« On outrepasse les limites du bon goût. »
Pas franchement le genre de choses qu’on avait l’habitude d’entendre de la part de Beavis et Butt-head, les deux héros snobs et débiles du dessin-animé du même nom diffusé sur MTV dans les années 90. Mais à l’époque, Ministry n’était pas non plus le genre de groupe qu’on croisait tous les jours.
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Beavis, qui comptait parmi ses insultes favorites « fart knocker », « pecker wood » et « ass munch », a lâché cette réplique dans un épisode de la saison 2 de Beavis & Butt-Head, choqué par une scène du clip de « Just One Fix » de Ministry, dans laquelle on voit un ado vomir du sang. Et si c’était de toute évidence du jamais-vu pour lui, pour le groupe de metal industriel de Chicago, ça tenait plutôt la routine. En 1992, la controverse était le pain quotidien de Ministry, qui atteignait alors le sommet de son art avec un album au titre déroutant : Psalm 69: The Way To Succeed And The Way To Suck Eggs. Et le moins qu’on puisse dire c’est qu’avec ce disque, effectivement, on outrepassait franchement les limites du bon goût.
Ministry a toujours pris un énorme plaisir à faire chier (voire à chier sur) ceux qui se mettaient en travers de leur chemin. Fondé par Al Jourgensen en 1981, le groupe n’était au départ qu’une formation synth-pop assez quelconque, qui avait décroché un hit en 1984 avec « (Every Day Is) Halloween » et, fait notoire, tourné avec The Police. Mais Jourgensen a consacré la seconde moitié des années 80 à faire évoluer sa musique vers quelque chose de beaucoup, beaucoup plus tordu.
Sur les trois albums suivants du groupe – Twitch, The Land Of Rape And Honey, et The Mind Is A Terrible Thing To Taste – le chanteur a laissé ses démons prendre les commandes et, avec l’aide du co-producteur Paul Barker, de quelques collaborateurs et d’une quantité de narcotiques suffisante pour décimer la population d’un pays de petite taille, le son de Ministry est devenu un mélange féroce de punk, de metal, de dance music et d’expérimentations industrielles.
(Aparté : Barker est un personnage intéressant dans l’histoire de Ministry. Entre 1988 et 2003, il a souvent été considéré comme l’élément stable du groupe, celui qui faisait tenir le truc en place, mais dans son livre Ministry: The Lost Gospels According To Al Jourgensen paru en 2013, Jourgensen revoit son rôle sérieusement à la baisse. « C’est un putain de ramassis de conneries », écrit-il. « Il n’a jamais été rien d’autre qu’un bassiste médiocre. J’étais juste tellement défoncé que ça m’a pris 17 ans, et deux ou trois bonnes grosses enculeries, pour finir par le comprendre. »)
Ministry disposaient d’une tonne de fric pour l’enregistrement de leur cinquième album, ce qui s’est révélé être à la fois une très, très bonne et une très, très mauvaise chose. Pensant naïvement à qu’il allait être entièrement dépensé sur la production, leur label Sire leur avait alloué un budget de 750 000 $. Mais Jourgensen et Barker (crédités sous les noms de Hypo Luxa et Hermes Pan) avaient d’autres plans en tête. Ils ont assuré eux-mêmes la production dans les studios Trax, qu’ils pouvaient louer à des tarifs préférentiels et ont claqué tout le reste de l’argent dans la drogue. Beaucoup de drogue. Des tonnes de drogue.
« On dépensait 1000 $ par jour », raconte Jourgensen dans The Lost Gospels. « Tout l’argent partait directement dans nos bras et nos narines. Tous les jours, je me shootais, je fumais du crack et buvais du whiskey Bushmills coupé à l’acide. Dans cet ordre-là. Et une fois que j’avais terminé le cycle, je recommençais. Je répétais ça dix fois par jours, minimum. On était complètement inconscients, mais on s’en foutait parce qu’on avait du fric. On ne se souciait absolument pas du disque… Sire nous avait filé trois-quarts de million de dollars pour faire le disque qui allait nous rendre célèbres, et on se défonçait à mort en enregistrant des heures de bruit blanc – juste des couches de parasites qui sonnaient comme une radio bloquée entre deux stations – c’était d’ailleurs un peu ce que j’étais devenu. »
À ce stade, le groupe était plus divisé que jamais, et fonctionnait pratiquement comme deux entités séparées, même si Jourgensen et Barker faisaient mine de se partager la production. Les sessions étaient complètement isolées les unes des autres. Jourgensen et le guitariste Mike Scaccia enregistraient leurs prises de leur côté, complètement déchirés. Et le Club de Lecture – comme Jourgensen appelait Barker, Chris Connelly et Bill Rieflin, qui refusaient de prendre part aux orgies de drogue et d’alcool – venait en studio l’autre moitié du temps, travaillant de manière totalement indépendante.
« Mikey et moi, on allait au studio et on enregistrait des trucs toute la nuit, et puis on se barrait », écrit Jourgensen. « Et puis le Club de Lecture arrivait et ils rajoutaient leurs parties. Le lendemain, on se pointait, on effaçait 80 % de ce qu’ils avaient fait, et on reprenait là où on s’était arrêtés. »
Au bout d’un moment, le studio Trax a fini par devenir, selon les mots de Jourgensen, une « usine de dégradation et de débauche ». Le soir du 34ème anniversaire du chanteur, une des ses amies, la poétesse Lorri Jackson, mourut d’une overdose d’héroïne. La presse de Chicago considéra Jourgensen comme responsable, ce qui suscita l’intérêt de la police, mais l’affaire fît très vite classée sans suite. Le groupe prit ensuite ses quartiers à Lake Geneva, dans le Wisconsin, pour terminer l’album aux Shade Tree Studios, qui appartenaient à Rick Nielsen, de Cheap Trick.
(Nouvel aparté : quelques années plus tard, Jourgensen achètera le studio à Nielsen pour la somme de 666 666 $, et le ré-installera à Austin, Texas, avant de déménager tout le matériel dans les studios Trax à Chicago, suite à des poursuites pour possession d’héroïne en 1995. Jourgensen raconte qu’au cours de l’enregistrement de Dark Side Of The Spoon, en 1999, R.Kelly a uriné dans son piano à queue, alors qu’il était de passage dans les studio Trax. L’an dernier, il a déclaré à The Quietus que « non seulement R.Kelly a pissé dans mon piano, mais il a laissé des restes de KFC sous le putain de couvercle, et il a pété un des pieds. C’est un gros con. Putain, je déteste ce mec. » Kelly a ensuite racheté les studios Trax et les a rebaptisés The Chocolate Factory.)
Ministry ont très vite compris que le disque qu’ils étaient en train de réaliser allait être très différent des précédents. Depuis The Land Of Rape And Honey, les guitares étaient très en avant dans le son du groupe, mais cette fois-ci, ils voulaient qu’elles soient vraiment au tout premier plan. Du riff rampant et hypnotique de « N.W.O. » à l’explosion speed metal outrancière de « TV II », l’auditeur se voyait projeté dans un incontrôlable tourbillon de destruction massive. Ministry tenait à présent plus du groupe de metal que de quoi que ce soit d’autre.
« On voulait qu’il y ait plus de guitares rock sur cet album, tout en gardant la touche Ministry », a expliqué Barker à Screamer, en 1992. « Pour nous, c’était un défi ! On ne composait pas à la guitare. On les utilisait en séquences, avec des effets, et puis on faisait du montage. Mais on voulait que ce soit l’élément central du disque. » Un choix entièrement dû à Jourgensen et Barker, même si la plupart des riffs sont l’oeuvre de Scaccia – ce que Jourgensen reconnaît dans son livre : « Les riffs de thrash de Mikey ont sauvé la majeure partie [de l’album]. J’y ai seulement ajouté ma production et des samples de films, pour que ça soit plus cool. »
Les samples sont un autre élément-clé de Psalm 69. À une époque où se multipliaient les procès et les controverses pour emprunts illégaux (Rick James contre MC Hammer, U2 contre Negativland), Ministry balançait sans sourciller des extraits de films aussi connus que L’Homme Au Bras d’Or, Suspiria, Blue Velvet et Apocalypse Now. Mais les samples les plus efficaces et les plus marquants du disque sont ceux basés sur les tirades de George H. W. Bush, qui servirent notamment de fil conducteur à « N.W.O. » : « A new world order! We’re not about to make that same mistake twice! » [Un nouvel ordre mondial ! Nous ne ferons pas la même erreur deux fois !]
La présence des discours de Bush a donné une orientation particulière à cet album. Même s’il n’était pas un groupe ouvertement politisé, Ministry en a très vite pris les atours avec ce disque et leurs nombreuses déclarations à l’encontre de l’administration Bush et de la guerre du Golfe. « Quand la société se met à pencher vraiment à droite, comme ça a été le cas aux USA dans les années 80, tu obtiens une scène underground beaucoup plus radicale » a déclaré Jourgensen au Chicago Tribune . « Il y a des gens qui se ramollissent avec l’âge, mais ce que je vois sur CNN en ce moment, ça me fout de plus en plus les nerfs. On est un signal d’alarme, pour encourager les gens à réagir. Je déteste sortir des expressions comme « le pouvoir au peuple », parce qu’on dirait que ça sort tout droit d’un spectacle monté par des étudiants, mais on essaie de réveiller l’esprit des gens hypnotisés par la télé. »
D’autant plus que l’aspect politique se mélangeait plutôt bien avec l’humour noir et acide du groupe. Le premier morceau tiré des sessions de l’album sonnait comme un énorme foutage de gueule, et est, ironiquement, devenu un des plus gros tubes de leur carrière. Chanté par Gibby Haynes des Butthole Surfers, « Jesus Built My Hotrod » a été un succès inattendu dès sa sortie, fin 1991. À mi-chemin entre thrash et rockabilly, le titre, diffusé en masse sur MTV et les college radios, a permis au groupe de se faire connaître auprès d’un public plus large.
« Gibby est arrivé en studio complètement raide. Il n’arrivait même pas à marcher », se souvient Jourgensen dans The Lost Gospels. « On l’a assis sur un tabouret, on lui a filé un micro, une bouteille de Jack, et on a passé le morceau. Gibby s’est mis à bafouiller des absurdités incohérentes, a renversé la bouteille, et puis est tombé du tabouret. On l’a aidé à se rasseoir, il a fait « Bing, bang, dingy, dong, wah, wah, ling, a bong… » Et BOUM ! Encore par terre. On a continué comme ça prise après prise, sans réussir à obtenir autre chose que du charabia, avec quelques mots vaguement discernables. Et puis Gibby a fini par tourner de l’œil. Il n’était plus là. Et c’était fini. Mais je savais qu’il y avait quelque chose à en tirer. Et arriver à extraire la magie de tout ça, c’était comme de retirer une bague en diamant d’une fosse septique. »
Une fois « Jesus Built My Hotrod » fini, le groupe le soumet à Sire qui trouve le morceau atroce et demande où est parti son argent. Mais les ventes du maxi-single explosent, atteignant très vite le million et demi d’exemplaires, et devenant une des meilleures ventes de l’année du label, devançant même Madonna. Sire décide alors d’accorder 750 000 $ supplémentaires au groupe pour finir l’album.
Initialement prévu pour mai 1992, la sortie de Psalm 69 devra être repoussé à cause d’un problème de droits avec William S. Burroughs, qui lit un texte sur le morceau « Just One Fix » (le problème sera réglé par la suite et Jourgensen se liera d’amitié avec Burroughs après lui avoir conseillé de donner des tablettes de méthadone aux ratons laveurs qui envahissaient son jardin. L’astuce fonctionnera à merveille et les deux compères deviendront potes de défonce jusqu’à la mort de Burroughs, en 1997).
L’album sortira finalement le 14 juillet 1992 et se classera en 27ème place des ventes aux USA, malgré la confusion créée par son titre. Annoncé sous le nom Psalm 69: The Way To Succeed And The Way To Suck Eggs (en référence au 69ème chapitre du Livre Des Mensonges d’Aleister Crowley, paru en 1912), il affiche sur sa pochette et son livret un titre totalement différent : ΚΕΦΑΛΗΞΘ. Le retard de parution de l’album jouera grandement en faveur du groupe. Quatre jours après sa sortie, Ministry rejoint la deuxième édition de Lollapalooza -de loin la meilleure et la plus marquante de toute l’histoire du festival, alors itinérant.
Chaque jour, pendant 35 dates à travers les USA et le Canada, vont s’enchaîner sur scène, par ordre d’apparition : Lush, Pearl Jam, The Jesus & Mary Chain, Soundgarden, Ice Cube, Ministry et, en tête d’affiche, les Red Hot Chili Peppers. Le grunge atteignant durant l’été 1992 son pic de popularité, les 10 dernières dates du festival verront Pearl Jam prendre la place d’Ice Cube et Soundgarden celle de Ministry.
Chez Ministry, personne n’était vraiment enthousiaste à l’idée de participer à ce camp de vacances de la musique alternative. Mais même relégué au bas de l’affiche, le groupe a vite réalisé à quel point cette tournée lui serait bénéfique. Et à en croire les divers récits de Jourgensen dans son livre, ils se sont plutôt bien marrés, que ce soit en buvant la bile régurgitée par Jim Rose [ performer présent à l’affiche avec sa troupe de freaks de l’extrême, le Jim Rose Circus] ou en faisant exploser leur tour bus avec des feux d’artifice. (« Le feu d’artifice est parti vers l’avant du bus, puis il a rebondi dans une couchette et ça a déclenché un grand feu vert et orange », raconte Jourgensen dans son livre.)
« C’était le premier vrai gros truc commercial qu’on faisait depuis [le début des années 80], et on pensait qu’on allait tous détester ça », expliquera Jourgensen au Los Angeles Times l’année suivante. « Mais en fait, dès le deuxième jour, on s’amusait comme des petits fous, en partie parce que les mecs de Pearl Jam et de Soundgarden étaient vraiment cool avec nous. »
Ministry étaient clairement le groupe le plus hostile et agressif du line-up, mais ils sont devenus potes avec tout le monde – même si Ice Cube a posé quelques problèmes, au début. Après que le crew du rappeur ait volé toutes les bières de Ministry, Jourgensen a pris sa revanche en approchant Ice Cube, à sa sortie de scène, complètement nu. « J’ai couru vers lui, en faisant des grands mouvements avec mon bassin, je voulais l’obliger à mettre sa main sur ma bite », se souvient-il dans The Lost Gospels. « Il a pété les plombs. Je crois que sa tête était sur le point d’exploser. Il est parti en courant dans le couloir, avec moi après lui, et il s’est enfermé dans les loges. » Mais après une bagarre avec des rednecks, dans un bar de Charlotte, les deux camps devinrent amis. « Cube avait un respect nouveau pour moi. Il m’a dit ‘Les mecs, vous défoncez. Vous n’étiez pas obligés de faire ça, et vous m’avez défendu. Vous pouvez venir dans ma caravane quand vous voulez, boire mes bières et baiser mes meufs. »
Mais Ministry n’avaient pas vraiment besoin des bières d’Ice Cube. Des substances, ils en avaient plus qu’il n’en faut. « C’est devenu tellement n’importe quoi qu’on réservait des chambres d’hôtel pour tous les mecs du groupes et pour l’équipe, et puis une chambre séparée pour toute la drogue » raconte Jourgensen dans Lost Gospels. « Nos seringues propres, le coton, les cuillères, l’héroïne, la coke, les pilules, les acides, les ecstas – tout ce bordel était planqué dans des colis de drogue, et ça partait dans une chambre à part, comme ça si on se faisait choper, personne ne pouvait nous le mettre sur le dos. »
Entre la drogue et leur amende quotidienne de 20 000$ pour dépassement de la limite sonore de 90 décibels fixée sur la tournée, Ministry dépensaient l’argent à une vitesse délirante. Lorsqu’ils demandèrent à Howie Klein, représentant de Sire, de rallonger leur budget de tournée, celui-ci refusa. « Alors je me suis branlé dans un sachet Ziploc et je l’ai envoyé à Howie, chez Sire » raconte Jourgensen. « Je l’ai appelé le lendemain et je lui ai demandé, ‘Tu as reçu mon colis ?’ Il m’a répondu : ‘Ouais. C’est quoi, de la drogue ? Ça pue à mort.’ Je me pisse dessus de rire et je lui réponds ‘Non, c’est mon sperme et si on n’a pas de rallonge sur notre budget, on t’en enverra des litres chaque semaine, moi, le reste du groupe et toute l’équipe technique.’ Et on a eu notre rallonge. »
Après Lollapalooza, Ministry continuera à atteindre des sommets de popularité. À l’automne 1992, ils se lanceront dans une nouvelle tournée, en tête d’affiche cette fois, aux côtés de Sepultura et Helmet. « N.W.O. » sera nominé aux Grammys dans la catégorie « meilleur titre metal » et Psalm 69 devint disque de platine aux États-Unis. « Je suis content de [ Psalm 69], mais je n’ai pas l’impression d’avoir enregistré l’album parfait de Ministry », a déclaré Jourgensen au Los Angeles Times en 1993. Mais vu la suite des évènements, on ne pourra malheureusement que lui donner tort.
Après Psalm 69, il faudra attendre 4 ans pour voir l’arrivée d’un nouvel album, le très lourd et rampant Filth Pig, qui sera accueilli avec une indifférence polie par les fans et la critique (la pochette restant, à ce jour, l’aspect le plus mémorable du disque). Avec les années, Ministry ont fini par devenir plus célèbres pour leurs jeux de mots foireux et les commentaires politiques de Jourgensen que pour leur musique. Barker a quitté le groupe en 2003 et Jourgensen a mis le projet en veilleuse en 2008 avant de le réactiver en 2011.
Vingt-cinq ans après sa sortie, Psalm 69 demeure un modèle du genre et un des disques les plus excitants et viscéraux des années 90. À l’apogée de la vague alternative, où tout semblait permis et possible, Ministry a livré un chef d’oeuvre de noirceur post-apocalyptique qui ouvrira la voie au succès, deux ans plus tard, du Downward Spiral de Nine Inch Nails (le disque qui permettra à la musique industrielle de mettre un pied dans le mainstream) et qui préparera le terrain au raz-de-marée Rammstein.