Mouton Aveyron

FYI.

This story is over 5 years old.

Life

Odeurs de merde et vin rouge au petit-déj : une semaine avec les tondeurs de moutons de l’Aveyron

Près du Larzac, Pierre et son équipe passent trois mois à raser des milliers de bêtes.

Le relief accidenté pousse ma voiture dans ses derniers retranchements. Autour de moi se déploient des collines verdoyantes qui s'élancent jusqu'au Larzac. Je parcours le sud de l'Aveyron à la recherche de la baraque d'un certain Pierre – un type à la tête d'une « équipe de tonte » qui comprend une dizaine de gars. Après un certain temps, je la vois. Elle surplombe sans peine la vallée.

En m'approchant via un chemin très escarpé, je remarque des guenilles crasseuses suspendues sous un préau. Des mouches emplissent l'air. Pierre est là. Il a un air de commandant Cousteau. Il affûte des bouts de métal grâce à une sorte de tourne-disque – le lapidaire. Il est bientôt septuagénaire et ça fait trente ans qu'il tond.

Publicité

Il m'apprend rapidement les rudiments de son métier. Tous les jours, les tondeurs se déplacent dans une exploitation différente de la région. Le travail commence tôt et dure plus ou moins longtemps dans la journée, en fonction du nombre de bêtes à raser – nombre qui déterminera directement la paye, ce qui fait des tondeurs des tâcherons, au sens originel du terme. Au final, la tonte s'étale sur trois mois, ce qui oblige la plupart des gars à avoir un job à côté.

Demain, il faudra se lever tôt. Avant d'aller me coucher, je prends un verre en compagnie du fils de Pierre, qui loge dans une caravane durant la saison de tonte. Il a installé plusieurs écrans pour jouer au poker en ligne. Ça fait bientôt quinze ans qu'il bosse dans l'équipe de tonte de son père.

Au moment de la tonte, les bergeries deviennent d'irrespirables fours dans lesquels les brebis s'égosillent.

Il fait encore nuit quand le véhicule utilitaire blanc parcourt les lacets du sud de l'Aveyron à grande vitesse. À l'arrière, Pierre a empilé son matériel : une tondeuse, une potence servant à suspendre le moteur de cette dernière, des peignes, une ceinture ventrale soutenant le dos et deux planches de bois. La voiture, une vieille Kangoo, empeste le mouton. L'odeur, entêtante, est difficile à décrire. Au bout de plusieurs minutes de route, on arrive sur l'exploitation.

Pour l'occasion, Pierre porte un bonnet rouge posé en cloche sur son crâne et une sorte de vieux k-way kitsch. En réalité, il s'agit d'une veste de ski qu'il enfile uniquement lors de la saison de tonte. « C'est comme sa voiture. Tout ça, c'est pour le spectacle ! », lance son fils en souriant.

Publicité

En entrant dans la cuisine familiale, un éleveur me demande de manière sibylline : « Au bol ou à la cuillère ? » Mon air ahuri lui indique que je ne comprends pas sa question. Il me précise qu'il veut juste savoir si je désire manger sucré ou salé, avec du vin rouge ou un café. On nous offre du Roquefort, du pain, de la gelée de coing, du vin rouge servi au cubi et de l'eau gazeuse.

Chaque jour, les tondeurs sont invités à déjeuner chez les éleveurs. L'équipe mange une première fois à 7 heures du matin, avant de débuter sa journée, et une seconde fois à midi. Malgré le changement quotidien de table, certains éléments reviennent avec récurrence : vin rouge, aligot et Roquefort, notamment.

Chaque jour, les tondeurs sont invités à manger chez les éleveurs. C'est là que les formalités se règlent, autour d'un verre et d'un bout de Roquefort.

Une fois dans la bergerie, les choses sérieuses commencent. Ce matin-là, 300 brebis bêlent et engendrent un bordel incessant. Une odeur d'ammoniac prend la gorge et pique les yeux. La veille du jour de tonte, les exploitants enferment leurs bêtes afin que la température monte et pousse les brebis à produire du suint – tout cela dans un seul but : faciliter le travail de tonte. « Après, c'est comme dans du beurre », m'explique Pierre. En résulte surtout une impression d'être dans un four malodorant, rempli de mouches.

Tondre à un rythme convenable nécessite plusieurs années de pratique. Quoi qu'il en soit, le tondeur doit pouvoir compter sur son attrapeur. C'est le gars chargé de choper les brebis avec un court crochet recourbé et de les traîner jusqu'à une planche de bois. Il retourne alors la bête et tient en l'air ses deux pattes avant en surveillant le tondeur du coin de l'œil.

Publicité

Dès que celui-ci en a fini avec la bête précédente, l'attrapeur s'empresse de traîner l'animal jusqu'au tondeur, qui n'a plus qu'à plonger sa tondeuse dans la laine. Par ici, cette dernière n'est pas soyeuse. Le suint la rend grasse. Elle est parsemée de merde et de pisse. Si la laine est bonne, une brebis peut être tondue en moins de quarante secondes. Le bétail défile à flux tendu.

Pendant les heures que dure la tonte, les tondeurs ne lèvent les yeux que pour boire de l'eau ou changer de t-shirt.

À chaque bête rasée, le tondeur appuie sur un compteur accroché à sa potence. Parfois, lorsqu'un troupeau est suffisamment conséquent pour avoir besoin de deux tondeurs, il arrive que les deux « se tirent la bourre ». Le but est d'aller plus vite que l'autre – non pas pour gagner quelques euros supplémentaires mais par simple fierté. Certains tondeurs vont jusqu'à participer à de véritables concours de tonte, lors de la traditionnelle fête du mouton de Ligné.

Par le passé, la laine pouvait rapporter un petit pécule à l'éleveur. Aujourd'hui, la situation a bien changé. Les éleveurs aveyronnais que j'ai croisés m'ont affirmé que la vente de laine ne couvrait même pas les frais de tonte.

Tout au long de la semaine, je note les nombreux détails caractéristiques de « la chaîne opératoire ». J'apprends des blagues zoophiles et déguste des spécialités plus ou moins digestes. Un des gars de l'équipe me sert du vin rouge dès le matin, vin que j'avale sans flancher.

Publicité

Comme n'importe quel travailleur, Pierrot est obligé de jouer un rôle avec ses employeurs. Avec les éleveurs, le sien est celui d'un type lunaire et farceur.

En haute saison, le boulot ne s'achève que le samedi soir. Vers la fin de la semaine, des tensions commencent à apparaître entre les gars de l'équipe. La cadence de travail est industrielle, la fatigue perceptible.

Le soir, Pierre me raconte son histoire. Il a parcouru la route vers Katmandou à la fin des années 1960. Parfois, il vitupère contre les bureaucrates et les banquiers, qui touchent des millions en restant le cul posé sur leur chaise, bien installés dans leur bureau climatisé. Lui, qui s'esquinte la santé à tondre des brebis, ne comprend pas pourquoi il est dans l'obligation de filer une partie de sa thune à la mutuelle agricole.

Vers la fin de ma semaine en Aveyron, je demande au fils de Pierre si le reste de l'année – quand il vit à Toulouse – « l'ambiance » du coin ne lui manque pas trop. « Tu sais, ça fait quinze ans que je la connais cette ambiance, alors bon… », me répond-il.

La tonte reste une activité marginale et encore mal connue, malgré son ancienneté. Je m'en suis vraiment rendu compte en me rendant à la Chambre d'Agriculture locale, quelques heures avant de quitter l'Aveyron. Je désirais en savoir plus sur le statut des tondeurs et leur réputation dans le milieu. Le type en face de moi n'a pas arrêté de me parler de souffrance animale selon « les Parisiens ». Il n'a jamais évoqué les tondeurs. Enfin, si. Il les a désignés d'un air moqueur sous le terme de pialut. Les « cheveux longs », en langue d'oc. Des hippies, quoi.