers concentrationnaires. Plusieurs articles sont sortis à cette époque, et se demandaient ce qu’on était en train de construire. Cela choquait énormément. On parlait de casernes ou de cages à lapins. Puis les spécialistes du logement se sont rendus compte qu’on était en train d’établir une ségrégation à plusieurs niveaux : géographique, parce que les ensembles sont construits à l’extérieur des villes, là où le terrain coûte moins cher ; sociale, parce qu’on les réserve aux plus pauvres, alors que la classe moyenne va aller dans des pavillons ; puis démographique parce qu’on attribue les HLM aux familles avec enfants. Ainsi, la moitié des habitants sont des enfants, pour lesquels il n’y a rien à part les écoles – et encore, pas toujours puisque dans 20% des cités il n’y avait aucune école. Il n’y a aussi aucun loisir. Donc très vite, ces enfants grandissent, s’ennuient et commencent à faire des bêtises.

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L'immeuble « Debussy » une barre de 370 logements HLM de la cité des 4 000 à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis © P. Bouchon/AFP

Les autorités s’aperçoivent-elles aussi de leur erreur ?
Il y a eu des rapports administratifs à n’en plus finir qui décrivaient parfaitement la situation. Des députés aussi n’arrêtaient pas de dire qu’il fallait augmenter les crédits sous peine de courir à la catastrophe. Même un Premier ministre, Michel Debré, disait dès 1959 qu’il avait honte de ce qui était construit. Il savait que cela finirait mal. Il déclarait à l’époque : « On ne peut pas laisser aux générations qui viennent un tel exemple d’impuissance architecturale. » Pourtant on l’a fait.

« Dans mes recherches, j’ai par exemple retrouvé le document qui prouve que la ville de Paris a refusé de financer les écoles de la cité des 4 000 à La Courneuve, alors que c’était un programme de l’office HLM de la ville de Paris »

Comment expliquer que le logement social n’ait jamais été une priorité de l’État français ?
Contrairement à l’image qu’on s’en fait, la politique du logement a toujours été le parent pauvre de la politique de l’État – a contrario de la protection sociale par exemple, une grande réussite française. Le service public à la française est un mythe. On a mis les pauvres dans une vie normalisée. Les logements dans les cités étaient de plus en plus petits, parce qu’il n’y avait pas d’argent pour la construction. On a préféré dépenser les crédits dans la guerre d’Indochine, puis d’Algérie. On a réduit aussi la qualité des logements : ils étaient très sonores, on a abaissé la hauteur des plafonds, et les services publics n’ont jamais été amenés dans ces quartiers. Les responsables politiques ont mis la plus grande mauvaise volonté possible à financer les écoles, les centres médicaux. Dans mes recherches, j’ai par exemple retrouvé le document qui prouve que la ville de Paris a refusé de financer les écoles de la cité des 4 000 à La Courneuve, alors que c’était un programme de l’office HLM de la ville de Paris.

Peut-on espérer que l’État prenne un jour la mesure du problème ?
Je pense qu’en haut lieu tout le monde s’en fiche. Ça n’intéresse pas les politiques, sauf quelques maires comme celui de Grigny, qui a offert mon livre à Emmanuel Macron. Il faudrait, je pense, 40 à 50 milliards pour mettre les villes de banlieues à niveau. Mais à mon avis, cela ne se fera pas. Il reste deux solutions : une grande mobilisation des habitants des cités, ou agir en justice un peu comme ce qui se passe pour le dérèglement climatique en attaquant l’État pour non-respect du principe d’égalité des citoyens devant le service public. Mais je ne suis pas très optimiste.

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Deux enfants sur une place de la cité de la Grande-Borne à Grigny, le 15 juillet 2002. ©J.Robine/AFP

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