Il y a deux semaines sortait officiellement le clip « Anna » de Will Butler (membre éminent d’Arcade Fire) que nous avons déjà tous vu puisqu’il a leaké début octobre, ce qui amuse beaucoup Brantley Gutierrez, le réalisateur qui se cache derrière la vidéo. Brantley a passé une enfance tranquille à Washington DC. Passionné de film et de photographie, il a travailleé en parallèle de ses études à la télévision locale, comme projectionniste dans un petit cinéma de sa ville et dans un magasin de photo. Il a aussi pratiqué assidument le skate et c’est avec eux qu’il a commencé à prendre des photos. C’étaient les années 90, le skate explosait, et les clips avec. Brantley a donc grandi dans la fascination pour Spike Jonze, Mark Romanek, Chris Cunningham et Michel Gondry pour ne citer qu’eux. À 19 ans, et après avoir passé quelques temps à Seattle, il déménage pour Hollywood, à la poursuite de son rêve américain, qui est en train de se réaliser. Je suis allée rencontrer ce génie encore inconnu en France (il n’a fait qu’un clip auparavant, « Johnny & Mary » pour Bryan Ferry) qui nous a accordé une interview exclusive sur son film pour Will Butler avec Emma Stone.
Noisey : Comment se sont passés tes débuts à Hollywood ?
Brantley Gutierrez : Arrivé là bas, je n’avais pas un sou en poche. Je n’avais pas de voiture et je vivais dans une grande colocation. Mais je savais que je voulais me faire une place dans l’audiovisuel et la photographie. En cherchant un peu, j’ai dégoté sur Craigslist une annonce pour un job sur un clip. Il s’agissait d’un job d’assistant, mais ce qui m’intéressait moi, c’était de travailler dans ce milieu, d’être sur un set, peu importe en quoi ma mission consistait. L’annonce ne spécifiait pas l’artiste, mais j’ai postulé quand même. J’ai été pris, et je me suis retrouvé sur le tournage du clip « Time Like These » des Foo Fighters. C’était en 2002. J’étais super excité, même si au final, mon taff se limitait à sortir les poubelles. Je n’ai évidemment pas été présenté au groupe et suis parti assez déçu malgré tout.
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Une semaine plus tard, je faisais la queue dans une sandwicherie et là, Dave Grohl entre. À ce moment-là, je savais bien que c’était une occasion unique dans ma vie. Je suis depuis toujours un énorme fan de Nirvana. Et puis les Foo Fighters évidemment… J’ai donc pris mon courage à deux mains et je me suis présenté. Ça l’a fait marrer d’apprendre que j’avais bossé sur son clip. Il m’a demandé si je m’étais bien amusé et je lui ai répondu « tu sais, je sortais juste les poubelles et ce genre de trucs ». Il voulait en savoir plus, alors je lui ai parlé un peu de moi, et c’était drôle car il vient aussi de Washington DC et a aussi vécu à Seattle (ce que je savais déjà évidemment).
Et puis il était curieux, il m’a demandé ce que je faisais et tout. Je lui ai aussi dit que je cherchais à percer dans la photographie et la réalisation. Sans hésitation, il m’a proposé de venir couvrir le concert qu’il faisait le week end suivant au Hard Rock Café de Vegas.
J’y suis allé avec un pote. Dave nous avait réservé des pass all-access qui m’ont permis de prendre des photos backstage. Quand je les ai envoyées à son manager il m’a dit que le feeling était bien passé, que mes photos avaient plu, et m’a proposé de couvrir d’autres événements. Ca a été une rencontre décisive dans ma carrière.
À peu prés un an plus tard, j’ai fait la connaissance d’un jeune Canadien qui est devenu par la suite un ami, il s’apprêtait à sortir un album avec son groupe, Arcade Fire. J’ai commencé à bosser et tourner avec eux en tant que photographe. C’était il y a 11 ans. J’ai vécu à New York avec certains des membres du groupe. Maintenant ces mecs font un peu partie de ma famille.
Juste après la tournée, Coachella m’a engagé comme photographe officiel du festival et c’est là que j’ai fait la rencontre de pleins de gens dans cette industrie.
L’autre clip que tu as réalisé pour Bryan Ferry n’est pas du tout dans la même veine. Will Butler a décidé de bosser avec toi car vous étiez copain ?
Ouais, Will et moi avons décidé de bosser ensemble parce qu’on était potes. C’est une bonne raison, non ? On venait de finir un autre clip tous les deux, qui n’est pas encore sorti mais qui sortira bientôt. Ca n’avait rien à voir avec ce projet, mais ça nous a plu de bosser ensemble. Et puis ce clip ne s’est pas fait selon le schéma classique de fabrication d’un clip car le label n’avait pas d’argent pour le film, il n’avait rien prévu pour ce morceau. Mais Will et moi on avait vraiment envie de faire quelque chose. Du coup j’ai dit à Will « on a Emma, on a Ryan, fais moi confiance et je me lance ». Il m’a dit OK et c’était parti.
Je connaissais déjà Emma et RyanHeffington, le chorégraphe, et je me disais que ça serait super de bosser avec eux. En plus, Ryan avait déjà bossé avec Arcade Fire sur le clip de « We Exist », et ils avaient rencontrés Emma à l’occasion de concerts où je l’avais emmenée.
Comment les as-tu rencontré ?
Je connais Emma depuis 6 ans maintenant. On est bons amis et on se voit souvent. C’est aussi une grosse fan d’Arcade Fire et du travail de Ryan qu’elle a découvert sur le clip « Chandelier » de Sia. En fait, on a à peu près tous le même âge et finalement c’est un petit milieu, on finit tous par se croiser régulièrement et trainer ensemble. Heureusement que tout le monde était motivé car on n’avait pas d’argent comme je t’ai dit et une seule semaine pour tout faire. Mon producteur, Kyle Schember de Subtractive, et moi avons fait appel à des amis qui financent des films, un peu comme on fait pour des longs métrages en recherchant des financements, et ils ont injecté un peu de thune dans le clip.
Emma Stone et Brantley Gutierrez sur le tournage du clip
Comment t’es venue l’idée du clip alors ? Parce que selon Billboard Magazine, le clip serait inspiré d’une légende : une certaine Anna, toute de blanc vêtue, hanterait les couloirs d’un paquebot de 1936. C’est vrai ?
Non, en fait le clip s’inspire de la légende de la Dame Blanche. C’est l’histoire du fantôme d’une femme, délaissée par son amant/fiancé/mari qui aurait été vu hantant différents lieux, notamment des zones rurales. Ryan, Emma et moi avons diné un soir. On savait qu’on voulait construire le film autour de cette légende mais on ne savait pas encore exactement comment. On a parlé du personnage et on s’est dit qu’au lieu d’une pleurnicheuse aux yeux rougis et gonflés on pourrait faire d’elle une femme un peu folle, une sorte de Desperate Housewives des années 30 avec des rêves de grandeur et de folie. En essayant de décrire le film qu’on voulait on s’est dit que ça serait un mélange de « Material Girl » de Madonna et de Shining de Kubrick, le tout à bord du Titanic. Finalement, l’histoire a plutôt tourné autour d’Emma et de mon envie de filmer à bord du Queen Mary.
Donc tu voulais qu’Emma incarne cette femme rendue dingue par les hommes ?
Oui, j’avais le sentiment qu’elle serait très bien dans ce rôle. C’est une fille très joyeuse et fun, et je la voyais mieux incarner la folie que la tristesse. Elle aussi avait envie d’incarner un rôle qui casserait un peu avec l’image que l’on a d’elle et les autres rôles qu’elle a pu incarner à l’écran. Elle était parfaite pour ce personnage car elle n’a pas peur de pousser son interprétation jusqu’au bout, sans avoir peur de paraître ridicule en faisant des grimaces. En tant qu’actrice, elle n’est pas préoccupée par le fait de toujours être jolie et glamour. C’est d’ailleurs ce qui fait que c’est une si bonne comédienne. C’est mon amie, elle est talentueuse et pour toutes ces raisons c’est super de bosser avec elle.
D’ailleurs, elle a participé à la création de ce personnage en proposant elle-même pleins d’idées. Par exemple, c’est elle qui a eu l’idée de manger les billets dans le passage du couloir. On filmait et d’un coup elle s’est mise à les fourrer dans sa bouche. Pareil avec la scène de fin, elle était uniquement censée embrasser le marin, mais elle a dit « pourquoi je ne lui lécherais pas le visage ? ». C’était ses choix et ça rend le clip encore plus unique.
Donc voilà, tout le monde s’est senti impliqué dans le projet. Will était en tournée, il n’avait aucune idée de ce qui se passait sur le shoot à part que Emma et Ryan était dans le coup et qu’on shootait sur le Queen Mary à Long Beach. Il m’a laissé faire en totale confiance.
Vous avez eu très peu de temps, comment Emma s’est improvisée danseuse ?
Elle a seulement eu deux jours pour apprendre et répéter la chorégraphie. Mais Emma a fait de la danse quand elle était jeune. Et puis surtout, à ce moment là, elle était en tournage sur le prochain film de Damien Chazelle (Whiplash) aux cotés de Ryan Gosling. C’est une comédie musicale qui sortira en 2016 aux US. Du coup ça faisait déjà quelques mois qu’elle prenait des leçons pour ce tournage.
Vu le timing serré, ça n’a pas dû être être évident au niveau des exigences techniques.
C’était hyper compliqué, on a eu que 10 heures pour shooter. Et puis en même temps, il y avait quatre mariages sur le Queen Mary qui est un hôtel en activité. Le lieu représente une bonne partie de notre budget, mais ça valait le coup. On était nombreux, puisqu’il y avait deux caméras, deux équipes machinerie et deux équipes lumière. Il fallait éclairer un décor pendant qu’on shootait sur un autre, et le transport du matériel était d’autant plus scabreux que sur un bateau les plafonds sont bas et les couloirs étroits. En plus il a fallu s’organiser en fonction des mariages, sachant que nous n’avons été informés de ces mariages qu’en arrivant sur le bateau. On n’a ruiné aucune cérémonie mais il y a eu quelques moments assez drôles, notamment un couple de mariés qui a lancé un « Mais c’est Emma Stone ? Pour notre mariage ?! ». Ça a été un énorme boulot pour ma chef déco, Alia Penner.
Tout s’est bien passé au final, mais c’est vrai qu’on a dû couper certaines scènes à cause des mariages. Et comme c’est un film chorégraphié selon le morceau, il manquait des scènes rapport au découpage et il a fallu être hyper réactif et en improviser d’autres en remplacement. Je proposais de nouvelles idées, et Ryan devait trouver une nouvelle chorégraphie adaptée au décor et à la coupe de la scène précédente.
Combien de temps avez-vous eu en post-prod ?
Pas très longtemps car mis à part les scènes improvisées et celles manquantes, tout avait été chorégraphié à l’avance pour être sur que les mouvements de caméras se connecteraient comme il faut et que l’enchainement se ferait de façon fluide. Finalemen, le montage a été simple car il a suffit de mettre bout à bout les éléments. Concrètement, en deux heures à peine ma monteuse Lauren Sorofman avait fait un premier montage, basé sur un découpage très précis.
Quels sont très projets à venir ?
Je bosse en ce moment sur un pilote de série pour l’année prochaine. Evidemment, c’est un secret mais je te donne quelques infos en avant première : ça se passera à Seattle avant l’explosion du grunge. On suivra un groupe de musiciennes dans la scène musicale des années 90.
J’ai quelques clips en cours, notamment un pour Nathaniel Rateliff & The Night Sweats. Et je bosse aussi sur un projet de long-métrage.
Même si parfois j’ai l’impression que le clip n’a plus la visibilité qu’il avait dans les années 90, « Anna » a définitivement été un projet décisif dans ma carrière. J’ai d’ailleurs été contacté par la société de production publicitaire Soixan7e Quin5e qui souhaite me représenter en France et que je rejoins ce mois-ci.
Pour finir et par curiosité, quels sont tes trois clips préférés ?
Nirvana – « Smells Like Teen Spirit »
Beastie Boys – « Sabotage »
Daft Punk – « Around the World »