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Tribune

Être surveillant en zone d'éducation prioritaire

Ce que l'on apprend des adolescents en devenant pion dans un « lycée sensible ».

Lors de mon entretien d'embauche, ma Conseillère principale d'éducation m'avait prévenu : « Ici, les élèves ne viennent pas simplement consommer du lycée. » Aujourd'hui, si l'on me demandait de décrire ma fonction, j'emprunterais cette phrase. En effet, la distance d'usage supposée entre les élèves et les pions tels que moi est absente. Je ne suis pas cantonné à ma fonction de personnel administratif. Je peux être l'oreille à laquelle on confie ses peines de cœur ou ses projets de vacances, à laquelle on demande un conseil pour un cadeau d'anniversaire. Ou à laquelle on confie sa haine envers tel ou tel professeur.

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Pour Stephen King, « la vie est comme une roue ; tôt ou tard, vous revenez là où vous avez commencé ». Ainsi suis-je de retour au lycée, en tant qu'assistant d'éducation, ou pion, depuis maintenant un an. Comme tout le monde, c'est là où mes études supérieures ont pris leur source. Juriste, j'ai aujourd'hui pour projet professionnel de m'impliquer dans la protection de l'enfance. Être auprès de jeunes en difficulté dans un lycée professionnel de grande métropole est pour moi une sorte de stage, effectué en parallèle de mes études.

Les assistants d'éducation ont vu le jour par le prisme d'une loi du 23 avril 2003 . Ils remplacent les surveillants et autres maîtres d'externats, dont l'origine statutaire commençait à dater, puisqu'elle avait été signée le 3 avril 1937. Le mi-temps est payé 602 euros net par mois, le temps plein au SMIC. Une donnée savoureuse de l'établissement où je travaille mérite néanmoins d'être mentionnée. L'intégralité du personnel – de l'agent d'entretien au proviseur – reçoit une prime liée à notre localisation parmi le Réseau d'éducation prioritaire (anciennement ZEP) qui, comme chacun le sait, induit des moyens financiers et humains supplémentaires pour les établissements concernés. Tous donc, reçoivent cette prime. Sauf nous, les assistants d'éducation.

L'établissement qui m'emploie propose des formations très différentes. Le lycée est dédoublé en sections générale et technologique. Nous avons aussi des BTS, ce qui explique que certains élèves aient un âge proche du mien. Se mélangent donc des terminales scientifiques avec de jeunes adultes en BTS gestion et administration, et des adolescents de 16 ans qui aspirent à une carrière dans les métiers de la sécurité.

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42 nationalités composent le lycée. C'est une richesse incroyable pour un surveillant tel que moi, issu des hautes classes moyennes d'une grande métropole française. Les origines sociales semblent tout aussi diverses. Je n'ai pas accès aux dossiers personnels des élèves, cependant, ils paraissent, en majorité, être issus de milieux populaires. Plusieurs indices permettent d'établir ce constat : les références culturelles mobilisées – télévision, rap et R&B, fast-food –, les nombreuses demandes d'aides sociales, et les anecdotes sur les habitudes de vie des élèves.

Photo via Flickr.

Dans un lycée, l'assistant d'éducation n'est recruté que pour une durée maximale de 3 ans, renouvelable une fois. Nous sommes de passage, souvent en situation de transition personnelle et/ou professionnelle. Le nombre d'assistants d'éducation change constamment. Dans mon établissement, l'équipe de surveillants est un pot-pourri où collaborent des profils hétérogènes : étudiants acharnés, jeunes diplômés en mal d'orientation, lauréats aux concours publics sans affectation, bac +10 révisant encore des examens ou trentenaires en transition. La professionnalisation n'a lieu que dans de très rares cas. L'investissement des assistants d'éducation dans leur fonction est en conséquence, variable. La plupart des pions appréhendent leur poste à sa juste valeur. Ils remplissent leur mission dans le respect des collègues et des élèves, tout en menant à bien leurs projets annexes.

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Néanmoins, certains pions vivent leur situation professionnelle comme un déclassement. Leur investissement scolaire n'a pas été récompensé, ils vivent le fait de surveiller des permanences comme un véritable échec. La souffrance entraînée ici se réifie par une attitude passive, non dissimulée. Certains de leurs comportements complexifient les relations entre nous. Ainsi, un jour, un collègue m'a fait remarquer que « voir le classement des billets d'absences comme une source d'épanouissement, c'était mon problème ». Puis il a tourné une nouvelle page de son journal, en continuant de me regarder faire. Mais ils ont surtout pour vertu de me faire prendre conscience de la vie qui m'attend si jamais je ne validais aucun concours administratif à l'issue de mes études.

Nous évoluons au milieu d'adolescents où la contestation de l'autorité est fréquente. De fait, certains élèves que j'encadre me comparent à un maton, un surveillant de prison.

Le paradoxe de cette fonction réside en ce que le pion se retrouve en première ligne pour régler les micro-tensions inhérentes au quotidien d'un lycée en périphérie de grande ville. Sauf que nous ne possédons aucune formation pour gérer ces situations. Pour reprendre les mots de Laurence Thouroude, maître de conférences à l'Université de Rouen, les assistants d'éducation interviennent dans « l''urgence et l'improvisation, avec des résultats aléatoires ». Sans compter que nous évoluons au milieu d'adolescents où la contestation de l'autorité est fréquente. De fait, certains élèves que j'encadre me comparent à un maton, un surveillant de prison.

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Ce qualificatif est tristement révélateur de la vision que les élèves se font de l'école. Ils s'y sentent prisonniers. Ils nient les éventuels bénéfices qu'il serait possible de retirer de l'institution scolaire. Par ailleurs, être à la fois maton et étudiant offre de vivre des journées à la dualité surprenante. Le fait de concilier deux emplois du temps m'amène, parfois, à réprimander un élève pour son absentéisme à 10 heures du matin, avant d'excuser ma présence aléatoire à la faculté l'après-midi même. J'incarne le premier relais de l'autorité scolaire en fin de semaine, après avoir été un étudiant parmi d'autres au début de celle-ci.

Photo via Flickr.

Les élèves du lycée me fascinent et sont, à des degrés différents, attachants. Ça ne m'a pas empêché d'être pétrifié le jour de ma prise de fonction. Arriver dans un milieu aussi populaire après avoir grandi dans un cadre plutôt favorisé, est un choc. Prendre place dans une cour de récréation où les survêtements Chelsea et Real Madrid affluent, et où les pires jurons remplacent certains éléments de ponctuation est, dans une certaine mesure, sidérant.

La proximité que je peux avoir avec certains élèves est facilitée par l'incapacité du pion à sanctionner directement un élève : nous ne représentons aucun danger. Il est donc plus facile d'entretenir une relation simplifiée et pour l'élève, de contester les réprimandes.

À l'opposé, subsistent de rares cas pour qui la sympathie envers un surveillant est vue comme une allégeance à l'autorité. Pour certains, il s'agit d'une haute trahison au vu du groupe d'appartenance. Ce comportement est alimenté, entre autres, par la mythologie du gangstérisme, massivement relayée par les artistes contemporains plébiscités par les élèves.

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Les méfaits de l'acculturation sont frappants dans le milieu social où nous travaillons. L'acculturation est ce processus selon lequel un individu, sous l'influence du groupe d'appartenance, assimile un comportement qui lui est étranger. L'acculturation est, pour nous les assistants d'éducations, une difficulté quotidienne. L'importance de l'image donnée par l'individu au groupe d'appartenance conditionne certains comportements des lycéens. La réalisation de ce dessein passe, entre autres, par une rébellion exacerbée en groupe, quand cette dernière est absente en face-à-face. Je dois peser chacun de mes mots face à un essaim d'élèves excités par une situation de tension, quand il m'est plus facile de recadrer un élève au détour d'un couloir.

Me vient l'exemple de cet élève qui apparaît dans un clip de rap, qui a fait 100 000 vues sur YouTube. On ne va pas se mentir, le voir me supplier de lui rendre son carnet de liaison est un délice quand je le revois en train de mimer le maniement d'armes à feu dans sa vidéo.

De même, il n'est pas rare de voir des jeunes filles timides adopter un comportement vulgaire et révolté au bout de seulement quelques semaines dans l'établissement.

Me vient également l'exemple de cet élève qui apparaît dans un clip de rap. Le clip a fait 100 000 vues sur YouTube, l'élève n'est pas mauvais dans l'exercice. On ne va pas se mentir, le voir me supplier de lui rendre son carnet de liaison est un délice quand je le revois en train de mimer le maniement d'armes à feu dans sa vidéo.

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Les amalgames des enfants me consternent autant qu'ils me passionnent. Ils sont révélateurs des idées préconçues dont les élèves peuvent faire preuve envers les surveillants aux caractéristiques socioethniques semblables aux miennes. Je ne compte même plus les élèves persuadés que j'écoute Claude François ou Zaz. Ils sont subjugués de voir que mes connaissances en rap français sont, en réalité, au moins égales aux leurs.

Le poids des origines est un enjeu majoritaire dans mon lycée. Les conversations que j'entends malgré moi entre deux élèves, s'entament toujours, ou presque, par une question relative à leurs origines. C'est aussi le cas lorsque je fais plus ample connaissance avec eux. J'ai ainsi appris, en un an, que je ressemblais à un Marocain, un Algérien, un Tunisien ou un Turc. Selon eux, j'ai également une tête à m'appeler Hamid, Mohamed ou Mehdi. Pourquoi pas, après tout.

Les rapports à l'école varient selon les élèves. Accepter le dérivé du contrat social de Rousseau qu'implique l'investissement scolaire n'est pas chose aisée pour tous. Octroyer une partie de sa liberté au personnel éducatif peut être synonyme de souffrance. Certains voient en la réussite scolaire le seul moyen d'échapper à leur condition sociale. Mais d'autres semblent y voir une allégeance à un pays, une culture à laquelle tout ralliement est considéré comme une honte, une trahison.

En somme, leur défiance s'explique par l'idée de double-absence théorisée par le sociologue Abdel-Malek Sayad. Ils ne se sentent pas intégrés dans le pays d'origine de leurs parents, car ils n'y ont pas grandi. De même, ils considèrent toute intégration trop développée dans le pays d'accueil de leurs parents comme une trahison envers le pays d'origine de ces derniers. Par conséquent, certains s'isolent d'emblée du monde du travail. L'entre-soi ne les aide pas, et conforte une partie d'entre eux dans l'idée que, de toute façon, tout est joué d'avance.

Car la fracture entre le centre-ville et les banlieues, tant culturelle que professionnelle, est immense. Les élèves sont étonnés lorsque j'élargis le champ de leurs futures possibilités professionnelles. Leurs études sont, le plus souvent, envisagées dans des cycles courts. Bac +2 maximum : BTS ou DUT. Lorsque j'avais le projet d'intégrer l'École Nationale de la Magistrature, certains élèves étaient subjugués que je m'octroie le seul droit d'y prétendre.

Pourtant, chacun de ces élèves a un potentiel, ça crève les yeux. Les voir se faire aspirer vers le bas par les mauvaises personnes donne un sentiment d'impuissance. Inversement, il est très agréable de voir un pensionnaire changer, mûrir, et s'intéresser aux opportunités offertes par l'institution scolaire. Je pense à cette jeune fille, fréquemment exclue de cours, aux notes perfectibles lors de ma première année d'exercice. Elle s'est mise à travailler. Aux épreuves anticipées de français, elle a obtenu des notes absolument remarquables.

Aujourd'hui, en salle de permanence, elle me met face à mes imprécisions lorsque je l'aide en philo.