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Des mecs qui stoppent les embrouilles de gangs à Chicago

Un job pour lequel on peut prendre du plomb dans les genoux.

Le réalisateur Steve James (notamment auteur ed « Hoop Dreams » et « The War Tapes ») a récemment fait un film sur ces étranges groupes de gens qui se sont donné pour mission d’arrêter la violence dans la ville de Chicago. Ça s’appelle « The Interrupters ». Le job de ces mecs est de trouver la violence, ou la violence potentielle, de se mettre au milieu de la situation, et de tenter d’y mettre un terme. Ça peut impliquer le fait de discuter avec un inconnu qui a besoin d’aide, de visiter des maisons ou de donner de précieux conseils. Mais ça veut aussi dire se retrouver entouré par des gens déterminés à s’entretuer et tenter de les persuader de ne pas le faire.

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C’est au Dr. Gary Slutkin que l’on doit l’idée des « interrupteurs de violence ». À la base médecin traditionnel, le travail de Slutkin a aujourd’hui pour postulat que la violence se propage au sein d’une population perturbée de la même manière qu’un virus. Par extension, il considère que les êtres humains sont momentanément « infectés » par la méchanceté et la violence, et que ce type de comportements n’est pas inné.

J’ai appelé Steve pour en savoir plus sur ce film.

VICE : Salut Steve, comment tu vas ?

Steve James : Salut, tout va bien.

Cool. Le titre de ton film fait référence aux « interrupteurs de violence » de Chicago. Tu peux m’expliquer qui ils sont ?

Les « interrupteurs » sont des individus qui travaillent pour l’organisation « CeaseFire ». Pour la plupart, ce sont d'anciens gangsters, taulards, dealers, parfois les trois à la fois, qui bossent désormais dans le quartier où ils avaient eux-mêmes autrefois foutu le bordel. Aujourd’hui, ils essaient d’apaiser la violence qui a envahi les rues.

Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ce film ?

L’idée m’est venue quand j’ai lu un article qu’Alex Kotlowitz, producteur de cinéma, avait écrit sur le sujet. On avait tous les deux vu ce que pouvait coûter la violence urbaine. Dans « Hoop Dreams » (le documentaire  fait par James en 1994 sur deux jeunes afro-américains qui tentent d’intégrer la NBA), les personnages principaux ont tous les deux vécu des tragédies après le tournage : Bo, le père d’Arthur Agee a été assassiné en 2006, et Curtis, le frère de William Gates, a été tué en 2001. Voir l’impact qu’ont eu ces drames sur ces mecs et leurs familles nous a secoués. On a décidé de vraiment s’intéresser à ce problème.

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Le film a été diffusé en Angleterre en août dernier, au moment des émeutes. Comment le film a été reçu dans un tel contexte ?

Je suis arrivé là-bas au moment où le mec (Mark Duggan) a été abattu par la police. J’ai pu voir à quel point les londoniens étaient bouleversés. Il y avait probablement des similitudes entre le documentaire et l’actualité d'alors : des gens qui n’ont plus d’espoir, et une police perçue comme l’ennemi.

Tu penses qu’il y a une différence entre les Etats-Unis et l’Angleterre sur ce sujet ?

Je pense que la différence, c'est qu’aux Etats-Unis, les gens finissent souvent par décharger cette frustration, cette colère, ce manque d’espoir, sur les autres. En Angleterre ils en ont fait quelque chose de public en détruisant des propriétés.

Comment devient-on un « interrupteur de violence » ?

Il n'y a pas de trajectoire type. Certains commencent par des boulots d’assistance plus traditionnels. Ils font une formation avant de devenir des « interrupteurs », mais l'élément le plus déterminant, c'est leur expérience au sein des gangs – ça leur a appris à gérer un conflit, à garder la tête froide en cas de situation problématique. C’est une compétence qui ne s’enseigne pas.

Leurs CV doivent ressembler à des casiers judiciaires.

Ouais ! C’est ce que je disais à un pote, leurs CV sont un problème pour tous les jobs, sauf pour celui-là.

The Interrupters – Les trois « violence interruptors » du film selon Steve :

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Ameena Matthews – « Ameena est l’une des seules femmes interrupteurs et c'est aussi la fille de Jeff Fort. Il faisait partie des chefs de gang les plus célèbres et les plus puissants de l’histoire du crime à Chicago. Elle a notamment été impliquée dans un énorme trafic de drogue, à un niveau intenational. Maintenant, c’est une musulmane et une mère dévouée. »

Eddie Bocanegra (à droite) – « On voulait suivre au moins un interrupteur latino. Eddie nous a beaucoup intéressés parce qu’il a commis le crime ultime : un meurtre. Quand on a commencé à le filmer, ça faisait deux ans qu'il était sorti de taule. Ce qui rend Eddie fascinant c’était que a) il est toujours très habité par la culpabilité du meurtre qu’il a commis il y a aujourd'hui 16 ans, et b) il réfléchit énormément à ces problèmes. Il essaie de faire bouger les choses, regardez cette étrange classe d'art dramatique qu'il a créée. »

Cobe Williams (à gauche) – « Cobe Williams a été impliqué dans tous types de délit, de la tentative de meurtre à la vente de drogue. Mais au final, c’est un vrai gros nounours. Il est très apprécié dans la communauté et les gens se sentent suffisamment en confiance pour lui demander de l’aide. Son père a été assassiné quand il était gamin, la violence fait partie de sa vie depuis toujours. »

 Il y a un truc qui m’a frappé chez les interrupteurs, c’est qu’ils ne sont jamais moralisateurs vis-à-vis des choses qu’ils, ou que les gens autour d’eux, ont faites. 

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Exactement, ils ne jugent pas parce qu’ils se souviennent de ce que ça fait d’être dans ce genre de situations et de ce qui les avait attirés là-dedans à l’époque. Dans certains cas, c’est le désespoir, bien sûr. Mais il y a aussi quelque chose d’attrayant dans ce mode de vie, c’est indéniable. Quand elle repense au passé, Ameena parle de « Flingues, drogues, fête et fun ! ». Elle n’en parle pas comme de quelque chose de terrible, elle en parle comme elle s’en souvient. C’est pareil pour Cobe, il se vante d’avoir participé à des émeutes, il esquisse même un petit sourire satisfait quand il évoque certains souvenirs. Ils ne renient rien de leur passé.

Certains passages sont extrêmement violents. Je pense à une scène en particulier, où un mec est frappé au visage avec une pierre pendant qu’une femme court dans tous les sens avec un couteau de cuisine. Y a-t-il eu des problèmes de sécurité pendant le tournage ?

Je n’ai jamais senti de véritable danger, et ce, grâce aux interrupteurs. Une fois, un mec a essayé de s’en prendre à Alex (Kotlowitz, le producteur). J’ai voulu intervenir pour calmer le jeu mais ça n’a pas marché. Ameena s’en est occupé. Une autre fois, on filmait avec Eddie dans un quartier où vit un ancien chef d’un gang. C’était le mec pour qui Eddie avait tué un homme, une sombre histoire de représailles. Le gangster est aujourd’hui en chaise roulante parce qu’il s’est fait tirer dessus. Eddie a tenté de le convaincre de quitter le milieu, mais le mec lui a répondu : « Non, t’as fait tes choix, j’ai fait les miens. » Plus tard, un grand leader de gang a prévenu Eddie qu’il ne voulait pas que la scène soit utilisée. On a dû tout couper. Je ne peux même pas vous dire le nom du mec.

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Pourquoi est-ce que le chef de gang a décidé ça ?

Il s’est dit qu’il risquait de perdre le contrôle de ses hommes s’il autorisait ça. Si tu te mets à sa place, c’est compréhensible.

Un interrupteur se fait tirer dessus dans le film. Ça n'arrive jamais, je crois.

C'était la première fois. On était avec un autre interrupteur, Swank, qui est plus âgé et plus expérimenté. Même lui n’a pas été capable d’échapper aux balles quand ils ont ouvert le feu. C’est un boulot dangereux. Je crois que ce qui les autorise à faire ça c’est qu’ils vivent dans ce monde depuis toujours. Ils ont grandi en se faisant tirer dessus et en tirant sur les gens.

 Ils s’en sont remis ?

Le mec en question s'est tiré. C’était trop pour lui. Swank, qui s’est pris des balles dans les jambes, a dû arrêter pendant un moment, mais il bosse à nouveau maintenant.

Il y a une scène où des gens sont sur le point de se tuer pour cinq dollars, une histoire complètement ridicule – je n'ai rien compris, tu peux m’en dire plus ?

Ouais, c’était vraiment tendu. Quand tu vois un truc comme ça, t’as tendance à te dire « Putain, mais c’est trop con, c’est qui ces mecs ? ». Et ça l’est. De la violence pour un pochon de weed à cinq dollars, c’est débile. Mais Ameena l’explique très bien après. Elle parle du sentiment d’impuissance que ces gens-là ressentent. Ils ont l’impression que leur vie leur échappe. Du coup, ils se concentrent sur le seul truc qu’ils peuvent contrôler : leur réputation. Ameena dresse un portrait du quotidien du ghetto kid archétypal : « Tu te réveilles le matin, il n’y a rien à manger… tu portes des fringues qu’on t’a donné… le mec de ta mère a peut-être abusé de toi… avant que t’arrives à l’école, quelqu’un se jette sur toi… C’est eux, tous les jours,  qui s’en prennent plein la gueule. » L’autre truc dont elle parle c’est ces choses que t’intériorises tout au long de ta vie et qui sont relâchées d’un coup, pendant quelques secondes. Cet instant de rage peut littéralement finir ta vie, ou en tout cas la changer profondément, en t’envoyant en prison par exemple.

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Le film montre aussi que la violence n’est pas systématiquement liée aux gangs.

Ouais, c’est un mythe. Tio, qui dirige le programme CeaseFire, estime que 70 pour cent de la violence n’a aucun rapport avec les gangs. Mais ces derniers fournissent une explication facile sur la violence dans les ghettos, tout leur mettre sur le dos est une bonne manière de s’en sortir, ça convient à tout le monde. C’est aussi une manière de dire « ce n’est pas notre problème », ils sont organisés, ça doit être de mauvaises personnes. « Si ça se termine mal, ils l’auront bien cherché », etc. Et puis, les gamins se retrouvent rarement dans des gangs, et si c’est le cas, c’est pour satisfaire un désir de comportement criminel. Mais au final, c’est plus une histoire de protection, d’appartenance à un groupe, et de plein d’autres choses, même si la criminalité en fait partie.

C’est intéressant. Tu retournerais à Chicago pour tourner une suite ?

Si je pouvais, j’y serais encore.

« The Interrupters » est diffusé en ce moment en Angleterre. Le DVD est sorti le 5 décembre dernier.