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Sports

Avec les nouvelles Rasta Rockett

Presque 30 ans après leur performance remarquée aux JO de Calgary, les Rasta Rockett ont trouvé deux héritières qui participeront aux JO de 2018.
Photos publiées avec l'aimable autorisation des athlètes

Le 23 janvier 2017, quelque part dans l'Etat de New York, la petite ville de Lake Placid, non loin de la frontière canadienne, a accueilli un événement marquant de l'histoire du sport. Sur place pourtant, hormis quelques initiés venus assister à la compétition, parmi les 2500 habitants de cette bourgade devenue La Mecque du bobsleigh américain, nul ne se rend vraiment compte de ce qu'il vient de se passer.

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En dévalant la piste glacée en 1 minute, 57 secondes et 87 centièmes à bord de leur bobsleigh, l'équipage jamaïcain composé de Jazmine Fenlator, la pilote, et de Carrie Russell, la pousseuse, termine troisième de cette manche du championnat d'Amérique du Nord de bob. Une troisième place synonyme de médaille, la première de la Jamaïque dans l'histoire de la discipline, et de qualif pour les JO d'hiver 2018, à Pyeongchang en Corée du Sud.

« A l'arrivée, on s'est jetées dans les bras l'une de l'autre », s'émeut Jazmine depuis leur centre d'entraînement d'hiver des Rocheuses, aux Etats-Unis, en repensant à ce grand moment.

Carrie (à gauche) et Jazmine (à droite) avec l'ancien bobsleigheur américain Tom Hays et le sosie jamaïcain d'Adriano

Assise à ses côtés, Carrie Russell lui rend son sourire, fière de cet accomplissement. Elle est pourtant habituée aux honneurs et aux victoires, puisqu'elle a déjà remporté la médaille d'or en relais 4x100 m aux championnats de Moscou, en 2013, aux côtés de stars comme Shelly-Ann Fraser-Pryce et Kerron Stewart. Sans compter ses deux trois références sur la ligne droite, puisque Carrie affiche tout de même un record à 10'98''.

Qu'importe, l'ancienne sprinteuse avoue que ce podium fait partie de « l'une des plus grandes émotions de sa carrière » : « C'est incroyable de se dire que j'ai commencé le bobsleigh il y a seulement trois mois. On a déjà de très bons résultats, et si on arrive à rester constantes, on peut prétendre à une médaille aux JO l'hiver prochain ! »

Cette breloque-là aurait une autre saveur pour les deux rideuses, mais aussi pour leurs pères spirituels, quatre bonshommes que tout le monde jugeait foldingues à l'époque, mais qui sont aujourd'hui entrés dans la légende : Dudley et Chris Stokes, Devon Harris et Michael White.

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Leurs noms ne vous disent rien ? Normal, vous connaissez en fait leurs alter ego cinématographiques, et notamment le mythique Sanka, devenus des icônes de la culture des années 90 avec le film Rasta Rockett.

Aujourd'hui, deux d'entre eux, Chris Stokes et Devon Harris, sont toujours impliqués dans le bobsleigh jamaïcain. Chris est devenu président de la fédé, et Devon en est le secrétaire général, tout en ayant lancé sa boîte de conseil et en travaillant dans l'hôtellerie à New York.

« J'ai découvert le bobsleigh quand j'étais officier dans l'armée jamaïcaine », explique-t-il depuis son logement new-yorkais en repassant le film de ces années aussi loufoques que glorieuses. A l'époque, deux Américains installés en Jamaïque ont le projet un peu farfelu de monter une équipe de bobsleigh, convaincus que les qualités de sprinters exceptionnelles des habitants de l'île feraient d'eux de grands champions de la discipline.

Ils arpentent donc les courses locales et les championnats universitaires à la recherche d'athlètes prêts à tenter l'aventure. Sans succès, personne n'étant prêt à délaisser l'athlétisme, le sport-roi à Kingston. Ils se rabattent donc sur l'armée, et sur Devon Harris : « J'ai hésité quand ils m'ont proposé de me lancer dans le projet, mais mon supérieur m'a poussé à dire oui. J'ai suivi son conseil, et la suite m'a donné raison. Comme quoi, il faut toujours obéir aux ordres dans l'armée ! », s'amuse Devon.

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C'est ainsi qu'il rencontre ses futurs frères d'armes, et s'entraîne dur pour participer aux JO de Calgary en 1988. « On ne s'enfermait pas dans des congélateurs pour s'adapter au froid et on ne s'entraînait pas dans notre baignoire comme on peut le voir dans le film, mais on n'avait pas beaucoup de moyens non plus », concède Devon, qui se félicite d'une évolution en la matière depuis cette lointaine époque. Si le bobsleigh reste un sport toujours très confidentiel sur l'île des rastas - Devon avance un chiffre de douze licenciés - aujourd'hui, Carrie et Jazmine ont de meilleures conditions d'entraînement. D'abord grâce au parcours de Jazmine. Américano-jamaïcaine, elle a d'abord été membre de l'équipe des Etats-Unis avant de rejoindre la Jamaïque. Elle a donc ramené avec elle tout un savoir-faire. Mais aussi grâce à Chris Stokes et Devon Harris, qui se battent pour elles au jour le jour.

Mais toute l'énergie du monde ne suffit pas à franchir un obstacle : « Il y a un truc gênant pour le développement du bob en Jamaïque, c'est qu'on n'a pas un gramme de neige sur l'île », remarque Devon, à qui rien n'échappe. Une contrainte qui pousse Jazmine et Carrie à vivre loin du pays pendant de longs mois de l'année, parfois au prix fort. En effet, les deux jeunes femmes ne peuvent pas compter sur un quelconque soutien financier, le budget de la fédé n'étant pas exactement le même que celui de l'athlétisme jamaïcain.

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Résultat, c'est la débrouille totale : le mari de Jazmine fait office de préparateur physique, les sportives ont chacune un taff à côté. Carrie est prof de cuisine, et Jazmine coach personnelle. En « tapant dans leurs économies », elles parviennent à se payer les billets pour venir s'entraîner sur la glace américaine ou canadienne pendant l'hiver. Elles ont également lancé une campagne de crowdfunding pour remplacer l'Américain Todd Hays, ex-star de la discipline devenu l'entraîneur éphémère des Jamaïcains pour Sotchi. Mais elles sont encore très loin du compte.

Jazmine reste positive malgré tout : « Quand j'étais dans l'équipe des Etats-Unis, le comité olympique dépensait deux millions de dollars pour nous. Ici, c'est zéro, mais quelque part, ça nous pousse à nous surpasser ». Et à se montrer inventifs, puisque faute d'argent, Jazmine et son mari squattent chez les uns et les autres pour aller de courses en entraînements.

Grâce à des gens comme Devon Harris, présent sur quatre olympiades entre Calgary et Nagano, les deux jeunes femmes sont désormais reconnues et respectées dans le milieu du bobsleigh, à l'image de la Jamaïque, dont la présence dans ces compétitions faisait plus sourire qu'autre chose à l'origine. Avec bienveillance, comme le rappelle Devon : « Quand on a débarqué aux JO pour la première fois, les autres étaient tellement curieux ! Ils se disaient tous "Quoi ? Des Jamaïcains qui viennent faire du bobsleigh ?" Ça n'avait rien de méchant, la famille du bobsleigh a été très accueillante, mais forcément, on détonnait. »

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A l'entraînement.

Depuis, les deux générations de Rasta Rockett tentent d'unir leurs efforts pour développer encore un peu plus leur discipline sur l'île. Tous sont convaincus que la Jamaïque a un très gros potentiel, le bon niveau de sprint permettant à l'équipage jamaïcain d'être compétitif au démarrage du bobsleigh, dans la phase de poussée. Mais l'aspect technique reste primordial, comme l'explique le pousseur français Vincent Ricard sur le site de 20 Minutes : « C'est vrai que la course est un des aspects du bob, mais pas le seul. Il faut aussi acquérir la technique de poussée. En équipe de France, Manu Reynart a couru le 4 fois 100m à Pékin. Il me prend une seconde sur la distance (10'30 contre 11'20), mais il est remplaçant. »

Il existe une deuxième théorie qui porte à croire que la Jamaïque pourrait devenir l'équivalent en bob de la Nouvelle-Zélande en rugby ou le Brésil en foot : les jeunes de l'île ont pour tradition depuis les années 70 d'organiser des pushcart derbies. Ce genre de course de caisses à savon, où un pilote tente de maîtriser la trajectoire d'un tacot en planches de bois poussé par deux équipiers, aurait développé le talent des Jamaïcains à la fois à la poussée et à la conduite. Séduisant, mais faux. C'est du moins ce que soutiennent Carrie Russel et Devon Harris. La première assure que de toute façon, cette pratique est monopolisée par les hommes tandis que le second rétorque : « En fait, cela n'a rien d'une vérité générale. Il n'y a que Ricky Mac Intosh, notre pilote aux JO de 1992, qui s'était formé comme ça. Mais c'est super dangereux, il faut être fou un peu pour tenter de s'y mettre ! »

Le vrai souci, c'est que malgré tous leurs efforts, les bobeurs jamaïcains savent qu'ils ne détrôneront jamais l'athlétisme et le foot dans le coeur de leurs compatriotes. Devon Harris le reconnaît humblement le premier : « Je pense que le rapport au bobsleigh des Jamaïcains restera lointain quoi qu'il arrive. La neige, la glace, c'est trop éloigné. Ils le regarderont peut-être à la télé, mais personne n'en fera jamais sur l'île et ça, ça change la donne dans nos perspectives d'avenir. »

Plutôt que de déclarer la guerre aux footeux et aux stars du 100 mètres, les sportifs, qui sont aussi les VRP du bob jamaïcain, l'ont joué plus fine. Ainsi, Carrie Russell a proposé à son ancienne coéquipière sur le relais et grande star du sprint mondial Shelly-Ann Fraser-Pryce de se reconvertir dans le bobsleigh une fois sa carrière sur la piste terminée. Sans succès. Même chose pour Devon Harris, qui s'est attaqué à un plus gros poisson encore : « J'ai proposé plusieurs fois à Bolt de se lancer dans le bobsleigh. Quand je lui en ai parlé, il a explosé de rire, mais moi j'étais très sérieux ! »

Malgré tous les efforts de nos Rasta Rockett, la foudre ne devrait pas s'abattre sur les JO d'hiver de 2018. Carie et Jazmine porteront donc les espoirs de médaille de Devon Harris sur la glace en Corée du Sud. Depuis le bord de la piste, le Rasta Rockett sera à leurs côtés pour les encourager. 30 ans après, le fans de bobsleigh réentendront peut-être le célèbre « Balance man, cadence man, trace la glace c'est le bob man…! »