« Elles se préparaient à mourir » : quand vos filles partent faire le djihad
Un fusil d’assaut appartenant aux peshmergas, sur la ligne de front entre Kurdes et État islamique dans le nord de l'Irak. Photo de John Morre/Getty Images

FYI.

This story is over 5 years old.

Société

« Elles se préparaient à mourir » : quand vos filles partent faire le djihad

On a rencontré Olfa Hamrouni, une Tunisienne qui a vu ses deux aînées rejoindre les rangs de Daech.

Avec le coin de son hijab, Olfa Hamrouni essuie les larmes qui coulent le long de son visage. Elle pointe du doigt les photos qui trônent sur la table – ses filles. Deux d'entre elles se sont radicalisées et sont actuellement retenues par une milice libyenne qui se bat contre l'État islamique (EI) à Tripoli, en Libye.

« Les voisins ne veulent plus me parler », dit-elle en lançant un regard à ses filles cadettes qui l'observent depuis la cuisine de leur modeste maison de la banlieue de Tunis. « Certaines familles ne laissent pas leurs enfants jouer avec mes filles, ils disent qu'elles sont terroristes. »

Publicité

La Tunisie est le premier pays exportateur de djihadistes au monde. Selon l'ONU, plus de 5 500 Tunisiens âgés de 18 à 35 ans ont rejoint les rangs d'une organisation islamiste – parmi lesquelles figurent l'EI ou le Front al-Nosra. On dénombre au moins 700 femmes.

Les motivations des femmes ayant rejoint des groupes extrémistes sont souvent examinées avec beaucoup d'attention – avec un angle d'analyse qui diffère énormément de celui adopté lorsqu'il s'agit d'analyser l'engagement de jeunes hommes. Pour Erin Saltman, professeure et chercheuse sur l'extrémisme à l'Institute for Strategic Dialogue de Londres, cette discordance ne s'explique que par une chose : le sexisme dominant, qui va de pair avec une naïveté à l'égard des femmes.

« Les femmes ont toujours fait partie des mouvements violents, extrémistes, de gauche comme de droite, précise Mme Saltman. On ne comprend pas pourquoi des femmes d'âges et d'horizons différents rejoignent de tels mouvements radicaux car nous pensons encore que ces derniers les oppriment constamment. En réalité, la propagande à destination des femmes se sert de notions tout à fait valorisantes : la solidarité féminine, le sentiment d'appartenance, l'émancipation, l'accomplissement spirituel. C'est quelque chose que les Occidentaux ont du mal à comprendre. »

Erin Saltman poursuit en affirmant que la radicalisation des femmes et des hommes vient de facteurs très divers. « Lorsque l'on analyse le profil des femmes qui intègrent des groupes radicaux, nous nous rendons compte qu'elles ont entre 13 et 45 ans. Certaines d'entre elles viennent accompagnées de leur mari. D'autres aspirent au mariage dès leur arrivée. D'autres sont venues dans l'espoir de rejoindre rapidement le front. C'est un gigantesque fourre-tout. Les recruteurs et les propagandistes s'adaptent et écoutent les envies de chacune pour les orienter. »

Publicité

À la suite de la « révolution du jasmin » de 2010-2011 qui a renversé le régime de Ben Ali, les filles d'Olfa sont devenues des proies faciles pour les recruteurs. Les pays nord-africains sont désormais très vulnérables au prosélytisme religieux des extrémistes. Des prêcheurs salafistes ont profité de la déstabilisation du régime tunisien pour installer des camps de recrutement dans le pays.

À partir de là, les ennuis d'Olfa ont commencé. Elle et son mari ont divorcé en 2011. Il lui est devenu de plus en plus difficile de maintenir son autorité sur ses quatre filles. L'aînée, Ghofran, âgée aujourd'hui de 18 ans, défiait l'autorité de sa mère en portant du maquillage et en se coupant les cheveux. Rahma, âgée de 17 ans, a quant à elle été exclue de l'école car elle répondait à ses profs.

En 2012, une grande tente fut installée tout près de la maison d'Olfa. Ghofran voulut en savoir davantage. Elle entra. Elle ressortit vêtue d'un niqab et sa sœur ne tarda pas à faire de même. Elles détruisirent leurs CD, Rahma jeta sa guitare. C'en était fini de leur amour pour la musique occidentale.

« La situation est critique et je vais peut-être mourir. Prie pour que je parte en martyre. » – Rahma, dans un message adressé à sa mère

Olfa m'a confié avoir été ravie par ce soudain retour à la religion – qui permettait à ses filles d'avoir un but dans la vie – mais tout ça a mal tourné quand ses deux aînées ont critiqué le reste de la famille. À les entendre, tous étaient des infidèles. Les filles ont œuvré pour la radicalisation de leurs sœurs cadettes, Taysin – 11 ans – et Aya – 13 ans. Elles leur interdisaient d'aller en cours et leur parlaient du djihad et de la Syrie. Aya était tellement bouleversée qu'elle avait arrêté de s'alimenter.

Publicité

« Elles se préparaient à mourir », m'affirme Olfa en s'agrippant aux photos sur la table. « Quand elles entendaient qu'un combattant de l'EI avait été tué en Syrie, elles se rendaient à son domicile pour féliciter sa mère. »

L'argent manquait. Olfa a rejoint la Libye en 2014 en compagnie de sa famille pour obtenir un job de femme de ménage. Dans les semaines qui suivirent, Ghofran intégra un camp d'entraînement djihadiste à Syrte, l'un des bastions de l'EI en Libye. Olfa ramena sa famille en Tunisie mais dut se résigner à voir partir Rahma.

Olfa se frotte les yeux, fatiguée de revivre inlassablement ces instants douloureux. Taysin la regarde attentivement et demeure silencieuse. Olfa poursuit son récit en me précisant que Ghofran a épousé un soldat de l'EI et a fini par avoir un enfant. De son côté, Rahma s'est mariée avec Noureddine Chouchane, accusé d'être l'un des cerveaux de l'attaque du complexe touristique près de Sousse en 2015.

Chouchane a été tué lors d'attaques aériennes menées par les Américains en février dernier. Rahma a alors adressé un message empli de ferveur à sa mère : « La situation est critique et je vais peut-être mourir. Prie pour que je parte en martyre. » Olfa a contacté sa fille mais cette dernière a refusé de rentrer. Le mari de Ghofran a également été tué lors d'un raid aérien. Au final, les deux sœurs ont été arrêtées et placées en détention provisoire par une milice anti-EI à Tripoli. Le bébé de Ghofran les accompagne toujours.

Publicité

Olfa n'a que peu d'espoir de revoir un jour ses filles et son petit-fils en Tunisie. Elle a contacté les autorités tunisiennes pour leur faire part de la situation et a révélé son histoire aux médias nationaux. Cependant, cela n'a fait qu'aggraver les choses, associant à jamais sa famille avec des organisations terroristes.

Malgré son désespoir, Olfa a pu compter sur l'aide de Mohammed Iqbal Ben Rejeb. À la tête de l'association RATTA ( Rescue Association of Tunisians Trapped Abroad ), Mohammed vient en aide à des familles dont les enfants ont rejoint des groupes extrémistes. Il défend le retour de ces Tunisiens sur le territoire national – au moins pour qu'ils soient jugés par leurs compatriotes. Il se bat également pour développer des programmes de réhabilitation à destination des militants radicaux.

Mohammed a fondé RATTA en 2012, lorsque son frère a pris la direction de la Syrie. Les pleurs de sa mère l'ont convaincu qu'il se devait de faire quelque chose pour que d'autres familles ne vivent pas le même cauchemar.

Malheureusement, Mohammed va devoir tirer un trait sur son association, faute de moyens. C'est un coup dur pour les personnes qui comptaient sur lui dans leur lutte contre l'intransigeance du gouvernement tunisien. Mohammed ajoute qu'il est déçu par le manque d'investissement en faveur d'un plan anti-radicalisation.

Le dialogue est l'outil qui permet de semer efficacement les germes du doute. – Erin Saltman

À la place, le gouvernement tunisien a mis en place une nouvelle loi antiterroriste en réponse à l'attaque du musée du Bardo en mars 2015, avec l'idée de surveiller plus attentivement les mosquées régies par des islamistes. De nombreux Tunisiens se sont plaints d'une augmentation des persécutions, qui peut ironiquement mener à une explosion du nombre de candidats au djihad.

« Je pense qu'il faut encourager le dialogue, m'a précisé Erin Saltman. L'une des premières choses que l'on vous apprend lorsque vous êtes en train de vous radicaliser, c'est de ne pas vous fier aux médias mainstream. On a bien vu que le dialogue est l'outil qui permet de semer efficacement les germes du doute. »

Pour Olfa, de tels conseils semblent sans effet. Chaque jour est une épreuve. Elle tente simplement de préserver la famille qui lui reste. Elle craint que les aînées aient influencé leurs sœurs. La peur de les perdre toutes les deux lui est insupportable. « J'aime ma religion, dit-elle. Nous sommes musulmanes, je veux qu'elles prient. La seule chose que je ne veux pas, c'est qu'elles deviennent extrémistes. »