Tout commence en début de semaine, lorsque la promo du nouvel album de Booba, D.U.C., débarque un peu partout. Les génies du Parisien diffusent alors au compte-goutte des mini-vidéos tirées d’une interview de 45 minutes (d’ailleurs, à ce rythme, on en a sans doute jusqu’à l’année prochaine).
Passons sur le fait que poser cette question à Booba est assez étrange, quand de nombreux autres sujets sont à disposition. Par exemple, ça m’aurait plus intéressé de savoir qui il préfère entre Batman et Darth Vader ou quelle est sa couleur de fauteuil en cuir favorite, mais bon, chacun ses priorités. Ceci dit, le rappeur parle effectivement des événements de Charlie Hebdo dans son album, même si les journalistes n’avaient pas écouté le morceau en question au moment de l’entretien. C’est aussi ça la magie des interviews, poser des questions au pif et s’apercevoir après coup que c’était pertinent – j’en sais quelque chose.
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Le passage qui a donc fait faire des saltos arrière à tout le monde est celui-ci, issu du morceau « Les Meilleurs » :
Couplé à l’interview, cela donne un combo magique qui ulcère apparemment beaucoup de gens encore sous le coup de l’émotion même s’ils n’ont plus « Je suis Charlie » en photo de profil depuis 2 mois (sérieux, il y en a qui l’ont encore ?). Personnellement, j’ai trouvé l’entretien où Booba explique qu’« Alpha 5.20 n’est rien » bien plus scandaleux…
Et c’est, once again, le moment où arrive notre distraction préférée :
La Foire Aux Mongols
Premier sur la liste, Patrick Pelloux, régulier du journal, qui a fourni une réponse ma foi assez mesurée. Je crois qu’il était plus consterné qu’autre chose. En plus, commencer sa réponse par « je n’ai pas envie de répondre », c’est la marque des grands clasheurs de toute l’histoire du rap. On notera malgré tout la subtilité du journaliste qui le lance direct sur d’éventuelles poursuites judiciaires, ce à quoi l’intéressé répond : « Je n’y avais pas pensé mais oui, c’est possible. »
C’est normal de ne pas y avoir pensé, et non c’est pas possible.
En revanche, sur les réseaux sociaux, Patrick se lâche un peu plus :
Parce que dans une confusion pareille, il est toujours utile de placer le mot nazi quelque part.
Un député UMP que personne ne connaît condamne les propos, attend des poursuites judiciaires pour apologie du terrorisme, mais salue le talent de Booba qu’il surnomme « le King de Boulbi ». Rien que pour ça, tout cette histoire valait le coup.
Le virulent Eric Ciotti, après avoir clashé le groupe Allocations Familiales il y a quelques semaines de ça, réclame également des poursuites. Et toujours pas de feat officiel en vue, c’est aussi ça la dure loi du rap game.
Christian Estrosi veut aussi des poursuites. Rappelons qu’il s’agit du motard sans diplôme qui s’était déjà fait troller par un rappeur niçois l’année dernière, c’est logique qu’il soit un peu au taquet.
Jean-Michel Ribes, de son côté, déclare que Booba se trompe mais qu’il a le droit de dire ce qu’il veut et que les artistes ne doivent pas avoir de limite. N’hésitez pas à prendre des photos parce que ce sera la seule réaction un peu classe dans tout ce merdier.
Des humoristes et imitateurs au top de leur forme innovent dans la vanne avec des saillies drolatiques comme « Booba dit des gros mots », « Booba n’a pas de cerveau » et « Booba dit des gros mots ». L’occasion de vérifier que Laurent Gerra et Stéphane Guillon ont finalement pas mal de points communs, dont celui d’être complètement largués.
Un syndicat de police que personne ne connaît réclame à son tour des poursuites, cette fois pour acte de barbarie sur personne âgée. Non je déconne, c’est toujours pour apologie du terrorisme. Rien d’étonnant puisque si j’ai bien suivi, c’est un machin proche de l’extrême droite comme l’indique leur façon de name-dropper le beaujolais nouveau pour des sujets qui n’ont strictement rien à voir, genre le clip de Sarcelleslite.
Des fans déterminés lancent le hashtag #JeSuisBooba sur Twitter. Les plus intrépides vont même jusqu’à insulter les journaux et les intervenants qui ont descendu leur idole.
Des experts du rap tels que Laurent Ruquier, Audrey Pulvar et à peu près tous les gros médias et leurs invités condamnent unanimement les propos du Duc de Boulogne, prouvant qu’ils ont à peu près autant de retenue que le Rohff des grands jours. Certains n’avaient jamais entendu parler de lui auparavant, ce qui donne toujours des moments sympas lorsqu’ils découvrent Booba dans le texte avec des « j’te la mets jusqu’à la ge-gor comme si je baisais Mimi Mathy ».
Très peu de rappeurs réagissent, ou alors très timidement, sauf certains. Faut dire que la plupart voient B2O comme un petit enfoiré qui monopolise les projecteurs niveau promo, d’autres lui reprochaient régulièrement son manque d’engagement, bref, ce nouveau scandale fout carrément tout parterre.
On a à nouveau une pensée pour Rohff qui a teasé le morceau « Suge Knight » avec un couplet plutôt cool, mais passé à la trappe face à l’actu écrasante.
Quant à La Fouine, même ses photos de vacances ne lui ont pas ramené autant de commentaires que prévus, et son meilleur ennemi n’en a pas non plus fait un commentaire instagram, trop occupé par la polémique. Et ça, putain, c’est le vrai drame de toute cette affaire.
Une fois n’est pas coutume, la réponse de Booba se fait via Instagram. Comme à l’époque de l’agression du vendeur de la boutique Unkut, il explique essentiellement que les médias sont vilains et parle de lui à la 3ème personne. Petite déception : il est moins inspiré que d’habitude niveau hashtag (aucun #TaMèreLeGnou à l’horizon), mais il réussit, par ces coups de génie dont lui seul a le secret, à mettre le Pape François dans le même bateau, citation à la clé, une grande première dans le rap français. Et soyons honnête, voir Booba citer « le Pap’zer », c’est tout bonnement merveilleux en plus d’être plutôt bien vu, puisque les deux ont sensiblement le même discours.
Puis un dessinateur de Charlie Hebdo fait une « réponse » au rappeur, sous forme de caricature, dans laquelle Booba a une petite bite. Ce dernier réplique avec un dessin où il a une grosse bite, qui plonge dans la bouche d’un type. Un champion du Nouvel Obs croit dur comme fer que le type allongé représente les morts de l’attentat. Le même Luz re-répond en caricature et il semble qu’entre-temps, il se soit aperçu que Booba n’était pas blanc, il a écrit plein de trucs ressemblant à une tentative de rap et… oh, et puis merde, basta. Tout ça ne remonte toujours pas le niveau mais la foule en délire est en droit d’attendre encore plus d’idioties de part et d’autre. Version 2015 de la Querelle des Anciens et des Modernes ? Bof, on est plus proche d’un divertissant combat d’infirmes.
Je suis Gonflette VS. Je Suis Balaise
À partir de là, plusieurs constats s’imposent.
Déjà, la rime en question est une des meilleures phases de l’album, non pas que ce soit difficile, mais quand même, c’est du coup un peu con de l’emmerder pour ça. On est à des années-lumière des piques lancées à Kennedy, Sinik ou autre. Et il est tiré du feat avec 40 000 Gang, un groupe de jeunes qui en veulent, plein d’énergie mais joyeusement insupportable la plupart du temps. C’est donc limite un miracle d’avoir plus ou moins réussi cette collaboration.
L’explication de Booba en interview est sans doute un peu laborieuse, mais à part le moment où l’on s’aperçoit qu’il a tendance à fusionner les mots « présence » et « représentation », ça tient carrément la route et surtout, ça n’a strictement rien à voir avec une apologie du terrorisme.
On a affaire au Booba post-embrouille-avec-Tariq-Ramadan et les pro-palestiniens, il a accompli sa transformation ultime comme Cell, il est désormais paré contre le niveau du boss de fin : les clashs politiques.
Booba aurait pu faire le con et minimiser ses lyrics au lieu de les assumer, dire que ce n’est au final « que de la musique », qu’il est totalement solidaire des victimes, bref, le genre de conneries habituelles de rappeur. Mais il a choisi l’inverse, ce qu’on appelle dans le jargon la tactique du chieur, et c’est assez respectable quand on voit l’armée de crétins finis qu’il y a en face.
Peut-être que son expatriation ne lui a pas fait prendre la mesure du phénomène « Je suis Charlie » dans nos contrées, peut-être que c’est son moyen de se réconcilier avec « un certain public » (appellation d’origine contrôlée pour désigner les jeunes basanés de banlieue et les barbus), peut-être que c’est un coup de pub comme un autre, peut-être qu’il s’est dit que personne n’écouterait un nouveau feat avec 40 000 Gang – autant d’hypothèses valables. Le fait est qu’il a emmerdé un maximum de gens et ça reste un truc qu’on aime chez lui, soyons honnêtes. C’est probablement la seule vraie constante dans toute sa carrière, d’ailleurs.
Les plus nostalgiques peuvent même voir un lien de parenté entre cet enchaînement et celui de « Groupe Sanguin » (« ils veulent qu’on dégage, après ces fils de pute s’étonnent quand y’a des clous dans les bouteilles de gaz »). Sans doute que les fans de la première heure ont versé une petite larmichette.
Du coup, c’est assez drôle puisque certains auditeurs ont énormément de mal à concilier le fait que Booba, rappeur devenu bling-bling-egotrip-pas-conscient, puisse dire un truc pareil alors que leurs rappeurs engagés préférés ont opté pour le silence. Pourtant, des citoyens lambdas qui ont suffisamment d’esprit de synthèse savent que choisir un camp n’est pas forcémenent obligatoire.
Pour mémoire, même des petits génies comme Disiz ou Nekfeu qui avaient été assez virulents à l’époque des caricatures, se sont réorientés illico presto après les attentats dans l’optique « courage, fuyons » face à tout débat pro ou anti Charlie. Facile.
Globalement, les accusations d’apologie de terrorisme sont assez folklos. C’est sans doute pour ça que le parquet n’a pas encore attaqué Booba, et pourtant, des procureurs demeurés, ce n’est pas vraiment ça qui manque. Mais si ce genre de déclaration devient illégale, c’est la porte ouverte à pas mal de fenêtres, d’autant que ça n’a aucun rapport avec le respect des victimes de l’attentat. Obliger tout le monde à « être Charlie », ça reviendrait plus ou moins à forcer les gens à aimer Fast & Furious 7 sous prétexte que Paul Walker est mort. En même temps, c’est déjà ce qui se passe, non ?
Rappelons que si Booba s’en sort systématiquement niveau clash, ce n’est pas parce que c’est un génie du mal. C’est juste parce ses adversaires se montrent régulièrement beaucoup plus cons que lui, et le cas présent ne fait pas exception.
Niveau éditorial, ça a forcé des rédactions à prendre des virages à 180° puisque certains sont passés de « Booba superstar/poète urbain/nouvel album » à « petit enculé de graine de djihadiste sans morale ». Et c’est toujours marrant à observer. D’autant plus que la presse française a prouvé à nouveau, au passage, son incapacité totale à parler de rap et de musique dans la même phrase.
Ah oui, il y a aussi eu GQ. Magnifique GQ. Merci pour tout, vraiment.
Certains pensent que les médias sont hypocrites, d’autres s’imaginent qu’ils sont juste stupides mais je trouve que c’est faire preuve d’une profonde méconnaissance du monde du journalisme et d’un manque flagrant d’ouverture d’esprit : ils peuvent tout à fait être les deux.
Unkut pourrait lancer une nouvelle gamme de t-shirts « Je suis Booba », il y a clairement un créneau à prendre et surtout des pro-Charlie pourraient saccager une boutique Unkut par la suite (n’écarter aucune possibilité).
Niveau timing, on est bien, puisque tout ça a concordé avec le retour d’une phrase de Charb datant de 2004 et exhumée par le journal Article 11. Le défunt dessinateur y déclarait : « En vingt-cinq ans, Charlie est passé de la gauche à la droite. Plus les années s’écoulent, plus je me rends compte que dessiner ne sert à rien. Mieux vaut s’armer d’une kalachnikov. Si je n’avais pas été dessinateur, j’aurais été kamikaze. » La dernière partie aurait pu être ghostwritée par notre ourson national.
Une fois de plus, Booba a réussi sa promo. Pas sur le dos des morts, mais sur la tête des cons. Ça aurait été encore mieux de réussir aussi son album, mais en 2015, on fait avec ce qu’on a.
Yérim Sar prend tout sur Twitter – @spleenter