L'histoire brève et édifiante des coursiers à vélo parisiens
Photos Michel Varin

FYI.

This story is over 5 years old.

Sports

L'histoire brève et édifiante des coursiers à vélo parisiens

A l'occasion des championnats du monde de coursiers à vélo, qui débutent ce lundi à Paris, on vous parle de ces mecs qui se tirent la bourre dans les rues de la capitale.

On est jeudi. Et comme tous les jeudis, c'est le jour de l'AMAP chez Urban. Urban, c'est la formule courte pour Urban Cycle, la boîte de coursiers à vélo la plus ancienne de Paris, créée en 2001. On boit des bières dans la rue de la Pierre-Levée en attendant le camion de légumes. On boit des bières, en se racontant des histoires. On dit du mal d'un mec qui est pas réglo, on parle de l'organisation des championnats du monde des coursiers à vélo, de clients chiants, de jantes. Des histoires de coursiers en somme.

Publicité

Ici, c'est Paris, pas New York. On n'est pas chez Premium Rush, on est chez Urban, et on ramène du chou rouge produit localement après le taff. « Tu vois le chou rouge, ça déchire en gratin. Mais il faut bien l'éplucher sinon il y a des fils dégueux », me confie Jean Boule, cannette de 16 à la main, coursier chez Urban depuis un peu plus de dix ans. L'image jure avec celle que l'on a habituellement du coursier à vélo : un mec qui crierait « no future! » avant de cramer un feu sur les Grands Boulevards en montrant son majeur à un chauffeur de taxi.

« Depuis que le vélo existe, il y a des gens pour livrer des trucs avec », raconte Sébastien Laurent, le fondateur de Break Away Paris, une des premières boîtes de coursiers à vélo de la capitale, active entre 1998 et 2000. Cet Américain né à Paris monte l'entreprise en 1998, grâce à un investissement de Break Away Courier, la célèbre boîte de course new-yorkaise . « À New York, le coursier à vélo est là depuis longtemps. Après il est pas forcément apprécié, tu entends parler de procès, de coursiers qui écrasent les piétons… Moi je viens du vélo de route, de la compétition. J'ai pas cette image trash ou grunge. J'aspirais pas du tout à créer cette culture à Paris. »

Un coursier en train de "skider". Un skid désigne le fait de bloquer la roue arrière sur un vélo à pignon fixe pour le ralentir ou l'arrêter. Photo Michel Varin.

« Ça fait presque vingt ans que je suis coursier à vélo à Paris, témoigne Pat, le fondateur d'Urban Cycle et ancien coursier chez Break Away, c'était vraiment l'âge d'or des coursiers quand j'ai commencé : le championnat du monde de Zürich en 1999, c'est celui qui a rassemblé le plus de monde, on était plus de 800 coursiers au départ sur la main race ». L'expérience de Break Away Paris dure deux ans, à peine. « Mon principal et unique actionnaire ne voulait pas remettre de cash et je dégageais pas assez de marges. J'ai arrêté les frais et j'ai fermé la boîte », se souvient Sébastien Laurent, reconverti en guide touristique à vélo en Provence.

Publicité

Décembre 2000. C'est donc la fin de l'aventure pour Break Away Paris. Pat : « On était là avec deux autres mecs, et on s'est retrouvé sans boulot, en plein hiver. Et c'est con parce que le boulot de coursiers, ça nous plaisait bien. On se voyait pas vraiment faire autre chose. On s'est dit qu'on allait relancer une boîte. On a rappelé les anciens clients de Break Away, et on a réattaqué en lançant Urban un mois plus tard, en janvier 2001, avec deux ou trois anciens coursiers. On avait un local de trois mètres sur cinq, on payait les mecs au SMIC sans prime sans rien, que dalle, et nous, les associés, on se payait 500 balles par mois. » Des débuts difficiles, mais un but : « Donner ses lettres de noblesse à ce métier, le faire exister. »

Michel est un vétéran. Coursier depuis onze ans, il est passé par trois boîtes de courses différentes, dont Urban. Grand, taiseux, et sec comme un coup de trique, il m'accueille dans son deux pièces, dans le 17ème arrondissement de Paris, qu'il partage avec sa compagne, également coursière, son fils de 18 mois, et son vélo. « Avant d'être coursier, je bossais dans un bureau. Un truc administratif, chiant quoi. Des petits accessoires de bureau à la con. Rien à voir. » Pour lui, loin d'avoir suivi l'exemple américain, les coursiers parisiens ont développé leur propre modèle : « S'inspirer de New York, ça veut rien dire. Ça reste deux choses différentes. Ici, c'est devenu un vrai métier. Là-bas, c'est un truc de crèves-la-dalle. De crèves-la-dalle qui retapent des vélos. Pourquoi tu crois que le pignon fixe ça marche autant là-bas ? Parce qu'un pignon fixe, ça coûte rien », précise-t-il, laconique.

Publicité

Yorick Croiset, le fondateur de l'entreprise Cycl'air, en train de travailler, boulevard Raspail, 2008. Photo Michel Varin.

Passent les premières années chez Urban. « Petit à petit on a consolidé la boîte, on a intégré la convention collective des coursiers, on leur a payé des primes pour la bouffe, pour le matos, etc. Dès 2001, on a repris ce qui marchait chez Break Away, et on y a ajouté nos convictions politiques et sociales », souligne Pat. Son associé, Phil, abonde dans le même sens : « On va pas dire qu'on a inventé le concept des coursiers à vélo à Paris. Mais on l'a amélioré et fiabilisé. »

Ce qui n'allait pas de soi. Les plus jeunes d'entre vous ne s'en souviennent pas, mais faire du vélo dans les grandes villes françaises au début des années 2000, ça consistait à passer pour un original, un crétin, ou un suicidaire. Michel confirme : « J'ai appris à faire du vélo dans les années quatre-vingt, à Villemomble, en banlieue parisienne. À l'époque, c'était même pas ''casse toi PD'', c'était t'existes pas. Personne fait attention à toi. Et en plus, t'es le seul ». « Les premières pistes cyclables à Paris, c'est sous Chirac. Mais bon, il devait y en avoir trois, c'était un peu la guerre, se rappelle Pat. On passait pour des ovnis. À chaque fois qu'on prenait un pli dans des grosses boîtes, les mecs hallucinaient. Ils te disaient : 'mais, mais vous êtes à vélo ? Vous êtes pas bien ?' ».

Il faut attendre 2005 pour voir une vraie communauté de coursiers émerger. D'une vingtaine au début des années 2000, les coursiers à vélo sont plus d'une centaine au milieu de la décennie. Ils se retrouvent dans les rues de Paris le week-end pour courir des alleycats, courses d'orientation sauvages dans Paris où les compétiteurs doivent passer un nombre de checkpoints variable, dans un ordre imposé ou non. Si vous avez croisé, un samedi, des dizaines de mecs à vélo en ordre dispersé sur la rue de Rivoli, vous avez sûrement déjà vu une de ces courses. « Les premiers alleycats, c'est Jean Boule qui les a organisées. C'est un peu le mec qui a développé la communauté de coursiers à vélo à Paris. Il a jamais été tout seul, mais c'est lui qui a fait découvrir aux autres gars les championnats du monde et d'Europe. Les alleycats, c'était la première fois qu'on se retrouvait entre coursiers en dehors du boulot, confie Pat. Jean Boule représentait les coursiers parisiens à l'étranger, même si, généralement, il était en mode "surchirdé" pendant tout le championnat. »

Publicité

Un coursier de CAP Express échange avec un motard à Paris, fin des années 2000. Photo Michel Varin.

Bargeot, coursier depuis douze ans sur Paris, était celui qui gagnait ces courses. Bargeot découvre le vélo sur le tard, après un accident de scooter « J'étais avec un pote sur le scoot dans le bois. On zonait, je venais de mettre un pot Ninja. On partait bien lancé. C'était un Booster. Après, j'avoue, j'ai fait le con. On s'est pris une bagnole, à 80, à deux sur le scoot. C'est moi qui ai tout pris parce que j'étais à l'avant. C'était en 98. Au mois de septembre. […] Bah ouais, j'étais en tort. Rien qu'à cause du pot j'étais en tort. De toutes façon, j'étais de l'autre côté de la ligne, et j'allais trop vite. Je sais même plus si j'ai eu le temps de freiner. » Une prothèse de hanche plus tard, Bargeot se met au vélo : « Après le carton, j'ai arrêté le scooter. Pendant un moment. Et puis j'ai recommencé. De nouveau sur des scoots trafiqués. Ça m'a pas calmé. Je kiffais la vitesse, et je sais un peu tout conduire. Sauf les voitures, j'ai pas le permis. Le vélo, le métier de coursier, c'est venu un peu comme ça : je voulais faire de la vitesse, et un jour j'ai croisé un coursier, en 2004, devant Décathlon. Je l'ai rattrapé, j'ai vu son sac de coursier, je me suis dit waouh, ça a l'air trop stylé. Trois jours plus tard je bossais chez Urban. Je leur ai pété trente courses le premier jour. Sur un VTT. Et ils étaient contents. Depuis, je suis resté ».

Au fond du local d'Urban, alors que les autres sont en train de peser chou rouge et patates, Bargeot fume une clope, insensible à l'agitation ambiante. Il raconte son secret pour gagner les courses : « Tu vois l'année dernière, je les ai toutes gagnées. Je me mets pas la pression. Lui, là, il se met la pression et parfois il fait de la merde [il montre un de ses collègues assis à côté]. Je me dis juste, dans ma tête, ouais je suis le plus fort. Et ça marche. » Quand on lui demande s'il se voit comme un athlète, il botte en touche. « Dans un alleycat, il y a tout qui joue. Il y a la vitesse, le pilotage, et surtout tes choix de parcours. C'est pas juste des mecs qui envoient. Tu mets Contador en alleycat sur la rue de Rivoli blindée, il est largué. Si le mec sait pas faire un bunny jump à 35 km/h, il me suit pas. » Son secret ? « Bah je fume des oinje avant de faire la course. Généralement, t'es largué au début parce que t'as fumé. Mais une fois que t'as passé le premier checkpoint, t'es bien. »

Publicité

Romain, le coursier qui « fait parfois de la merde » en alleycats, intervient : « C'est pas parce qu'on fait des petites distances par rapport au vélo de course que c'est facile. Tu vois, un des premiers alleycats, il s'appelait le pentagramme, c'était en 2006. En gros on devait faire un pentagramme dans Paris, ça faisait Porte de la Villette, Gentilly, Asnières, Vincennes, Auteuil, Villette, Vincennes, Gentilly Auteuil, Asnières, et arrivée sur Montmartre. Ça paraît pas énorme, ça faisait juste 90 bornes. Mais c'était 90 bornes en ville. C'est pas quelque chose de roulant, t'es toujours en train de t'arrêter, de repartir, d'être vigilant. Et t'es tout seul. Les premiers alleycats, on n'était jamais beaucoup. » Bargeot, lui, se souvient d'avoir vomi ses deux cheeseburgers à l'arrivée après avoir gagné le pentagramme.

Les premiers alleycats étaient plutôt confidentiels, mais la mode du pignon fixe a rendu le concept attirant pour de nombreux ''fakengers'', ces cyclistes urbains qui s'habillent comme des coursiers et qui roulent en pignon fixe, tout en n'ayant jamais livré un pli. Si ça a permis à ces compétitions de recevoir un peu plus de publicité, ça n'a pas été au goût de tout le monde. « S'il y a des mecs qui suivent à la pédale, souvent ils savent pas piloter. Typiquement, c'est ça qui se passe, et il y a toujours un mec qui va se retrouver par terre. Maintenant, on ferme les courses, pour éviter de rouler avec des mecs dangereux qu'on connaît pas, témoigne Michel, le coursier du 17ème arrondissement, et puis, un alleycat, c'est un pousse-au-crime. Par définition. Ça incite les gens à prendre des risques. Moi j'ai arrêté, j'ai autre chose à foutre les samedis, et même si j'avais le temps, j'irais rouler à la campagne. »

Un coursier suisse lors des championnats d'Europe des coursiers à Vélo, à Bâle, en août 2005. Photo Michel Varin.

Peut-on parler de la grande époque des coursiers parisiens, quand ces sportifs qui livraient à vélo passaient au mieux pour de doux tarés, au pire pour de dangereux criminels qui ne respectent rien ? L'arrivée des boîtes comme Stuart, Deliveroo, ou Take Eat Easy a inauguré l'ère des coursiers à vélo indépendants et brouille les frontières entre qui est coursier et qui ne l'est pas. Pat, le fondateur d'Urban Cycle, fait part de son malaise : « Le concept de communauté de coursiers, depuis qu'il y a les livreurs de bouffe, il est devenu assez flou. Il doit y avoir deux ou trois cents coursiers à vélo à Paris, et deux ou trois mille mecs qui livrent de la bouffe. » Pour Michel, le métier s'est gâché depuis qu'il y a trop de monde dans les rues. « J'ai la réputation du mec qui dit pas bonjour aux autres coursiers sur la route. Mais ça a changé depuis l'époque où on était une dizaine dans Paris. Quand on se croisait, à l'époque, on disait 'woh putain, ça va et tout', maintenant c'est juste chiant, il y a trop de monde. Moi je bosse, tu me fous la paix. »

En pleine préparation des championnats du monde, qui auront lieu à Paris du 1er au 7 août, la communauté des coursiers parisiens est toujours soudée, et n'hésite pas à intégrer les indépendants, ceux que l'on appelle les 'Deliveroo' pour se foutre gentiment de leur gueule. Même si on les accuse de tuer le business. « Je vais pas cracher à la gueule des mecs qui font un métier très proche du nôtre, sous prétexte que j'aime pas leur employeur. Les Deliveroo, ils viennent aux alleycats, ils sont cools. Leurs employeurs par contre, qui n'est pas leur employeur parce qu'ils sont indépendants, c'est des enculés, c'est des mecs qui développent un concept qui repose sur une arnaque au code du travail. Pour schématiser, chez Urban, on a une vision de la société plutôt de gauche si tu veux. En fait, on est hyper anti libéral et anti capitaliste. Même si on est patron d'une boîte. Voir comment les autres défont le métier en grugeant l'URSSAF, clairement ça me fait chier. »

Michel, qui a fait ses deux premières années chez Urban Cycle acquiesce : « Même ceux qui sont partis en province, qui ont des gamins, ils reviennent les présenter chez Urban quand ils sont sur Paris. Il y a un attachement très fort, tu verras pas ça dans beaucoup d'entreprises. » Yorick Croiset avait fondé une boîte de courses, Cyclair, éphémère, à la fin des années 2000. Retourné faire un travail de bureau le jour de la naissance de son premier enfant, il marque sa profonde admiration pour ceux qu'il appelle « les derniers des Mohicans » : c'est un peu un boulot de punks. Mais c'est un boulot qui est fait par des mecs courageux, qui méritent vraiment le respect. T'en as plus beaucoup des mecs comme ça. Je regrette d'avoir laissé tomber le milieu des coursiers et la communauté qui va avec, aujourd'hui, j'ai un taff tranquille dans la logistique, mais je m'emmerde plus que si j'étais sur un vélo. »